Faudra-t-il la voir pour le croire ?

Par Maëlle Aeby

Une critique sur le spectacle :
Danse « Delhi » / Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Plus d’infos

© Alan Humerose

Danse « Delhi » n’est pas un spectacle de danse. Et en même temps, la danse, ou plutôt cette danse-ci, est au centre de la pièce. Vous ne la verrez pas, mais l’intérêt réside dans le fait qu’à la fin, vous la comprendrez.

Vous êtes danseuse. Vous êtes danse. Vous êtes la fin de la danse. Danse « Delhi » est un texte publié en 2011 par le dramaturge russe Ivan Viripaev, dont l’écriture s’inscrit dans un courant théâtral relativement nouveau. Ce dernier se développe en Russie à partir des années 1990, en réaction à une culture du théâtre focalisée sur les pièces classiques et monopolisée par les institutions étatiques.

Nous sont proposés ici six personnages aux histoires entremêlées : une critique de ballet (Léra), son amie (Alina Pavlovna), la fille d’Alina (Katia Pavlovna), l’amant de Katia (Andreï) et la femme d’Andreï (Olga). Seul un personnage est externe au petit groupe, l’infirmière. Le texte est scindé en sept parties, l’action étant à chaque fois située dans un salon d’hôpital réservé aux familles. Chacune de ces sections débute par l’annonce d’une mort et se termine sur une demande de signature de papiers administratifs. Elles ont également en commun la répétition de thèmes, motifs et dialogues, parfois littéralement. En revanche, ces sections ne se suivent pas dans une linéarité chronologique ; la pelote du temps fourche en dimensions parallèles, ce qui permet de proposer au lecteur un aperçu des réactions et des priorités de chacun, confrontés à des morts différentes.

Car Danse « Delhi » est avant tout une pièce sur la mort, sur la réaction à la mort d’un proche, la culpabilité ou l’absence de culpabilité lorsqu’un évènement nous lie à la mort de quelqu’un, ou encore la prise de conscience de notre propre mortalité. Viripaev offre un propos philosophique qu’il développe dans les trajets émotionnels de ses personnages. Les dynamiques des relations entre ces derniers – adultère, rapport compliqué entre mère et fille, amitié déséquilibrée, offrent des points de vue différents. Dans cette salle d’attente, la danse « Delhi » inventée par Katia est finalement présentée comme un remède miracle, un procédé permettant d’atteindre la paix.

Quelque chose d’atroce, une douleur aigüe mais rapide puis la paix et la beauté. C’est donc la danse, et par incidence, l’art, qui sont ici offerts comme solution à la souffrance ; un moyen d’accepter les horreurs du monde par sublimation. Et Cédric Dorier a raison de ne pas nous la montrer, cette chorégraphie. Car on ne peut pas faire miroiter au public une expérience bouleversante, si l’on en croit la description qu’en font les personnages de la pièce, qui semblent être extrêmement impactés, de manière quasi surnaturelle, et être certain qu’une fois vue, la danse aura le même effet émotionnel chez les spectateurs. Ainsi, après avoir entendu raconter les bienfaits et la beauté de cette danse pendant aussi longtemps, l’expérience « révélatrice » n’aurait sûrement pas été à la hauteur des attentes pour le public et aurait changé la direction du propos.

Il y a cependant, selon moi, une incohérence entre d’une part la manière dont est évoquée cette danse harmonieuse dans le texte lui-même et dans les gestes des personnages qui en ont été témoins, qui l’imitent avec des mouvements lents, flottants et gracieux, et d’autre part la gestuelle vive, brusque et la diction stricte de Katia, qui est censée en être la créatrice et l’interprète. Ce contraste a eu pour effet chez moi de rendre douteuse l’existence, dans la fiction, de la danse « Delhi ». Est-ce le but ? Peut-être Cédric Dorier souhaite-t-il montrer que la catharsis associée à cette danse n’est qu’un fantasme – mais en ce cas comment interpréter le dénouement de la pièce, qui en montre l’effet apaisant ?

La fin du spectacle, justement, permet de montrer les bienfaits de la danse « Delhi » de manière plus concrète. En effet, dans les parties précédentes, les personnages semblent garder, d’une séquence à l’autre, une certaine cohérence psychologique avant qu’une crise ne chamboule leur manière de penser. Ainsi, si l’action est réinitialisée à chaque salut des comédiens, une évolution est tout de même perceptible, confirmant la nécessité de jouer l’ensemble des sections dans cet ordre. Or dans la dernière partie, le personnage de l’infirmière, qui jusqu’alors était incarnée par un jeu plutôt franc, une diction assurée et le regard souvent adressé au public, prend soudainement une douceur et une profondeur nouvelles. Lors de mon visionnage de la pièce, j’ai eu un moment d’incompréhension face à ce changement étrange, avant de comprendre que dans ce dernier tableau, contrairement aux précédents, l’infirmière a vu Katia danser de ses propres yeux, et que c’est ce qui explique sa transformation totale.

Malgré les thèmes plutôt lourds, Cédric Dorier parvient à créer un spectacle très dynamique. Le décor fixe de la salle d’attente d’hôpital se métamorphose à chaque « acte » après un ballet de chaises. L’exploration et l’utilisation de ces dernières par les comédiens soutiennent leur interprétation énergique, ils n’hésitent pas à se cacher dessous ou à se percher dessus. Le ton est majoritairement comique, exagéré, presque sur-joué chez certains comédiens. Les répétitions des mêmes dialogues dans des contextes différents prennent une signification différente ; cela est bien marqué et a pour effet d’interpeller le spectateur qui les reconnaît. Le va-et-vient rapide entre des états émotionnels extrêmes provoque le rire. Le format finit toutefois par être lassant dans sa redondance, au cours des sept pièces successives comprenant chacune leur noeud, leur crise et leur dénouement.

Reste que le spectacle proposé par Cédric Dorier est énergique à en ressusciter les morts. Il invite finement à la réflexion, notamment quant aux effets thérapeutiques de l’art mais également à la dimension éthique de l’utilisation (voire de l’exploitation) d’expériences vécues par certains et mises à profit par d’autres sous couvert de faire de l’art. Il propose également un mode de résilience général basé sur la compassion et l’acceptation de la douleur. Ce spectacle sera utile notamment aux angoissés, aux parents, aux coupables, et aux artistes.