La théorie de la lasagne

Par Valentine Bovey

Une critique sur le spectacle :
Makers / Textes d’Augustin Fernandez Mallo, Rodrigo Garcìa et Oscar Gòmez Mata / Mise en scène par Oscar Gòmez Mata / Jeu Juan Lorente et Oscar Gòmez Mata / L’Arsenic – Lausanne / du 26 au 30 mai 2021 / Plus d’infos

© Christian Lutz

« Portrait de l’artiste en coureur cycliste », « Twister cosmique et comique », « Conférence sur l’espace et le temps à Wonderland », « Le théâtre des loisirs », « Les sensibilités du tigre »… : je suis rarement sortie d’une pièce avec autant d’idées de titre pour commencer ma critique. À l’image de leur performance, éclatée et éclatante, Oscar Gòmez Mata et Juan Loriente construisent dans Makers un duo à la fois comique et poétique, amenant le public dans les différentes couches de ce qu’ils appellent « la lasagne », métaphore qui reflète l’essence même de ce qu’est le spectacle, et qui réfléchit aux différentes manières d’être en jeu et d’être (un) public.

Le public de théâtre est une espèce bicéphale. Il adore boire des verres, discuter et rire de manière conviviale dans un espace prévu à cet effet (disons, la terrasse de L’Arsenic) mais dès qu’il se trouve prêt à assister au spectacle, le gai public se transforme en une cohorte quasi-religieuse, une bête discrète qui n’aime pas être dérangée, s’établit de préférence dans des espaces sombres aux places assignées (disons, des gradins plongés dans l’ombre) dans lequel il peut rester assis pendant une heure ou plus avec sérieux et circonspection, pour faire son travail de spectateur·rice face à des artistes en scène. Le passage entre ces deux modes est souvent vécu sur le modèle d’une rupture relativement brutale. Mais ceci n’est pas une fatalité : le chemin de la vie à la scène peut prendre des voies détournées.

Au début de la performance proposée par Oscar Gòmez Mata, on se trouve dans un couloir éclairé au néon. Sans moyen de se cacher, désagréablement exposé pour une petite bête qui aime l’obscurité et l’immobilité, le public se demande ce qu’il fait là. Ça discute avec excitation et une légère appréhension, dans une ambiance de course d’école, soudain renforcée par le débarquement de deux coureurs cyclistes. Au bout d’un instant de flottement, vertigineux espace entre la vie et la scène, nous comprenons que ce sont les artistes, Juan et Oscar, ou plutôt, les makers de ce spectacle, qui nous accueillent. Le terme makers est utilisé au XIVe siècle pour parler des poètes selon l’écrivain Jorge Luis Borgès dans sa collection d’essais Dreamtigers. Makers veut dire « ceux qui font », ce qui rappelle au passage qu’on disait autrefois de l’art que c’était de l’artisanat. L’accent est mis ici sur la fabrication concrète plutôt que sur l’abstraction, sur le jeu avec les moyens du bord plutôt que sur une création fixée et figée dans le temps, et par conséquent sur les espaces limitrophes entre la vie et la scène. Malaise dans le public, féru de spectacles mais déstabilisé dès qu’il est soudain pris à parti, au corps à corps, par les deux comédiens qui tournoient autour de lui, le font bouger, le mettent scène, lui qui était venu pour être tranquillement assis à regarder ce qu’il se passe. Très drôles, enlevées, les répliques fusent, jouant sur l’ambiguïté de la situation : est-ce le spectacle ou non ? Est-ce que ça a commencé ? Le mécanisme de jeu très clownesque entre les deux acteurs et l’espace flou de la représentation font immédiatement penser à la tradition du théâtre de rue. On entre dans ce spectacle par couches, délicatement, surpris·e·s de voir qu’il y a beaucoup à manger dans cette lasagne multi-étage.

Le théâtre est un art de la frontière : en jeu, hors-jeu ; présence, absence ; vrai et faux. Une certaine pratique du théâtre établit des frontières claires entre ces pôles binaires, alors qu’une autre joue précisément sur ce genre de brouillages entre l’univers du spectacle et celui des spectateur·rices. C’est dans la deuxième tradition que s’inscrivent la mise en scène ainsi que les textes – établis en collaboration avec notamment Rodrigo Garcia, metteur en scène habituel du comédien Juan Loriente. On ne sait jamais vraiment si c’est dans le spectacle. Pratiquant avec force second degré l’art de la rupture de jeu, les deux acteurs passent de l’action à la narration, de l’immersion au commentaire, du personnage à l’acteur, bref de la fiction au travail du spectacle qui exhibe ses rouages. Ce dernier est d’ailleurs difficile à localiser précisément : si l’on ne fait pas attention, on pourrait simplement voir deux amis qui s’amusent comme des enfants dans un espace privilégié, la scène de l’Arsenic. Mais lorsqu’on accepte de rentrer dans cet univers en premier lieu déroutant, qu’on se permet de voir en eux leur statut de faiseurs plutôt que de personnes en représentation, cette performance poétique et ludique nous entraîne à une réflexion sur ce que cela veut dire, de faire théâtre, dans le jeu réciproque entre le regard du public et la production des acteur·rice·s. Parce que, contrairement à ce qu’on pense parfois, c’est difficile d’en faire avec si peu. Les deux acteurs, dans une pratique très fine de l’art de la présence scénique – qui, là encore, se pense en degrés – poussent à l’extrême la réflexion sur ce qui fait spectacle et refusent d’en justifier l’existence uniquement par, justement, la seule présence d’artistes sur scène. Le spectacle est ce qui se passe au présent, dans la relation intime entre les personnes sur scène et le public. La dimension presque gratuite de certains choix est affichée comme sorte de protestation face à la nécessité de justifier un spectacle par un dispositif de partage net entre acteurs et spectateurs, et une implication totale des acteurs dans leur jeu. Mais de quel jeu au juste s’agit-il ? Est-ce un jeu entre enfants, une conversation à deux sur une relation amicale qui serait soudain devenue publique, un duo comique de type clownesque ou même une conférence de physique loufoque sur l’espace et le temps ? En nuançant leur degré d’immersion dans leurs rôles, les deux comédiens promènent le public sur tout le spectre de l’implication émotionnelle. En plongeant dans le monde merveilleux de ce spectacle présenté comme une toute petite société des loisirs, avec des décors évoquant un dimanche à la plage, le public, d’abord frileux, se baigne avec plaisir.