Danse « Delhi »

Danse « Delhi »

Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Critique par Sarah Neu, Michaël Rolli, Valentine Bovey, Darya Feral, Johanna Codourey, Cloé Bensai, Frédérique Sautin et Maëlle Aeby .


Avril 2021

Par Sarah Neu

Un décès et ses variations

© Alan Humerose

Loin d’être un spectacle de danse, Danse « Delhi » est une pièce en sept petites pièces, liées les unes aux autres par un même lieu, des personnages et des thématiques communes, qui entraîne le public, au gré de variations de jeu, sur le chemin rythmé de la vie. Par cette éblouissante production, Cédric Dorier et la compagnie Les Célébrants offrent la première mise en scène en Suisse du texte de l’un des chefs de file de la nouvelle dramaturgie russe Ivan Viripaev. Six personnages s’y croisent, en quête de sens face à des réalités aussi complexes que primaires, comme la perspective de leur propre mort ou celle d’autrui .

C’est le ton neutre et froid d’une salle d’attente d’hôpital qui forme l’espace de jeu, dans lequel les personnages vont se succéder dans les sept pièces. L’antichambre comporte un revêtement de sol en lino gris sur lequel sont éparpillées quelques chaises, dont la disposition diffère à chaque séquence, ainsi qu’une simple fontaine à eau. L’espace aux murs clairs se remplit et se vide à mesure des entrées et des sorties qui se font par l’une des cinq portes marrons de l’arrière-scène. Le découpage visuel des protagonistes, en vêtements contemporains nettement taillés, sur le fond sobre de cette salle épurée, présente une proposition presque cinématographique dans le ton des scènes de vie quotidienne peintes par Edward Hopper. Le metteur en scène dit par ailleurs s’être inspiré de l’univers esthétique du film “Nous, les vivants” du réalisateur suédois Roy Andersson, dont l’humour noir se dégage de tableaux vivants filmés dans un climat particulièrement froid. Ce décor dépouillé laisse de la place à l’intensité des mots et des différentes palettes de jeu qu’il va accueillir.

Ce lieu est propice aux révélations, tensions et remises en question. Les pièces entremêlent les destins de six personnages, dont on a peu à peu l’impression de connaître intimement les ressorts et les failles. On y rencontre une célèbre danseuse-chorégraphe (Catherine, dite Katia), sa mère (Alina Pavlovna), une « femme âgée » anciennement critique de ballet (Léra), l’amant de Katia (Andreï) et sa femme (Olga) ; sans oublier l’infirmière, qui annonce la mort des personnages hospitalisés ; puisque l’auteur russe retire la vie, dans chacune des pièces, à l’un des protagonistes. La spécificité dramaturgique se trouve ici dans la structure du spectacle, dont les intrigues successives sont nouées et dénouées selon une temporalité et une fable qui leur est propre, tout s’insérant dans une logique de progression narrative globale. La relation d’amour entre Katia et Andreï, ainsi que les thèmes de la mort et de la danse, tissent le fil qui traverse l’ensemble des épisodes, au-delà des remaniements situationnels propres à chaque pièce. Les séquences se rejoignent également sur leur début et leur fin, entamées successivement par l’annonce du décès d’un des personnages, et closes par la présence insistante de l’infirmière demandant une signature de l’acte de décès. En intermède, les variations Goldberg viennent occuper mélodieusement les transitions : habile clin d’œil du metteur en scène, lequel envisage la pièce dans son ensemble comme un thème et ses variations.

Les variations de ton sont, sous tous types de formes, au cœur de la prouesse théâtrale exhibée pour elle-même, provoquant parfois une impression d’incohérence. En effet, le jeu, qui flirte avec le surjeu, se présente comme la démonstration un peu appuyée d’une vaste palette de registres possibles accompagnant les variations dramaturgiques. Cette caractéristique peut plaire ou déplaire, mais a l’intérêt de mettre en valeur l’hétérogénéité des sentiments − ou l’absence de sentiments − qu’une annonce de décès, de maladie ou de rejet amoureux peut susciter. La spécificité du format, dont les séquences narratives sont remises à zéro entre chaque noir, contribue avec ces différents degrés de jeu, à explorer les potentialités du théâtre et la richesse de ses modes de représentations de la réalité.

