OBJECTIF PROJET

OBJECTIF PROJET

Conception et mise en scène par le collectif moitié moitié moitié / Théâtre 2.21 – Lausanne / du 4 au 9 mai 2021 / Critiques par Sarah Neu et Johanna Codourey .


4 mai 2021

Par Sarah Neu

L’éthique du langage

© Sébastien Monachon

La journée commence au « bureau » et pourtant, le travail ne semble jamais commencer… on fait un tour des ressentis personnels, on veille à donner la parole à tout le monde, on s’arrête, on décortique, on revient sur les ressentis, (c’est important pour améliorer le climat opérationnel), on donne son avis sur le ratio, on feedback, on feedback sur le feedback… bienveillance, empowerment, et collaboration horizontale sont les moteurs de cette entreprise qui semble pourtant tourner à vide… Les quatre collaborateur.ice.s finissent par s’en rendre compte – il n’y a pas de projet, « cette entreprise n’existe pas » réalisent-ils alors que s’engage une dégringolade pleine de surprises et de finesse.

Sur la droite de la scène, un genre de palmier artificiel mis en pot ;  à sa gauche, sur une grande moquette vert gazon en tache de vache : une large table de travail en bois, de forme irrégulière également, chapeautée en son centre d’une petite colline de pelouse synthétique – objet essentiel au camouflage des câbles de chargement de vos laptops – efficace pour accorder une bouffée de verdure à vos lieux de travail, ou devrais-je dire : de conception. Le décor est posé, prêt à accueillir une équipe de jeunes managers positifs et dynamiques. C’est alors sans trop de surprise qu’ils et elles déboulent sur scène, tour à tour, sur fond d’une musique électro good vibes, un café to go et un laptop sous le brasLunettes colorées, chemises et gilets bohème-chic sur t-shirt imprimés, sneakers blanches immaculées, et touches de rappel vert tendre : les ingrédients sont réunis, la pièce peut commencer.

Ashley, Tom Hanks, Merde et Pelle sont les blases que nos ami.e.s collaborateur.ice.s ont choisi d’adopter pour cette journée de travail, suite à la proposition de Pelle, qui ce matin fait… l’appel. Au risque de renvoyer une impression très stéréotypée après les premières minutes, l’écriture, la mise en scène et l’interprétation dévoilent de plus en plus de subtilités et de surprises à mesure que la pièce progresse. Jeux de mots, concepts poussés aux extrêmes et surinterprétation de ces derniers : le langage est l’instrument phare de toute l’opération. En effet, les personnages portent une importance toute particulière au sens et au choix des mots employés par leurs collaborateur.ice.s – décortiquant les émotions qui peuvent se cacher derrière un simple « mais ». Un malaise grandit alors parmi les quatre managers (peut-on seulement les désigner comme tel, alors qu’ils finissent par se rendre compte que personne n’est en charge dans l’histoire), tandis qu’une complicité s’installe entre comédien.ne.s et public autour de l’absurdité que peut atteindre ces dynamiques de « développement personnel trop bienveillant » en entreprise. Tout au long de la pièce, la diction des performeur.euse.s reste marquée d’une forme d’artificialité bien que l’intrigue prenne place dans un climat « ultra-contemporain ». Le jeu est entrecoupé d’interludes aussi déroutants qu’épatants : du Bach chanté à quatre voix – une spécialité récurrente du collectif, amateur de chant et de saugrenu, qui ne laisse pas indifférent !

Pas de projet concret, et pourtant : Cécile Goussard, Adrien Mani, Marie Ripoll et Matteo Prandi, les quatre comédiens et comédiennes, manifestent une pleine maîtrise de leur projet à eux, cette pièce pleine d’humour et d’absurdité. Ainsi, c’est après un chaos prodigieux, imagé par une scène recouverte d’un amoncellement de classeurs vides, que s’achève la pièce sur une très belle image de groupe : quatre visages immobilisés dans un puit de lumière. Puis, un noir, des applaudissements, des vrais : quel bonheur de retourner au théâtre.

4 mai 2021

Par Sarah Neu


4 mai 2021

Et alors ? C’est quoi votre projet ?

© Sébastien Monachon

Que peuvent produire quatre managers dans une entreprise sans projet ? Des éclats de rire. Dans l’openspace qui constitue ce soir le décor du 2.21, quatre personnages autour d’une immense table de bureau dialoguent avec des formes sans contenu. Le Collectif moitié moitié moitié nous entraîne dans une entreprise néocapitaliste imaginaire sans projet où l’expression du bien-être de ses collaborateur.ices est si essentielle qu’il en devient absurde. Quand la parole reflète la bienveillance, sa mise en scène affiche son hypocrisie et devient la critique générale de ces environnements économiques dans lequel entrent en contradiction les objectifs de rentabilité et ce discours phatique.

