Qui a peur de Virginia Woolf ?
Texte d’Edward Albee / Mise en scène par Julien Schmutz (Le Magnifique Théâtre) / Équilibre Nuithonie / du 03 au 14 novembre / Critiques par Céline Bignotti et Sarah Neu .
3 novembre 2021
Par Céline Bignotti
Un autre verre d’exubérance et folie, s’il vous plaît !
Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf ?), de l’américain Edward Albee, joué pour la première fois en octobre 1962 à Broadway, est aujourd’hui surtout connu grâce à l’adaptation cinématographique réalisée par Mike Nichols en 1966, avec la diva hollywoodienne Elisabeth Taylor dans le rôle de Martha et son mari Richard Burton dans le rôle de George. Le metteur en scène Julien Schmutz et la compagnie fribourgeoise du Magnifique Théâtre proposent à Nuithonie une version contemporaine et « pétillante » de ce classique du théâtre américain.
Le titre énigmatique de la pièce originale est un jeu de mot avec l’expression « Who’s Afraid of the Big, Bad Wolf ?». Martha et George fredonnent de temps en temps ce refrain apparemment puéril et insensé, mais qui fait référence en réalité au « grand méchant loup » présent dans leur vie et en même temps à la Virginia Woolf déséquilibrée et suicidaire, tout comme leur mariage. Le thème de la pièce étant l’affaiblissement de l’amour et la mort des illusions, on peut interpréter ce leitmotiv comme « qui a peur de la réalité ? ».
Martha (Nathalie Cuenet), la fille du directeur de l’université, et son mari George (Yves Jenny), professeur d’histoire, vivent une crise conjugale qui les conduit, pendant une réunion nocturne bien arrosée et en compagnie d’un jeune couple Nick (Pierre-Antoine Dubey) et Honey (Laurie Comtesse), à un « pugilat amoureux » : répliques cyniques, mensonges, non-dits, violence, un véritable « cocktail explosif ». Le jeune couple n’est pas différent. Il devient vite évident que Nick et Honey ont leurs propres secrets et faiblesses cachées. Lui, professeur de biologie dans la même université que George, a été contraint d’épouser la jeune femme parce qu’il la croyait enceinte (en réalité, il s’agissait d’une grossesse hystérique). Honey, en revanche, est une fille riche prête à tout pour ne pas avoir d’enfants et qui, en attendant, continue à boire et à vomir car il s’avère que c’est son mari qui lui donne la nausée. Rien d’autre que les mots ne comptent dans cette pièce ; mots amers, lourds, enfouis depuis trop longtemps, qui, lors d’une nuit de fête, prendront pour les personnages une saveur purifiante inattendue.
La mise en scène de Schmutz est très fidèle à la pièce d’Albee sur le plan du déroulement de l’action. Son projet est d’apporter une version contemporaine du classique américain, en le sortant du contexte original des années 1960 en termes de relations entre les personnages et sur le plan de la scénographie. Mais pourquoi cette pièce ? Selon Schmutz, avec la pandémie, les théâtres ont vécu une forte crise, c’est pourquoi il est nécessaire de raviver la relation entre le public et l’acteur, comme il l’explique lui-même lors d’un entretien : « Nous avions envie de retrouver l’essence du théâtre, un théâtre qui crée une rencontre directe entre le public et les acteurs » (La Liberté, Elisabeth Haas). Le projet fonctionne en ce qui concerne les relations entre les personnages. Il est clair que les temps ont changé ; la pièce évoque des relations typiquement patriarcales, qui aujourd’hui pourraient être plus facilement résolues par un divorce. Le personnage de Martha, en particulier, pouvait être considéré comme provocateur dans les années 1960 : une femme de carrière, qui boit et exerce une emprise sur son mari. Aujourd’hui, ce type de caractérisation perd peut-être de sa force provocatrice originelle mais le personnage reste doté de multiples facettes (névrosée, sensuelle, sensible, etc.) qui, dans l’interprétation fraîche et animée de Nathalie Cuenet, peuvent être considérées sans aucun doute comme l’un des points forts du spectacle. La scène est décorée avec des objets plutôt neutres qui ne suggèrent pas de contexte particulier . On peut dire la même chose des costumes des acteurs, qui sont en général également anonymes. L’acteur qui joue Nick porte une fausse moustache qui suggère un look rétro, ce qui ne paraît pas un choix en accord avec le projet de modernisation du metteur en scène.