La « danse Delhi » joue un rôle central aussi dans sa dimension symbolique tout au long de l’œuvre dramatique et scénique. Dans la pièce, on apprend que cette danse, qui n’est jamais montrée, est imaginée et chorégraphiée par la danseuse Katia à la suite d’un épisode qu’elle a vécu à Delhi, où elle a été marquée, comme par un morceau de fer chauffé à blanc pressé sur son cœur, par le concentré de misère et de souffrance qu’elle a rencontré. La danse contient toute cette intensité et transfigure cette scène de malheur en beauté. Si elle ne prend jamais forme au sens propre, son évocation accompagne toutefois tous les personnages à un moment ou à un autre de leur cheminement philosophique. Chacune des sept pièces aborde et discute par ce biais des thèmes relatifs au malheur et à la condition humaine, parmi lesquels la douleur, l’acceptation, la culpabilité, l’empathie. La pièce finale se présente alors, après une traversée rythmée d’émotions fortes et de dénouements intérieurs, comme une forme d’apaisement général, rendu possible par la sublimation du malheur.

Avril 2021

Par Sarah Neu


Avril 2021

Les variations « Delhi »

© Alan Humerose

Cédric Dorier met en scène une pièce de l’auteur russe Ivan Viripaev, Danse « Delhi », à l’Oriental-Vevey et à la Grange de Dorigny à Lausanne. Danse intemporelle, sans suite logique ni chronologique, le spectacle, découpé en sept pièces courtes, se construit et se déconstruit en même temps. L’expérience émouvante et cyclique proposée par la troupe Les Célébrants donne le sourire.

Une voix masculine annonce, à la façon d’un métro parisien, le titre de la première pièce, « Chaque mouvement ». Avec un fort bruit d’interrupteur, la lumière s’allume brusquement et l’on découvre une salle d’attente d’hôpital. Une machine à eau pleine, des chaises grises alignées, cinq portes fermées et Catherine, dite Katia (Anne-Catherine Savoy) assise, face aux spectateurs, souriante. Léra (Carmen Ferlan) arrive et annonce la mauvaise nouvelle : « Ta mère est morte ».

À la façon des variations Goldberg de Bach, l’histoire proposée se répète et varie. Telle une musique qui tourne en boucle, les sept pièces réitèrent le même schéma : un personnage meurt – ou bien va mourir – et les réactions face à cet événement se transforment, se modifient et ont une influence sur les relations entre les personnages. Voilà la danse promise. Jamais montrée ni même suggérée, elle est pourtant au cœur de l’action. Cette danse « Delhi » – comme elle est appelée – est faite des souffrances et des douleurs humaines. Elle n’est autre que l’exhibition de la détérioration des rapports entre les personnages et de leurs tourments, face à la mort ou face à un amour impossible. « Ce n’est pas elle qui crée la danse, c’est plutôt elle qui est cette danse même », énonce l’un des personnages à propos de Katia. On pourrait dire de même du spectacle : la danse est la pièce, et la pièce, une danse. À la façon de Raymond Queneau, le spectacle est un exercice de style. Si le texte de Viripaev propose déjà cette gymnastique en imaginant des variations à l’action, Cédric Dorier fait le choix intéressant d’ajouter d’autres types de variations, dans le jeu, dans l’interprétation, dans le rythme et les ambiances. Les sept pièces se colorent alors de façons différentes.

