Par Céline Bignotti
Une critique sur le spectacle :
Qui a peur de Virginia Woolf ? / Texte d’Edward Albee / Mise en scène par Julien Schmutz (Le Magnifique Théâtre) / Équilibre Nuithonie / du 03 au 14 novembre / Plus d’infos.
Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf ?), de l’américain Edward Albee, joué pour la première fois en octobre 1962 à Broadway, est aujourd’hui surtout connu grâce à l’adaptation cinématographique réalisée par Mike Nichols en 1966, avec la diva hollywoodienne Elisabeth Taylor dans le rôle de Martha et son mari Richard Burton dans le rôle de George. Le metteur en scène Julien Schmutz et la compagnie fribourgeoise du Magnifique Théâtre proposent à Nuithonie une version contemporaine et « pétillante » de ce classique du théâtre américain.
Le titre énigmatique de la pièce originale est un jeu de mot avec l’expression « Who’s Afraid of the Big, Bad Wolf ?». Martha et George fredonnent de temps en temps ce refrain apparemment puéril et insensé, mais qui fait référence en réalité au « grand méchant loup » présent dans leur vie et en même temps à la Virginia Woolf déséquilibrée et suicidaire, tout comme leur mariage. Le thème de la pièce étant l’affaiblissement de l’amour et la mort des illusions, on peut interpréter ce leitmotiv comme « qui a peur de la réalité ? ».
Martha (Nathalie Cuenet), la fille du directeur de l’université, et son mari George (Yves Jenny), professeur d’histoire, vivent une crise conjugale qui les conduit, pendant une réunion nocturne bien arrosée et en compagnie d’un jeune couple Nick (Pierre-Antoine Dubey) et Honey (Laurie Comtesse), à un « pugilat amoureux » : répliques cyniques, mensonges, non-dits, violence, un véritable « cocktail explosif ». Le jeune couple n’est pas différent. Il devient vite évident que Nick et Honey ont leurs propres secrets et faiblesses cachées. Lui, professeur de biologie dans la même université que George, a été contraint d’épouser la jeune femme parce qu’il la croyait enceinte (en réalité, il s’agissait d’une grossesse hystérique). Honey, en revanche, est une fille riche prête à tout pour ne pas avoir d’enfants et qui, en attendant, continue à boire et à vomir car il s’avère que c’est son mari qui lui donne la nausée. Rien d’autre que les mots ne comptent dans cette pièce ; mots amers, lourds, enfouis depuis trop longtemps, qui, lors d’une nuit de fête, prendront pour les personnages une saveur purifiante inattendue.
La mise en scène de Schmutz est très fidèle à la pièce d’Albee sur le plan du déroulement de l’action. Son projet est d’apporter une version contemporaine du classique américain, en le sortant du contexte original des années 1960 en termes de relations entre les personnages et sur le plan de la scénographie. Mais pourquoi cette pièce ? Selon Schmutz, avec la pandémie, les théâtres ont vécu une forte crise, c’est pourquoi il est nécessaire de raviver la relation entre le public et l’acteur, comme il l’explique lui-même lors d’un entretien : « Nous avions envie de retrouver l’essence du théâtre, un théâtre qui crée une rencontre directe entre le public et les acteurs » (La Liberté, Elisabeth Haas). Le projet fonctionne en ce qui concerne les relations entre les personnages. Il est clair que les temps ont changé ; la pièce évoque des relations typiquement patriarcales, qui aujourd’hui pourraient être plus facilement résolues par un divorce. Le personnage de Martha, en particulier, pouvait être considéré comme provocateur dans les années 1960 : une femme de carrière, qui boit et exerce une emprise sur son mari. Aujourd’hui, ce type de caractérisation perd peut-être de sa force provocatrice originelle mais le personnage reste doté de multiples facettes (névrosée, sensuelle, sensible, etc.) qui, dans l’interprétation fraîche et animée de Nathalie Cuenet, peuvent être considérées sans aucun doute comme l’un des points forts du spectacle. La scène est décorée avec des objets plutôt neutres qui ne suggèrent pas de contexte particulier . On peut dire la même chose des costumes des acteurs, qui sont en général également anonymes. L’acteur qui joue Nick porte une fausse moustache qui suggère un look rétro, ce qui ne paraît pas un choix en accord avec le projet de modernisation du metteur en scène.
Les innovations de la scénographie sont les vrais fleurons de ce spectacle. En effet, la présence des issues sur scène (avec un escalier qui mène vers deux directions différentes, des entrées/sorties sur le jardin autour du salon de Martha et George au centre de la scène, etc.) crée un lien entre le contenu et la forme. En fait, les deux couples semblent être le miroir l’un de l’autre : Nick et Honey représentent le passé avec tous les rêves de jeunesse et les désirs en termes de carrière et d’amour, alors que Martha et George représentent le présent avec la fin de toutes sortes d’illusions. Les personnages se déplacent principalement deux par deux et le regard du spectateur, la plupart du temps, est forcé de se diviser sur deux plans différents pour suivre les deux scènes en même temps. En outre, les lumières mettent en évidence le climax de tension entre Martha et George. Au début du spectacle, une lumière chaleureuse éclaire le salon qui accueille ensuite la descente aux Enfers des deux couples. Au début, le public rit des piques que se lancent les deux époux : cela ressemble à une typique « prise de bec » entre deux personnes mariées. Mais, peu à peu, le jeu devient toujours plus pervers et violent jusqu’à ce que George tente d’étouffer Martha après une énième humiliation verbale. Chaque personnage montre son côté obscur, son « grand méchant loup », qui semble se réveiller comme lors d’une nuit de pleine lune, tandis que les lumières chaleureuses laissent place à l’éclairage froid et à l’obscurité presque totale de la scène. La névrose des personnages devient peu à peu une véritable folie qui, dans le cas de George, se manifeste aussi extérieurement avec une progressive bestialisation : il se libère de son complet élégant qu’il portait et du bandeau qui retenait ses longs cheveux. À la fin du spectacle, torse nu et les cheveux au vent, il montre pleinement son côté sauvage. Comme une « nouvelle Ophélie », en outre, il lance des fleurs dans un geste de folie et proclame à Martha que leur fils est décédé. Le couple semble avoir inventé l’existence d’un enfant auquel ils croient tous deux et qui semblerait justifier leur union. Lorsque George met fin au jeu en annonçant la mort du fils imaginaire, il détruit la seule raison de son union avec Martha.
La scène finale est éclairée par une lumière chaude, sous forme d’un faible rayon de soleil, symbole d’espoir et de réconciliation. Une fois la nuit passée, et avec cette dernière l’euphorie de l’alcool, la scène laisse la place à une clarté émotionnelle et spirituelle typique du matin. George fredonne doucement le refrain « Qui a peur de Virginia Woolf ? » et Martha pour la première fois lui répond d’avoir peur de « Virginia Woolf », c’est-à-dire de leur côté sombre. Le couple, finalement confronté à ses fantômes, peut reconstruire une vie (heureuse ?) ensemble.