Les innovations de la scénographie sont les vrais fleurons de ce spectacle. En effet, la présence des issues sur scène (avec un escalier qui mène vers deux directions différentes, des entrées/sorties sur le jardin autour du salon de Martha et George au centre de la scène, etc.) crée un lien entre le contenu et la forme. En fait, les deux couples semblent être le miroir l’un de l’autre : Nick et Honey représentent le passé avec tous les rêves de jeunesse et les désirs en termes de carrière et d’amour, alors que Martha et George représentent le présent avec la fin de toutes sortes d’illusions. Les personnages se déplacent principalement deux par deux et le regard du spectateur, la plupart du temps, est forcé de se diviser sur deux plans différents pour suivre les deux scènes en même temps. En outre, les lumières mettent en évidence le climax de tension entre Martha et George. Au début du spectacle, une lumière chaleureuse éclaire le salon qui accueille ensuite la descente aux Enfers des deux couples. Au début, le public rit des piques que se lancent les deux époux : cela ressemble à une typique « prise de bec » entre deux personnes mariées. Mais, peu à peu, le jeu devient toujours plus pervers et violent jusqu’à ce que George tente d’étouffer Martha après une énième humiliation verbale. Chaque personnage montre son côté obscur, son « grand méchant loup », qui semble se réveiller comme lors d’une nuit de pleine lune, tandis que les lumières chaleureuses laissent place à l’éclairage froid et à l’obscurité presque totale de la scène. La névrose des personnages devient peu à peu une véritable folie qui, dans le cas de George, se manifeste aussi extérieurement avec une progressive bestialisation : il se libère de son complet élégant qu’il portait et du bandeau qui retenait ses longs cheveux. À la fin du spectacle, torse nu et les cheveux au vent, il montre pleinement son côté sauvage. Comme une « nouvelle Ophélie », en outre, il lance des fleurs dans un geste de folie et proclame à Martha que leur fils est décédé. Le couple semble avoir inventé l’existence d’un enfant auquel ils croient tous deux et qui semblerait justifier leur union. Lorsque George met fin au jeu en annonçant la mort du fils imaginaire, il détruit la seule raison de son union avec Martha.
La scène finale est éclairée par une lumière chaude, sous forme d’un faible rayon de soleil, symbole d’espoir et de réconciliation. Une fois la nuit passée, et avec cette dernière l’euphorie de l’alcool, la scène laisse la place à une clarté émotionnelle et spirituelle typique du matin. George fredonne doucement le refrain « Qui a peur de Virginia Woolf ? » et Martha pour la première fois lui répond d’avoir peur de « Virginia Woolf », c’est-à-dire de leur côté sombre. Le couple, finalement confronté à ses fantômes, peut reconstruire une vie (heureuse ?) ensemble.
3 novembre 2021
Par Céline Bignotti
3 novembre 2021
Pavillon isolé, illusions désolées
La Cie Le Magnifique Théâtre fait son retour sur les planches en réactualisant « Qui a peur de Virginia Woolf ? », une pièce culte du dramaturge américain Edward Albee, dont le texte n’a rien perdu de sa pertinente fougue depuis 1962. Le rythme et l’intensité des émotions déliées par l’ébriété progressive des quatre personnages assurent une place centrale au jeu d’acteur.ice dans ce spectacle. Un huis clos psychologique sur la vulnérabilité universelle que provoque l’usure sentimentale et les désenchantements professionnels et à laquelle les classes intellectuelles et bourgeoises n’échappent pas.