Cette entreprise n’est cependant pas sans risque. En faisant varier systématiquement le style de jeu de chacun des personnages indépendamment les uns des autres, le spectacle produit parfois des effets d’incohérence. « La nouvelle est supposée être horrible, pourtant je n’éprouve pas de terreur » : la première réaction de Katia face à la mort de sa mère est de se mettre à rire sans pouvoir s’arrêter. Dans la deuxième pièce, à texte similaire ou presque mais dans un contexte différent, elle se mure dans une colère noire. Le jeu d’Anne-Catherine Savoy varie avec une grande précision d’un registre à l’autre. Face à elle, Andreï (Denis Lavalou), tout aussi précis, se trouve dans un autre univers : tourné au ridicule, à la façon d’un personnage de Ionesco, avec un maquillage exagéré et une coiffure défaite, affublé d’un costume dans lequel il ne semble pas à l’aise, il rappelle le prétendant maladroit de La Demande de Tchekhov. Surjouant le maladroit, comme l’y invite le texte, il produit en outre des écarts de styles bien moins marqués d’une pièce à l’autre que les autres personnages, notamment sa maîtresse Katia, sans que l’on ne comprenne réellement pourquoi. De même, on peine à saisir le sens de la sur-théâtralisation, dans un autre registre encore, du personnage de l’infirmière (Prune Beuchat, remarquable d’énergie par ailleurs). Le personnage est central, puisqu’il est le seul à apparaître dans les sept pièces. Si, dans les deux premières, son rôle semble relativement mineur, elle gagne en importance, sur le plan dramaturgique, dans les cinq dernières. On pourrait même voir peu à peu dans cette jeune femme la danse elle-même. L’infirmière apporte la douleur (elle annonce la mort) et apaise les personnages (notamment dans la scène finale), comme la chorégraphie évoquée de multiples fois, qui est faite des douleurs humaines. Pourtant, son élocution, qu’on aurait imaginée envoûtante et passionnée, est ici exagérée et délibérément artificielle, accordant une attention à la ponctuation et à l’articulation, parti-pris de mise en scène qui semble fonctionner de façon autonome, et que l’on ne parvient vraiment à rattacher ni au rôle ni à la dynamique des relations avec les autres. La scène finale, dans laquelle l’infirmière aide l’un des personnages à sombrer dans le sommeil et à entrer dans cette danse infinie, laisse pour cette raison même, un peu perplexe.

Conséquence : le déroulement absurde, cyclique et comiquement interminable du texte d’Ivan Viripaev produit ici un effet de redondance. On le regrette d’autant plus que plusieurs propositions intéressantes sont avancées avant d’être oubliées au fil du spectacle, comme celle qui consiste à figer les personnages pour marquer les pauses et les silences – idée originale mise en œuvre dans les deux premières pièces, et qui semble appelée par l’absurde de la situation, mais qui ne réapparaitra plus ensuite.

On sort néanmoins du spectacle – ou plutôt de sa captation – avec le sourire, grâce à l’énergie débordante des comédiens. Mais c’est surtout la finesse et la poésie de la langue et de l’humour du texte de Viripaev, avec ses échos absurdes, qui amusent et réjouissent.

Avril 2021


Avril 2021

Eh bien, jouez maintenant !

© Alan Humerose

Une salle d’attente d’hôpital. Divers personnages à divers moments de leur vie. Des boucles temporelles. Des éclats de rire et de grands pleurs. Une réflexion sur les univers parallèles, et sur la multiplication des possibles narratifs. Dans la pièce en sept pièces Danse « Delhi », Cédric Dorier et la Cie Les Célébrants mettent en scène le texte d’Ivan Viripaev, encore jamais monté en Suisse : difficile d’entrer dans cette danse étrange et hétérogène, qui prend le parti surprenant d’une interprétation tragi-comique touchant au vaudeville bourgeois.

Le texte était prometteur. L’entrée en scène l’est aussi : une histoire aux accents tchékhoviens, saupoudrée d’une petite touche kafkaïenne qui suscite la curiosité des spectateur·rice·s. Assise dans une salle d’attente, crânement, Katia apprend la mort de sa mère. Contrairement aux attentes, elle ne ressent rien : un « anti-sentiment », diagnostique-t-elle. Une vieille dame, proche de sa mère, tente de lui proposer son aide, de la rassurer, s’excitant à mesure que sa protégée s’obstine à rester calme. Mais Katia ne s’en soucie guère : elle veut raconter l’histoire de sa rencontre avec Andreï, à Kiev, alors qu’elle interprétait sur scène sa merveilleuse danse, la danse « Delhi ». Andreï débarque, il apporte un bouquet et ses condoléances, et Catherine finit, là comme ça, dans la salle d’attente de l’hôpital, par lui avouer son amour. Malheureusement, Andreï ne ressent pas la même chose. Très emprunté, il s’en va. À ce moment, l’infirmière arrive pour lui faire signer des papiers. Noir. Salutations.

