Par Johanna Codourey
Une critique sur le spectacle :
Auréliens / d’après la conférence d’Aurélien Barrau / Mise en scène par François Gremaud / Captation expérimentale réalisée au Théâtre de Vidy le 1er décembre 2020 / Reprogrammé du 7 au 10 juillet 2021 / Plus d’infos
Des chiffres, des statistiques, des probabilités, des sources, des rapports de recherche : autant d’éléments scientifiques qui viennent alimenter cette conférence sur l’écologie et la nécessité du changement, prononcée initialement par Aurélien Barrau dans un contexte universitaire, et récitée ici sur la scène du Théâtre de Vidy par Aurélien Patouillard, dans une captation expérimentale. Une heure d’exposition sur l’état affligeant du monde, couplée à la présentation des causes – humaines – de cette situation et de pistes d’action afin de la changer. Une conférence qui blesse, mais qui permet, grâce aux émotions que le théâtre peut transmettre, la prise de conscience indéniable d’un mode de vie inadéquat.
Auréliens : le pluriel, dans le nom du spectacle, renvoie à deux figures. La première, c’est Aurélien Barrau, astrophysicien et philosophe français, qui a prononcé le texte original de la conférence, notamment à l’UNIL en 2019, où il se tenait fixement derrière son podium, n’opérant que des gestes secs avec ses mains ou ses bras. La deuxième, c’est Aurélien Patouillard, comédien ayant aussi fait des études de physique, qui a été chargé par François Gremaud de redonner mot à mot cette conférence dans une imitation caricaturale du scientifique. Il porte un costume très décontracté et a les cheveux en bataille. L’imitation s’écarte du modèle et donne une vision un peu négative de ce dernier. Entre ces deux homonymes se dessine alors une troisième figure, née de cette réappropriation du discours.
Le ton est donné d’emblée : « ce ne sera pas très gai ». Et en effet, les Aurélien abordent les dérèglements climatiques, les effets de migrations, la disparition massive des espèces puis le problème du manque de lieu de vie, de la surexploitation, de la surconsommation, de l’inaction politique et soulignent le regard dénigrant porté sur ceux qui annoncent la catastrophe et incitent au changement – considérés d’abord comme des rêveurs puis des dictateurs.
Tous les arguments sont minutieusement étayés par des chiffres et des études, dans une conférence riche et construite où l’orateur prend souvent l’auditeur pour un enfant qui n’aurait pas mesuré l’ampleur du problème. Le conférencier sur scène vulgarise par comparaison : donner quelque chose à celui qui souffre de famine est différent de donner à celui qui est déjà rassasié. Il évalue les biais sociaux et cognitifs qui empêchent le changement et pointe du doigt – littéralement – les « mauvaises directions » avec lesquelles l’humain se rassure.
Sur un ton étrangement passionné, ce conférencier parle presque sans discontinuer pendant une heure, accroche parfois sur certains termes – ce qui n’est pas le cas pour Aurélien Barrau –, insère un léger temps de poésie en récitant un extrait de l’Ombilic des Limbes d’Antonin Artaud et parsème son discours de quelques gestes rhétoriques. Certains d’entre eux visent à expliciter le contenu du discours : une sphère pour figurer la Terre ou une caresse sur le crâne pour un enfant ; d’autres à marquer l’infantilité ou le fourvoiement aberrant des discours autres, notamment des politiques, qu’il accentue par exemple par un changement de ton accompagné d’un haussement de mains. Les mimiques du comédien rejoignent, quant à elles, partiellement celles de l’astrophysicien notamment dans les fréquents plissements de sourcils.
L’espoir que le conférencier promet en début de conférence est minime dans ce discours sombre, mais apparaît tout de même dans les quelques directions d’actions proposées. Il ne s’oppose pas à l’activisme extrême, mais conçoit que ce moyen n’est pas à la portée de tous, et propose aussi l’activisme « fractal », qui se fait avec les armes de chacun et qui part du vivant. La troisième et dernière partie de la conférence, celle qui touche à l’action, montre surtout la diversité des domaines à prendre en compte afin de changer le monde actuel et d’éviter des conséquences trop dramatiques pour l’être humain : le politique, l’économique, le démographique, le psychologique, le technique, le mythologique et le taxinomique. Il soutient surtout qu’il est possible de bien vivre en modifiant des éléments qui paraissent actuellement essentiels comme la consommation, qui est pratiquée de façon excessive.
En faisant de cette conférence un spectacle, le metteur en scène François Gremaud insère le discours scientifique brut dans un nouveau milieu pour alerter un plus grand public : le contenu en est connu, médiatisé, diffusé, mais les scientifiques « ne savent plus comment le dire » pour que la population réagisse. Une dernière image assène le coup de grâce au spectateur et théâtralise effectivement le discours scientifique jusqu’alors rarement investi d’un jeu très émotionnel : détournant la citation d’Héraclite « le Temps est un enfant qui joue », le comédien, les yeux en larmes, prononce la formule « la Terre est un enfant qui meurt » et reste face à la caméra pendant qu’une musique classique fait augmenter le pathos de la scène. C’est donc au théâtre des pleurs de s’installer et de prendre le relais du discours vis-à-vis du spectateur… L’idée de modifier les comportements en utilisant les émotions, prônée dès le XVIIIe siècle par G. E. Lessing, apparaît quand la référence à Aurélien Barrau disparaît complètement. Cette fin exagère peut-être les ressorts sentimentaux du théâtre, mais permet sans doute de toucher un autre public que celui du monde scientifique, dans un projet esthétique pour le moins osé.