Une critique sur le spectacle :
Auréliens / d’après la conférence d’Aurélien Barrau / Mise en scène par François Gremaud / Captation expérimentale réalisée au Théâtre de Vidy le 1er décembre 2020 / Reprogrammé du 7 au 10 juillet 2021 / Plus d’infos
Dans le cadre du projet Imaginaires des futurs possibles, qui réunit artistes et scientifiques, le Théâtre de Vidy accueille le dernier spectacle de François Gremaud, Auréliens, qui met en scène le comédien suisse Aurélien Patouillard interprétant le texte de la conférence de l’astrophysicien français Aurélien Barrau prononcée à l’Université de Lausanne le 3 octobre 2019 sur le thème de l’avenir de l’humanité.
Comment passer de l’effet de serre à « l’effet de scène » ? Comment passer de l’auditoire de l’université à la salle de théâtre ? En opérant un décalage dans l’espace et le temps, en déplaçant la parole scientifique dans un corps sensible, celui d’un comédien. Aurélien Patouillard porte une heure durant la parole d’Aurélien Barrau, sans pour autant « faire l’Aurélien », contrairement à Robert Cantarella qui « faisait le Gilles » (dans Faire le Gilles au Théâtre de Vidy en 2017) en reproduisant la voix, les intonations, les flexions et les pauses du philosophe Gilles Deleuze proférant ses cours universitaires. Aurélien Patouillard ne pratique ni la copie sonore ni la copie visuelle d’Aurélien Barrau, d’où l’emploi de leur prénom au pluriel comme titre de cette conférence / performance. Avec un débit qui lui est propre, le comédien insiste, çà et là, sur certains aspects du discours en variant le volume de sa voix, en répétant une assertion (« on ne va pas revenir à l’âge de pierre ! ») ou des chiffres alarmants, et surtout en pratiquant un langage du corps à mi-chemin entre la chorégraphie et la pantomime. Ainsi, ses mains tiennent, par moment, un globe terrestre imaginaire ou caressent à plusieurs reprises la tête d’un enfant invisible pour illustrer ces deux enjeux cruciaux : comment sauvegarder la planète et quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? Au fil du texte, le comédien esquisse quelques pas de danse, se met à quatre pattes pour nous rappeler que nous sommes aussi des animaux, ou s’assoit sur une chaise pour représenter notre passivité confortable face à l’urgence climatique.
Aurélien Patouillard ne reproduit pas non plus la tenue vestimentaire, le look atypique du scientifique (cheveux longs, bracelets et colliers ethniques en surnombre) : il porte certes des couleurs « naturelles », mais avec son short, il a un davantage un look de randonneur (aventurier de la Terre ?) ou de scout (« éclaireur » de nos consciences ?). A la moitié du spectacle, il enlève ses baskets lorsqu’il évoque Amazon et l’Amazone ; d’un côté, l’entreprise « nocive et prédatrice », de l’autre, la guerrière mythologique ou le poumon vert de la planète, selon nos références et choix individuels. Pour sauver la forêt amazonienne, il nous faut renoncer à la consommation effrénée, en enclenchant un processus de décroissance. En chaussettes colorées à petits pois, délesté, Aurélien Patouillard incarne une « sobriété joyeuse ». Il se déplace dans un décor dépouillé, lui aussi, puisque réduit à quelques caisses de rangement, quelques échelles, oubliées en fond de plateau, comme si l’on assistait à un travail de répétition, comme si, dans sa forme aussi, ce spectacle visait une réduction visible de son empreinte carbone. Car c’est avec ce terrible constat que commence et s’achève la conférence / performance : la seule empreinte que l’humanité laissera, à très long terme, sera vraisemblablement celle de l’extinction massive, ou plutôt celle d’une « extermination » massive du vivant. Dans son essai Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité (2019), Aurélien Barrau souligne la nécessité d’une « zoéthique », c’est-à-dire d’une « pensée de la vie pour elle-même », afin d’initier une véritable révolution écologique. Dans un discours très articulé, Aurélien Barrau-Patouillard énumère différentes dimensions – politique, démographique, économique, psychologique, symbolique, métaphysique, technologique, énergétique – à prendre en compte pour imaginer enfin l’avenir autrement et nous donner l’envie d’agir.
Pour clore ce spectacle « vivant », la figure de l’enfant est de nouveau convoquée, mais cette fois sous forme textuelle, par une citation détournée et touchante du philosophe grec Héraclite : « Le monde est un enfant qui joue », disait-il. Aujourd’hui, « Le monde est un enfant qui meurt… ». Empreinte durable.