C’est déjà fini ? Que le temps passe vite quand on s’amuse ! Ah, non, voilà que cela recommence. Le décor n’a pas changé, si ce n’est pour les éclairages et la disposition des chaises dans la salle d’attente. Un peu comme le jeu des sept différences : presque la même scène, presque les mêmes mots. Au début, le dispositif suscite l’intérêt : la scène que l’on voit ici se déroule-t-elle à la place de la précédente ou avant ? Est-ce que l’indifférence de Katia face à la mort de sa mère est due à son chagrin d’amour ? Mais ce chagrin a-t-il seulement eu lieu dans cet univers-là ? La grande force du texte de Viripaev, jeune dramaturge russe, est de proposer sept pièces en une seule. À la fin de chaque proposition, il y a rupture dans la continuité du spectacle : le noir se fait, les acteur·rice·s saluent. Cependant, ce n’est pas une réelle mise à zéro : juchée sur mon siège (derrière mon écran, mais faites un petit effort d’imagination), je me souviens de tout ce qui s’est passé. De plus, les événements des pièces se répondent entre eux, par paires, avec comme fil conducteur la relation entre Katia et Andreï. Dès le début des phénomènes de répétitions, la reprise d’une des tirades de la première pièce, une connivence s’établit entre les acteur·rice·s et le public : tout le monde sait maintenant, plus ou moins, de quoi il sera question. Il ne s’agit plus alors que d’un jeu de variations.

Lorsque Glenn Gould interprète Bach et ses variations, la force de son interprétation vient de la justesse et de la subtilité de son toucher. On ne peut pas varier sans une infime attention aux détails, à ce qui change, sans prendre le temps de saisir, comme on goûte du bout des lèvres un plat, la subtilité de la nuance. Sinon, on appelle cela du décalque, en dessin. Une translation, en géométrie. Ou alors un exercice de style, au théâtre. Fatalement, lorsqu’on propose à des acteur·rice·s de multiplier l’expression des sentiments et d’interpréter des variations sur un même thème, on peut s’attendre à ce qu’ils et elles s’amusent beaucoup en le faisant. Pour le public, cependant, un peu mal assis dans sa chaise (ou derrière son écran, mais ceci reste encore une fois anecdotique), l’impression peut devenir désagréablement scolaire. Si la mise en scène tente de montrer que le jeu d’acteur·rice·s est issu du contexte dans lequel sont prononcés les propos, alors cette démonstration minimale est réussie. Mais qu’en est-il de la transmission des émotions ?

Touchant en effet au cœur de ce que cela fait d’être et de se sentir humain, le texte Viripaev fait réfléchir à la compassion, à la solidarité, à la colère, à la culpabilité et à la nécessité de la souffrance. Le désespoir et les grands discours exposés dans un cadre banal, qui fait contraste avec ces émotions intenses, le théâtre adore, et depuis Tchekhov au moins, on sait aussi que la comédie et la tragédie s’effleurent souvent et que tout dépend alors du jeu. C’est ici que finalement la proposition achoppe : difficile d’apprécier les variations sans une incorporation nuancée, qui s’éloigne du pur plaisir de l’exercice de style (et maintenant, jouez-moi la colère !) pour peindre quelque chose de moins définitif, de peut-être plus réaliste. On n’est jamais entièrement enragé, entièrement triste, entièrement fou ; même un « anti-sentiment » n’a pas autant de constance. La réalité ne se trouve-t-elle pas dans les silences, les pauses, les clairs-obscurs du corps, et le rire aussi ? En voulant parler des grands sentiments, on en oublie presque les affectsqu’on ne trouve pas dans l’exubérance d’un jeu vaudevillesque, au bord du mélodrame. On oublie aussi les émotions, avec une palette de jeu effleurant le vaudeville, qui a tendance à faire l’économie de certaines subtilités du texte, et qui tire vers un comique presque clownesque, reflété par le maquillage de Denis Lavalou (Andreï). La suite de la danse finit par fatiguer : des portes claquent, de grandes révélations ont lieu, on hurle sous des chaises, on s’insulte, on se réconcilie, on pleure. Mais tout cela reste finalement aseptisé comme le décor d’hôpital et mécanique comme les signatures des documents relatifs aux décès, amenés par l’infirmière, qui ponctuent chaque pièce.

