Pavillon isolé, illusions désolées

Par Sarah Neu

Une critique sur le spectacle :

Qui a peur de Virginia Woolf ? / Texte d’Edward Albee / Mise en scène par Julien Schmutz (Le Magnifique Théâtre) / Équilibre Nuithonie / du 03 au 14 novembre / Plus d’infos.

 © Guillaume Perret

La Cie Le Magnifique Théâtre fait son retour sur les planches en réactualisant « Qui a peur de Virginia Woolf ? », une pièce culte du dramaturge américain Edward Albee, dont le texte n’a rien perdu de sa pertinente fougue depuis 1962. Le rythme et l’intensité des émotions déliées par l’ébriété progressive des quatre personnages assurent une place centrale au jeu d’acteur.ice dans ce spectacle. Un huis clos psychologique sur la vulnérabilité universelle que provoque l’usure sentimentale et les désenchantements professionnels et à laquelle les classes intellectuelles et bourgeoises n’échappent pas.

Il est tard dans la nuit, la salle est plongée dans le noir. Le décor se dévoile par un éclairage progressif venant de l’intérieur même de l’espace scénique : l’espace domestique. Le living room, au fond duquel un escalier  perceptible derrière une étagère laisse deviner l’existence d’un deuxième étage, est situé dans un pavillon moderne, vraisemblablement isolé dans la nature, sur lequel le public a une vue toute privilégiée. L’intérieur minimaliste est meublé de quatre chaises à accoudoirs capitonnées en cuir marron et d’une table basse, carrée, en métal noir. Une toile d’art abstrait au mur et des livres éparpillés sur le sol suggèrent la présence d’un haut capital culturel. Pourtant, c’est la paroi de droite qui attire l’attention dans cet intérieur bourgeois : une bibliothèque de plain-pied regorgeant de spiritueux, dont les rayons présentent diverses bouteilles au liquide ambré ou cristallin. Il est deux heures du matin, le premier couple fait son entrée.

Martha et Georges (Nathalie Cuenet et Yves Jenny) rentrent chez eux, après une soirée donnée par le père de Martha, recteur de l’université dans laquelle Georges est professeur d’Histoire. Ils sont éméchés tous les deux : le dialogue s’engage sur un ton agité, une forme de joute intellectuelle se met en place. Assommé par les propos provocateurs de sa femme, Georges décide d’aller se coucher lorsque celle-ci lui annonce qu’un jeune couple, rencontré plus tôt dans la soirée, est sur le point d’arriver, invité à prendre un dernier verre. Georges est exaspéré, le deuxième couple fait son entrée.

Honey et Nick (Laurie Comtesse et Pierre-Antoine Dubey) viennent d’emménager sur le campus, Nick est un jeune professeur de biologie, ils débarquent empreints d’attentes et d’idéaux dans cet univers « adulte » et académique. Le couple plus âgé ne tarde pas à se donner en spectacle devant les néophytes, faisant resurgir toutes les contrariétés de leur vie à deux, après tant d’années partagées. La petite Honey ne cesse de rire aux éclats aux méchancetés lancées par la maitresse de maison, tandis que la situation rend son mari extrêmement mal à l’aise. À ce stade, la mise en scène renforce la présence des deux personnages féminins, qui dominent la scène de leur force de caractère.

L’alcool ne cesse d’être servi tour à tour par les hôtes, de façon toujours plus nerveuse et empressée, entraînant une dégradation des personnages très bien maîtrisée par les comédien.ne.s, qui engagent énormément leur corps dans le jeu. Les confidences émergent et amènent à des prises de conscience lorsque le quatuor se divise en duos dans la maison. Georges essaie de sauver Nick des mécanismes de vie qui l’ont tant usé et déçu. Le jeune couple a une page blanche devant lui et pourtant, c’est comme s’il était d’avance prisonnier des mêmes schémas. Un sentiment de voyeurisme est présent dès le début depuis les gradins, par notre position d’observateurs de l’ombre de l’espace domestique d’autrui, à la manière de « Fenêtre sur cour » (Rear Window, Hitchcock, 1954). Cette dimension s’intensifie à mesure que s’accroît le décalage entre la sobriété du public et l’ébriété des protagonistes, nous laissant en témoins lucides de leurs plus profondes fragilités et de leurs arrière-pensées inavouées.  La scénographie est efficace dans le sens où elle propose une conception des espaces intérieurs et extérieurs parfaitement cohérente sur un registre réaliste.   Ce réalisme est renforcé par la justesse du jeu des comédiens et comédiennes, qui parviennent à donner une grande crédibilité à leur propos. Les ambiances sont visuellement renforcées par un travail de colorimétrie qui les rend presque cinématographiques, grâce aux lumières leds qui sont intégrées au décor. Les effets sonores également renforcent ingénieusement le climat de tension des scènes. Si l’action est réactualisée dans un contexte contemporain, le choix d’une époque ne semble pas avoir une importance déterminante sur le déroulement du huis clos. Ici, c’est plutôt la force de l’isolement du lieu et la désinhibition éthylique qui détermine le cadre nécessaire à l’intrigue.

Ainsi, c’est après une accélération constante et frénétique du rythme, lorsque tous les abcès sont crevés – entre révélations et prises de conscience -, que le silence mêlé à l’accablement s’abat. Une fin à la hauteur de l’intensité éprouvée, qui nous laisse peut-être sans gueule de bois, mais certainement pas impassibles.