Dans Objectif Projet, les quatre comédien.ne.s mettent à mal tout le vocabulaire entrepreneurial – un bouquet d’anglicismes cher aux managers comme le team building ou la pensée out of the box – et tournent en dérision la communication non violente dans ces entreprises avec des remarques sur l’utilisation du mais, la fabrication d’une « météo » des humeurs, ou encore l’expression en je. Lexacerbation de ces deux modes de communication leur fait perdre tout sens et mène à la crise. En début de pièce, les comédien.ne.s se font de multiples retours sur leur performance par le biais d’une mise en abyme vertigineuse de feedbacks, se penchent passionnément sur un ratio d’activité dont ils ne connaissent eux-mêmes pas la nature et établissent des objectifs personnels. Surtout, ils tentent de se transmettre leur désaccord en créant une manière « intime et commune de collaborer » autour de slogans, de phrases inachevées et de métaphores sylvestres qui font rire le public plus que collaborer l’équipe.

Dans ce bureau végétalisé, composé d’une grande table de bureau en bois aux nombreuses chaises disparates côté cour et un arbre aux longues feuilles côté jardin, les quatre comédiens sont interchangeables. Ils portent le même style de vêtement, faussement original, dont les mêmes types de T-shirts blancs à slogan et de baskets blanches. Ils tapent sur quatre Macs, sont munis de quatre gobelets de café à l’emporter identiques et s’expriment ou se déplacent de manière analogue. Pour affirmer ce manque d’identité, les prénoms des personnages sont définis en début de pièce grâce à un exercice de spontanéité pour « valoriser le cerveau gauche » : ils énoncent la première chose qui leur vient à l’esprit. Ashley, Tom Hanks, Merde – celui-ci cherchait un mot à dire et, rien ne venant, s’est écrié « merde » – et Pelle occuperont alors au moins ce soir le plateau.

Leurs méthodes de communication sont intrusives : ils se collent à l’autre lorsqu’ils ont un feedback à donner, se touchent de manière sensuelle et expriment leur « ardent désir » de voir se développer une relation « amicale » qui sexualise ainsi la communication au sein de l’entreprise, en gardant pourtant un ton de publicité, très articulé et artificiel.

Cette ambiance si chaleureuse tourne à l’aigre lorsqu’une des employées recrutée à l’interne sur la base d’un projet personnel insensé demande l’intitulé de son poste. Personne ne le connaît et une prise de conscience de l’inexistence de leur entreprise commence à poindre : les personnages n’ont pas de poste défini, leurs ordinateurs ne marchent pas, leurs gobelets n’ont pas de fond. Ils s’avouent faire semblant depuis le début, mais continuent pourtant à taper sur leurs ordinateurs, comme incapables de réaliser leur situation, jusqu’à ce qu’ils soit forcés de se rendre à l’évidence : même les archives ne sont remplies que de classeurs vides… Alors, c’est la crise de nerfs : les classeurs volent, les personnages hurlent et les claques fusent. Même si les cris sont un peu extrêmes, les claques – un claquement de mains qui fait réagir le personnage en face de manière exagérée – donnent au spectacle une dynamique nouvelle et provoque un nouvel éclat de rire.

La pièce est humoristique, axée sur un comique de répétition qui recèle des blagues absurdes correspondant parfaitement aux personnages si superficiels et interchangeables qui les énoncent ainsi qu’au climat de la pièce. Ces formules qui avaient pu paraître lourdes en début de pièce sont aussi celles que les personnages « frappent » en fin de représentation et deviennent l’expression de la conscience de l’absurdité du discours auquel le jeu des acteur.trices est parfaitement accordé. La pièce est ainsi pleine de rebondissements qui vivifient les dialogues autrement lassants.

L’ajout du chant est un élément qui surprend particulièrement : les reprises de Bach qui ponctuent la pièce changent totalement l’univers de la représentation – de l’entreprise new trend, le spectateur est emporté dans un espace religieux. Cette résonnance surprenante fait apparaître une religion ou une mystification de l’entreprise qui vient renforcer la critique du néocapitalisme ambiant.

Le spectacle propose ainsi un regard critique sur l’hypocrisie des méthodes de communication entrepreneuriales et la conformisation des employé.e.s. La réflexion touche aussi à l’individu dont l’existence est remise en question lorsqu’il n’a pas de projet – un retour sur l’expérience de beaucoup d’êtres humains qui se sont senti.e.s démuni.e.s face au manque de perspectives durant cette période Covid. Comment réagir ? Faut-il continuer à faire semblant comme à la fin de la pièce ? Et finalement, faire semblant de quoi ? Un beau spectacle pour envisager un nouveau départ post-Covid

4 mai 2021


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