Le discours sur la danse « Delhi », qui prend chez Viripaev des dimensions métaphysiques et spirituelles, devient ici un élément aberrant dans ce monde perclus d’ambitions, de terreurs et de souffrances tout ce qu’il y a de plus pragmatique : un adultère, des bouchons, des condoléances, la mort d’une mère, un cancer, une critique sans voix, une infirmière corrompue. À cet égard même si Anne-Catherine Savoy interprète avec une remarquable présence le personnage de Katia, on aurait aimé voir dans ses gestes et ses déplacements un peu de la grâce qui était imputée à son personnage.  Toutes ces exhibitions de jeu et de registres finissent par rendre cette réflexion sur le grand nuancier des sentiments humains un peu autotélique. Du sentiment, certes. Le jeu s’aveugle, et comme une machine emballée, en oublie les émotions.

Avril 2021


Avril 2021

Variations en série

© Alan Humerose

Cédric Dorier, avec la compagnie Les Célébrants, devait présenter sur la scène de l’Oriental-Vevey puis à la Grange de Dorigny (Lausanne) Danse « Delhi », d’après le texte d’Ivan Viripaev, monté en Suisse pour la première fois. L’œuvre est composée de sept pièces, dans lesquelles les mêmes personnages — la danseuse Catherine, sa mère Alina Pavlovna, la critique de danse Lera, l’amant de Catherine Andreï, mari d’Olga, et l’infirmière — se retrouvent dans la salle d’attente d’un hôpital, pour échanger sur la mort de l’un d’eux, sur la danse « Delhi », ou sur la relation adultère d’Andreï et de Catherine. Le metteur en scène se saisit des potentialités qu’offrent les répétitions et les variations dramaturgiques au sein des pièces pour faire alterner tonalités comiques et mélodramatiques.

« Ouf ! C’est tellement bizarre de ressentir ça. On ne sait même pas comment réagir ». Cette phrase est prononcée par le personnage de Catherine (Anne-Catherine Savoy) dans les deux premières pièces, à l’annonce de la mort de sa mère, mais dans des contextes différents. Dans la première, la comédienne est assise, les jambes posées sur l’accoudoir, dans une posture indolente, et, souriante, elle s’exprime sur un ton léger, en fumant. Dans la deuxième, la nouvelle survient après qu’Andreï a rejeté la déclaration d’amour de Catherine. Le costume de la jeune femme n’a pas changé, mais ses cheveux sont attachés. Lorsque Lera (Carmen Ferlan) annonce la mort, Catherine écarte sa main avec un grognement de rage. L’actrice prononce sa réplique sur un ton colérique, traversant la scène, s’asseyant pour se relever immédiatement. Le jeu marque cette fois l’agitation du personnage. Carmen Ferlan, quant à elle, piétine, parle plus rapidement, et prend un ton aigu. L’interprétation du rôle de l’infirmière est celle qui connaît la plus forte variation au cours du spectacle. Dans les premières pièces, Prune Beuchat accentue l’articulation des répliques, et montre son personnage plus qu’elle ne l’incarne. La dernière pièce marque une rupture dans son jeu. Assise avec la tête de Florence Quartenoud (Olga) sur ses genoux, elle lie ses phrases et semble partir dans l’univers onirique de ses pensées. En évoquant la danse « Delhi », ses gestes prennent de l’amplitude et de la fluidité, créant un effet presque hypnotique soutenu par la bande sonore. Sa transformation coïncide avec un changement de décor : les murs de la salle se lèvent, les chaises sont empilées, le plateau est dégagé, et l’éclairage est réduit.

Avril 2021


Avril 2021

Danse Derviche

© Alan Humerose

Dans une salle d’attente d’hôpital, Danse Delhi propose d’envisager sept fois la mort dans des configurations dramaturgiques différentes. Sept pièces dans la pièce – un genre d’exercice de style – où meurent tour à tour les protagonistes, mais où les répliques, les relations entre les personnages et le pouvoir apaisant que provoque la narration de la fameuse danse Delhi se font écho et produisent un effet de spirale. Les deux heures du spectacle permettent de prendre conscience du rôle que joue le contexte dans la manière dont chacun reçoit et accepte les nouvelles malheureuses.