Il est tard dans la nuit, la salle est plongée dans le noir. Le décor se dévoile par un éclairage progressif venant de l’intérieur même de l’espace scénique : l’espace domestique. Le living room, au fond duquel un escalier perceptible derrière une étagère laisse deviner l’existence d’un deuxième étage, est situé dans un pavillon moderne, vraisemblablement isolé dans la nature, sur lequel le public a une vue toute privilégiée. L’intérieur minimaliste est meublé de quatre chaises à accoudoirs capitonnées en cuir marron et d’une table basse, carrée, en métal noir. Une toile d’art abstrait au mur et des livres éparpillés sur le sol suggèrent la présence d’un haut capital culturel. Pourtant, c’est la paroi de droite qui attire l’attention dans cet intérieur bourgeois : une bibliothèque de plain-pied regorgeant de spiritueux, dont les rayons présentent diverses bouteilles au liquide ambré ou cristallin. Il est deux heures du matin, le premier couple fait son entrée.
Martha et Georges (Nathalie Cuenet et Yves Jenny) rentrent chez eux, après une soirée donnée par le père de Martha, recteur de l’université dans laquelle Georges est professeur d’Histoire. Ils sont éméchés tous les deux : le dialogue s’engage sur un ton agité, une forme de joute intellectuelle se met en place. Assommé par les propos provocateurs de sa femme, Georges décide d’aller se coucher lorsque celle-ci lui annonce qu’un jeune couple, rencontré plus tôt dans la soirée, est sur le point d’arriver, invité à prendre un dernier verre. Georges est exaspéré, le deuxième couple fait son entrée.
Honey et Nick (Laurie Comtesse et Pierre-Antoine Dubey) viennent d’emménager sur le campus, Nick est un jeune professeur de biologie, ils débarquent empreints d’attentes et d’idéaux dans cet univers « adulte » et académique. Le couple plus âgé ne tarde pas à se donner en spectacle devant les néophytes, faisant resurgir toutes les contrariétés de leur vie à deux, après tant d’années partagées. La petite Honey ne cesse de rire aux éclats aux méchancetés lancées par la maitresse de maison, tandis que la situation rend son mari extrêmement mal à l’aise. À ce stade, la mise en scène renforce la présence des deux personnages féminins, qui dominent la scène de leur force de caractère.
L’alcool ne cesse d’être servi tour à tour par les hôtes, de façon toujours plus nerveuse et empressée, entraînant une dégradation des personnages très bien maîtrisée par les comédien.ne.s, qui engagent énormément leur corps dans le jeu. Les confidences émergent et amènent à des prises de conscience lorsque le quatuor se divise en duos dans la maison. Georges essaie de sauver Nick des mécanismes de vie qui l’ont tant usé et déçu. Le jeune couple a une page blanche devant lui et pourtant, c’est comme s’il était d’avance prisonnier des mêmes schémas. Un sentiment de voyeurisme est présent dès le début depuis les gradins, par notre position d’observateurs de l’ombre de l’espace domestique d’autrui, à la manière de « Fenêtre sur cour » (Rear Window, Hitchcock, 1954). Cette dimension s’intensifie à mesure que s’accroît le décalage entre la sobriété du public et l’ébriété des protagonistes, nous laissant en témoins lucides de leurs plus profondes fragilités et de leurs arrière-pensées inavouées. La scénographie est efficace dans le sens où elle propose une conception des espaces intérieurs et extérieurs parfaitement cohérente sur un registre réaliste. Ce réalisme est renforcé par la justesse du jeu des comédiens et comédiennes, qui parviennent à donner une grande crédibilité à leur propos. Les ambiances sont visuellement renforcées par un travail de colorimétrie qui les rend presque cinématographiques, grâce aux lumières leds qui sont intégrées au décor. Les effets sonores également renforcent ingénieusement le climat de tension des scènes. Si l’action est réactualisée dans un contexte contemporain, le choix d’une époque ne semble pas avoir une importance déterminante sur le déroulement du huis clos. Ici, c’est plutôt la force de l’isolement du lieu et la désinhibition éthylique qui détermine le cadre nécessaire à l’intrigue.
Ainsi, c’est après une accélération constante et frénétique du rythme, lorsque tous les abcès sont crevés – entre révélations et prises de conscience -, que le silence mêlé à l’accablement s’abat. Une fin à la hauteur de l’intensité éprouvée, qui nous laisse peut-être sans gueule de bois, mais certainement pas impassibles.
3 novembre 2021