Par Sarah Neu
Une critique sur le texte de la pièce :
Chaos / De Valentine Sergo
Valentine Sergo a choisi d’utiliser son rôle d’artiste pour traduire en récit des bribes de parcours de vie, dont elle a pu se faire témoin au cours d’années de rencontres et d’ateliers de travail utilisant des outils du jeu théâtral, avec diverses communautés de personnes migrantes. Elle ne cherche pas à se réapproprier ces trajectoires de vie, mais bien à leur donner corps et voix au moyen d’une fiction forte et intelligible. La vie d’Hayat, c’est donc la vie de millier de femmes, en situation de précarité ou d’extrême violence, qui ont la force et la résilience nécessaire pour survivre, voire se reconstruire.
Chaos présente, dans une série de scènes séparées par des ellipses temporelles et des retours en arrière, l’histoire de vie d’une femme : Hayat, dont le prénom signifie « vie » en arabe. Hayat s’est exilée en Europe après avoir fui son pays en guerre, condamnée à laisser derrière elle son bébé, qui grandira avec sa mère à elle, quelque part au Moyen-Orient (la localisation n’est que suggérée). Son personnage incarne un concentré de parcours de vie, dont Valentine Sergo a reçu des fragments de récit au cours d’années de rencontres et de partage dans des ateliers de travail avec des femmes et des minorités. L’auteur, comédienne et metteuse en scène, revient dans cette écriture à la fiction, une forme libre qui lui permet de retranscrire des éléments de vie bien réels et de donner une visibilité à ces vécus déchirés au travers d’un personnage fort et d’un seul parcours de vie. L’histoire d’Hayat est le premier volet d’une trilogie, dont l’autrice rédige actuellement le second, qui portera sur le destin de la fille de la protagoniste, Nour.
Hayat grandit dans un pays en guerre, sans arrêt surveillée et harcelée autant par les soldats de l’armée ennemie, que par sa famille. Elle est chassée de chez elle très jeune, le jour où sa mère apprend que son père a un rapport de harcèlement incestueux avec elle. Ce bannissement du cercle familial s’ajoute à l’omniprésence d’une forte tension, due à la mésentente de ses parents, qui n’éprouvent pas d’amour l’un pour l’autre. À partir de là, Hayat erre et vagabonde en racontant aux uns qu’elle vit chez son oncle, aux autres qu’elle rentre à la maison. Le seul endroit où elle trouve refuge et réconfort est sa classe de danse, lieu de sécurité, d’expression et d’épanouissement. Sa professeure de danse la prend sous son aile et l’incite à un projet de spectacle avec un jeune homme engagé dans la lutte contre l’occupant, Samy. Hayat tombera enceinte de Samy, mais, impliquée dans une tentative d’attentat qui lui attire l’hostilité des deux partis, sera forcée de fuir en Europe, laissant le nouveau-né dans les bras de sa mère. Une nouvelle vie commence alors, bâtie d’espoirs, de nouvelles difficultés et de travail dans un établissement pour personnes âgées. Elle apprend la mort, causée par une balle perdue, de son petit frère qu’elle chérissait plus que tout. Elle ne revient voir sa fille Nour qu’une fois au pays, et finit par reconstruire une vie sans elle dans ce nouveau contexte européen, après que la petite refuse de la suivre hors du pays, si cela implique de devoir laisser sa grand-mère derrière-elle.
La temporalité et la spatialité du récit sont éclatées et reconstruisent les différents épisodes de la vie d’Hayat de manière non linéaire, au travers d’une compilation de scènes dialoguées. Les deux pôles principaux sont celui de son enfance au Moyen-Orient et celui de son travail en maison de retraite quelque part en Europe, dès ses vingt-cinq ans. Valentine Sergo a choisi de développer l’histoire de façon explosée pour montrer l’éclatement de la vie d’Hayat, et pour que, petit-à-petit, le lecteur remette les morceaux ensemble pour comprendre son parcours. La pièce est toutefois conçue comme un cycle, puisqu’elle commence par la scène d’accouchement d’Hayat, et se clôt sur celui de sa mère. La fin suggère que la mère, malgré son caractère d’emblée antipathique, a fait ce qu’elle a pu, même si elle n’a pas su aimer dans la bienveillance. Ainsi, malgré son caractère cyclique, cette boucle bouclée propose une évolution entre la trajectoire d’Hayat et celle de sa mère, ce qui invite à espérer un futur plus clément pour la jeune Nour. Dans un contexte terriblement compliqué dans lequel Hayat et sa mère se sont démenées comme elles le pouvaient, les perspectives d’Hayat se sont en effet ouvertes à d’autres possibles dès lors qu’une fuite vers un ailleurs a été possible. Elle n’a pas pu recevoir d’éducation, mais a pu mettre en place à distance la scolarisation de sa fille, qui pourra elle-même – on l’apprend à la fin de la pièce – venir en Europe dans de meilleures conditions.
La vie de la protagoniste est d’une rudesse extrême, sa condition se révèle de plus en plus grave au fil de la pièce, notamment par la scène terrible qui révèle le contexte des viols paternels. Ces éléments dramatiques hyperboliques pourraient s’apparenter à un effet de pathos outrancier. Mais l’autrice a voulu montrer que le seuil de violence quotidienne subi par une personne vivant dans un pays en guerre n’est pas du tout comparable au nôtre. On trouve dans ces contextes une violence et une humiliation constantes et élevées, qui brouillent la norme de tolérance que l’on connaît. Cette succession d’événements douloureux dans la vie d’Hayat sert finalement à interroger comment il est possible de recommencer après avoir vécu un exil de guerre. Quel intérêt trouver à la vie ensuite ? C’est la question que pose le texte et à laquelle il ne donne pas de réponse tangible. L’issue que propose la pièce à ses personnages, s’il doit y en avoir une, se trouve peut-être dans la beauté au sens poétique du terme. Le quotidien d’Hayat est en effet pourvu d’instants de paix évoqués par des récitations de poèmes et des moments de danse. Ce sont les seules choses qui semblent apaiser Hayat. L’autrice a choisi de donner une place à la poésie dans son récit pour rendre honneur au rapport très puissant que le Moyen-Orient cultive avec ce genre littéraire. Le texte a été mis en scène sur les planches du théâtre Pitoëff à Genève en octobre 2021, par l’autrice elle-même, qui l’a conçu pour qu’il soit joué par quatre comédiens et comédiennes, alors qu’il fait intervenir une vingtaine de personnages. Dans le spectacle, une grande place a été donnée à la danse, le chorégraphe de danse contemporaine et folklorique József Trefeli, qui avait déjà travaillé avec la compagnie Uranus, ayant aussi rejoint le projet. Pour la metteuse en scène, il était important que la danse d’Hayat soit magnifique et maîtrisée, ce qui confirme le rôle-clé de cet art dans la vie de la protagoniste. Le deuxième volet de la trilogie est en cours d’écriture : l’histoire de Nour ne fonctionnera pas en flashback comme celle-ci, mais sera tournée vers l’avenir. On suivra les difficultés et la désillusion que peut rencontrer une personne émigrée en arrivant dans une Europe qui va mal.