« C’est tellement bizarre de ressentir ça. On ne sait même pas comment réagir. » Et pourtant, cette deuxième réplique de la première pièce sera successivement jouée de manière joyeuse, colérique ou effondrée par Anne-Catherine Savoy, dans le rôle de Catherine, qui au fil des sept pièces perd deux fois sa mère, apprend une fois que cette dernière est atteinte d’un cancer, soutient son amant lorsque sa femme fait une tentative de suicide ou est elle-même annoncée comme morte. Avec Andreï (Denis Lavalou), Léra (Carmen Ferlan), Alina (Helene Theunissen) et Olga (Florence Quartenoud), elle est l’un des personnages qui font face à l’infirmière (Prune Beuchat) leur demandant de signer des papiers liés à la mort d’un proche. Les comédiens proposent à chaque fois un répertoire d’émotions différentes. Entre chaque proposition, un noir se fait, les acteurs s’avancent et le public applaudit jusqu’à ce qu’un signal sonore rappelle les artistes en coulisse pour commencer la pièce suivante.

En plus des variations de jeu et dans la fable, la pièce propose des changements dans les genres dramatiques, les mouvements des comédien.ne.s, les décors, les costumes, sur tous les plans de la mise en scène finalement, ce qui permet d’exposer les multiples potentialités du théâtre, créant toutefois un melting pot parfois incohérent qui pousse à s’interroger sur les motivations de ces changements. En effet, les comédien.ne.s endossent des rôles qui ne sont pas assortis au sein d’une même séquence : quand Catherine est incarnée par Anne-Catherine Savoy dans un registre naturaliste, Andrei (Denis Lavalou) semble, lui, sorti d’une comédie, une sensation renforcée par son maquillage très marqué, tandis que l’infirmière (Prune Beuchat) énonce son texte de manière délibérément artificielle. Ce contraste pourrait sans doute être perçu comme un parti-pris cohérent du spectacle si les personnages ne changeaient pas en outre de registre au sein d’une même séquence : l’infirmière est, par exemple, dans la dernière pièce, tantôt ce personnage à la diction artificielle, tantôt une femme douce à la voix berçante qui apaise admirablement le spectateur. De même, Catherine, censée être la créatrice et l’interprète de la fameuse danse « Delhi », qui n’est jamais montrée, ne possède aucune caractéristique, dans ses gestes, qui pourrait rappeler cette activité de danseuse, tandis que les autres personnages, en particulier ceux de l’infirmière et de la critique Léra, se racontent cette danse avec poésie et grâce, ponctuant leurs propos de mouvements de mains ou de jambes souples et doux. Comme si la mise en scène n’avait pas su trancher entre deux options, celle d’ôter entièrement cette danse à la vue des spectateurs, et celle de la montrer un peu. Le spectacle recèle ainsi une multitude de séquences qui produisent un effet plaisant de façon autonome, mais perdent de leur superbe lorsqu’elles sont confrontées les unes aux autres.

Parmi ces nombreuses propositions, de belles pistes sont explorées comme le déplacement des chaises entre chaque pièce dans cette salle d’attente d’hôpital, qui permet des configurations scénographiques toujours différentes, renforcées par les changements dans la lumière – celle-ci diminue au fil de la représentation –, ou les variations de costumes pour le personnage de Léra. Dans son ensemble, le spectacle charme tout de même : il met en valeur le rôle de la mise en scène et du jeu dans l’interprétation du sens d’un texte, puisque les situations et les répliques qui se répètent invitent le spectateur à des interprétations à chaque fois différentes. En signant les papiers de l’infirmière, c’est le contexte qui risque de définir si nous nous sentirons dévastés, coupables ou apaisés.

Avril 2021


Avril 2021

Théoriser le bonheur pour mieux le danser ?

© Alan Humerose

Les Célébrants, troupe lausannoise dirigée par Cédric Dorier, met en scène le texte de l’auteur contemporain Ivan Viripaev, qui propose plusieurs scénarios différents d’ une action. Si les rôles restent les mêmes tout au long du spectacle, celui-ci se développe en spirale et les personnages évoluent tout en reproduisant des situations et énoncés. Cinq femmes et un homme de différentes générations se confrontent ainsi à la mort tantôt de l’un, tantôt de l’autre, à huis-clos dans une salle d’attente qui s’avère être un microcosme représentatif des questionnements existentiels universels.

