Point de rupture

Par Maëlle Aeby

Une critique sur le spectacle :

Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction / Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Plus d’infos.

© Claudia Ndebele

La metteuse en scène Katie Mitchell s’associe au théâtre de Vidy pour un spectacle basé sur un monologue éco-féministe de l’autrice américaine Miranda Rose Hall. Cette conférence-spectacle abordant les thèmes de l’environnement et de l’écologie retrace scolairement la naissance de la Terre et de ses habitants, avant de finir par exploser en crise d’anxiété face à l’abandon de notre Planète bleue aux soins palliatifs. Frustration, colère et culpabilité : c’est particulièrement dans la rupture structurelle et la scénographie du spectacle que se dégage un cri contre l’humanité.

Le spectacle s’ouvre sur une mauvaise nouvelle : la performance prévue à l’origine doit être annulée parce que la mère de l’une des membres du collectif est en train de mourir à l’hôpital. C’est donc la (prétendue) dramaturge présente, incarnée par Safi Martin Yé, qui, ébranlée par le stress, s’adresse au public et lui explique la situation armée de ses fiches récapitulatives. Elle fera cependant de son mieux, assure-t-elle, pour rester dans la thématique du spectacle, tout en s’accordant la liberté de s’écarter du script. Et c’est dans le format de la conférence que se déroule la majeure partie de ce spectacle au fil rouge écologiste, entrecoupé de souvenirs personnels et de moments d’interaction avec le public.

Tout le long, la lumière est vacillante, l’accompagnement sonore abstrait. Sur scène, six techniciens entourent la comédienne et s’emploient au bon fonctionnement du spectacle. C’est que, dans cette démarche écologique, toute l’énergie nécessaire à la représentation est produite par l’effort de deux cyclistes entraînant des dynamos. Et la lumière est. Et le son également ; deux ingénieurs se chargent de l’ambiance et deux autres de la logistique du spectacle. Ce dispositif économe s’inscrit dans la ligne du Sustainable Theatre? ou Théâtre durable ?, projet éco-conscient en plusieurs chapitres qui s’emploie à explorer les différentes façons d’inclure et de traiter du thème de l’écologie au théâtre. Dans ce chapitre initial Une pièce pour les vivant.e.x.s en temps d’extinction, le dispositif mis en place ne manque pas d’illustrer le coût énergétique effectif d’une pièce de théâtre. Il suffit que le spectateur jette un œil aux cyclistes en sueur, ou que ses oreilles soient rattrapées par le bruit de fond des dynamos.

Mais l’idée, fruit de réflexions entre la metteuse en scène Katie Mitchell, le chorégraphe Jérôme Bel et le Théâtre de Vidy ne s’arrête pas là, puisque le but est également d’inclure la logistique des performances dans le questionnement. C’est pourquoi le spectacle ne part pas en tournée, seul le script voyage et s’implante dans différentes villes, porté ensuite par des participants locaux. La mise en scène est supervisée par Zoom : pas question pour les différents intervenants de prendre l’avion.

« Espèce éteinte en 2013 : j’avais 23 ans. »

Le propos frappe moins par sa teneur que par sa structure. Il est rythmé par le récit des différentes périodes d’extinctions massives ; cinq par le passé et la sixième, réalité du présent. Cette partie ressasse, sous forme d’exposé, des faits certainement connus par la plupart des spectateurs, qui risquent de la trouver un peu longue. Néanmoins, la superficialité des informations est peut-être un moyen de mettre mal à l’aise le public qui, bien que déjà au courant de la situation alarmante de l’environnement terrestre, ne s’engage pas plus que cela dans la lutte pour sa préservation. La présentation se termine par un diaporama de différentes espèces dont la survie est préoccupante, en danger, ou qui sont déjà éteintes, situations mises en parallèle avec la propre temporalité de la dramaturge. Et justement, c’est l’idée d’équilibre, de cohabitation (ou non !) entre les espèces — plus particulièrement entre l’Homme et les autres espèces — qui est mise en lumière par ce spectacle. C’est sans doute pourquoi l’intervention du public est sollicitée à trois reprises : afin qu’il se remémore son appartenance au système. Cependant, on peut regretter l’expérimentation un peu timide de cette interaction. Le constat d’une déchirure est néanmoins crucial, puisqu’il amène au point culminant du spectacle.

« Réveillez-vous, réveillez-vous. Réveillez-vous. »

En effet, dans la dernière section, le ton change et la cadence s’emballe. La rupture frappe le public : c’est une décharge provenant de l’interprète jusqu’ici plutôt calme. Bercé par des propos simples et endormi par sa bienveillance, le public est touché de plein fouet par un cri de l’âme provoqué par la destruction impunie, une crise d’angoisse causée par l’inaction globale. C’est qu’une partie des êtres humains choisit activement la destruction et l’indifférence devient donc incompréhensible, frustrante et enrageante.

Lorsque la conférencière, paniquée, prête sa voix à des chauves-souris, affolées, implorant les autres membres de leur groupe de se réveiller alors qu’elles sont en fait toutes mortes, entassées sur le sol de la grotte, en masse, décimées par un champignon blanc ; elle demande sans doute aux humains d’en faire de même.

Ce chamboulement rythmique est alors suivi par un final en grande pompe : l’intervention surprise en fond de scène d’une chorale chantant en canon le vivre-ensemble. Si je saisis la volonté de convoquer la puissance émotionnelle produite par des voix à l’unisson, ainsi que d’invoquer l’image du sacré liée à l’Église, ce chœur sonnait faux : un texte trop convenu et une confrontation directe humain-à-humain (« fautif » versus « fautif ») incohérente ont remplacé l’émotion par l’incompréhension.

Finalement, le spectacle a lieu alors que la Mère des vivants est en train de mourir. Cette mort-là, cependant, semble ne pas être assez individuelle pour arrêter la machine. Expression d’un mal-être rongeant plus que propos théorique militant, le spectacle est en fait la narration d’un éveil. Une première marche menant aux prochaines étapes qui s’épanouiront peut-être hors du théâtre : la réalisation que le combat, bien trop massif, ne pourra pas s’opérer uniquement à coup de pailles en métal et de billets-jetons réutilisables.