La première curiosité de ce spectacle, c’est sa structure : sept pièces qui n’en forment qu’une. Entre lesdites pièces, les lumières sont rallumées, les comédiens saluent, et les décors sont légèrement modifiés. Chacune commence par l’annonce du décès de l’un des personnages et se termine par la signature de l’acte, dans l’hôpital grisâtre. L’esthétique des décors et costumes est inspirée des productions cinématographiques du réalisateur suédois Roy Andersson : murs pâles, couleurs ternes, minimalisme ; la froideur du décor, parfois lassant pour l’œil, est représentative de l’aspect expérimental des situations. Tout se passe comme si le metteur en scène voulait tester l’être humain et ses émotions face à des situations émotionnellement chargées. Apparaissant habillé en docteur à l’ultime fin du spectacle, il vient signaler qu’il est l’instance prométhéenne, régissant la vie et la mort de ses personnages.

Dans cet environnement aseptisé, les méditations et digressions évoquent parfois des souvenirs, des idées étrangères à la réalité morbide. On parle souvent de bien autre chose que de la mort, même si l’on sait, alors que l’arrière-scène présente plusieurs portes alignées, que le trépas est juste là, derrière. La répétition des évènements souligne le côté absurde de la mort, elle qui est universelle et pourtant impalpable. L’interchangeabilité des personnages confrontés à cette expérience et aux réactions qu’elle génère – ou ne génère pas (la tristesse, la furie, le sentiment de vacuité ou l’émerveillement), accentue encore cette absurdité. Si les émotions des personnages sont un premier vecteur de transmission des questionnements face à la mort, le texte évoque aussi des faits choquants : Auschwitz, la guerre en Irak, ou les abattoirs.

L’infirmière et Katia, jouées respectivement par Prune Beuchat et Anne-Catherine Savoy, nourrissent ces questionnements existentiels, en incarnant elles-mêmes deux formes presque ésotériques de la connaissance. L’infirmière, qui « viole l’éthique » en recevant des pots-de-vin, est annonciatrice de la mort lorsqu’elle passe les fatidiques portes. Elle côtoie les cadavres, et ambitionne un voyage en Inde pour apprendre à « maîtriser » la pensée de cette mort. Sa parenté avec le monde des macchabées contraste avec la personnalité vivante et lumineuse de Katia. Cette dernière entend de la « musique » jaillir des poitrines et perçoit la beauté dans la vie organique et sociale de son écosystème. Les bruits de moteurs, de klaxons, et les déflagrations qui surviennent lors des noirs en fin de pièces évoquent le résidu de sa blessure, symboliquement causée par la douleur des habitants de New Delhi. Car, elle l’explique, elle absorbe la douleur du monde de manière à le purifier de sa laideur par l’intermédiaire de la création artistique. Ambassadrice de la vie, elle finit par persuader l’infirmière – ange de la mort – de la puissance de la compassion, et en fera sa messagère. Son parti pris est clair : accepter la culpabilité, c’est la surpasser. Trouver la paix, c’est lutter pour elle et non contre la douleur. Et dans tous les cas, il lui est impératif de toujours rester connectée au premier organe de la danse : le cœur.

On voit bien que ces notions sont chères autant à l’auteur qu’au metteur en scène. Katia demandant rhétoriquement si « le bonheur dépend des circonstances » amène forcément le spectateur à entrevoir sa responsabilité personnelle quant à son bonheur plutôt que de l’attribuer à la fluctuation des évènements. Si la démarche, cependant, amène brillamment à la contemplation intellectuelle, elle reste principalement réflexive : les personnages crient, pleurent, rient aux éclats, mais une sorte d’hermétisme retient le spectateur de s’affecter de la même façon. Il est compliqué de mettre le doigt sur la cause de cette distance. Une identification limitée par la répétition des dialogues, qui donne l’impression d’une identité similaire de tous les personnages, peut-être ? Ce sont des conceptions – l’idée de la compassion, de l’attachement, de l’amour, de l’horreur, du malheur, qui semblent paradoxalement prédominer dans le spectacle, plus que des incarnations qui permettraient au spectateur de les ressentir en son for intérieur sur un mode qu’on pourrait appeler « cathartique ».

Le choix conscient et assumé de laisser la couleur de Delhi et la danse elle-même à notre imagination provoque une question : Dorier, en laissant peu d’affects emporter son spectateur, veut-il illustrer le fait que théoriser le bonheur n’est pas suffisant pour le créer ? La fin du spectacle et le lever des quatre murs pourraient laisser penser que, de même que la création artistique commence et finit par le sommeil – selon les propos de l’infirmière– le spectateur se réveille d’une vision épiphanique qui le poussera désormais à l’action, au contraire des personnages prisonniers de leurs raisonnements.

Avril 2021


Avril 2021

Une danse thérapeutique ?

© Alan Humerose

Cédric Dorier (Cie Les Célébrants) met en scène Danse « Delhi », une pièce en sept courtes pièces du dramaturge russe Ivan Viripaev, dont l’action se situe dans la salle d’attente d’un hôpital. Dans ce spectacle, à mi-chemin entre mélodrame philosophique et comédie satirique, six personnages se rencontrent, se retrouvent, s’affrontent, se confrontent à la mort et célèbrent l’art, l’amour et la vie.

« La critique n’avait pas les mots pour écrire une critique car la danse était un miracle. » (Danse « Delhi », pièce 5). Essayons cependant : le titre Danse « Delhi » se réfère à la danse chorégraphiée par Katia à la suite du choc qu’elle a éprouvé face à la misère humaine sur un marché de Delhi. Katia est une grande danseuse dont l’amant, Andreï, est marié à Olga. Katia a une mère, Alina Pavolvna, et une admiratrice, critique de danse, Léra. Comme l’action se passe à l’hôpital, la maîtresse des lieux est une infirmière, sans prénom et sans lien, autre que professionnel, avec les autres personnages.

Le motif majeur de la pièce est l’effet de sidération progressif créé par la Danse « Delhi » sur les six personnages. Katia l’a interprétée, trois ont assisté à sa représentation : la mère, qui ne l’a pas appréciée, l’amant qui a été subjugué, et la critique, qui y a découvert l’essence même de l’art. Ces quatre personnages vont mourir. Quant à l’infirmière, elle apprend plus tard (pièce 4) l’existence de cette danse par le récit qu’en font les autres personnages, récit qu’elle transmet elle-même à Olga, la dernière initiée (pièce 7). Ces deux personnages vont vivre.

Le motif mineur est l’amour et plus précisément la relation extraconjugale entre Katia et Andreï qui provoque la désapprobation de la mère, l’admiration jalouse de Léra et la tentative de suicide d’Olga.

L’originalité de cette pièce réside surtout dans son architecture semblable à un jeu de construction en sept courtes pièces qui forme une intrigue cohérente bien que non chronologique. La composition joue quelquefois avec la temporalité des événements : la mère, par exemple, meurt dans la pièce 1 et intervient dans une autre figuration dans l’action de la pièce 3. La narration inclut aussi des variations sur un même motif (le récit de la danse selon les personnages dans les pièces 1 à 7), par contraste avec l’ossature stable de l’ensemble : chaque titre de pièce (Chaque mouvement / A l’intérieur de la danse / Ressenti par toi / Avec calme et attention / Et à l’intérieur et à l’extérieur / Et au début et à la fin / Au fond et à la surface du sommeil) est écrit et annoncé par une voix off comme venue d’outre-tombe et chaque clôture de pièce est signalée par le tomber de rideau et le salut des personnages. Cédric Dorier ponctue presque chaque fin d’une pièce par un extrait des Variations Goldberg de Bach, comme pour renforcer la métaphore entre variations dramaturgiques et musicales.

Le lieu des sept pièces est certes unique, mais le décor subit quelques changements signifiants : les nombreuses chaises dans la salle d’attente qui gênent ou, au contraire, permettent la circulation de la parole, disparaissent peu à peu pour finir empilées – à l’image des différentes pièces – dans la pièce 7. Leurs positions varient dans chaque pièce, dans cet espace inhospitalier, dans ce lieu de passage pour cinq personnages en transit et une infirmière. Celle-ci incarne la messagère de la mort administrative qu’elle annonce aux proches, contre quelques billets, tandis qu’ils signent l’acte de décès pour le transfert du corps à la morgue sans autopsie. Et c’est justement dans l’« autopsie », dans la dissection des cadavres que se situe un autre enjeu de la pièce : quel sentiment ont les personnages face à la mort ? Katia prétend éprouver une sorte d’« anti-sentiment » face à la mort de sa mère décédée d’un cancer, un « crabe d’eau douce » selon les mots d’Alina Pavolvna qui pratique l’humour noir pour supporter la vie, un « drame sans fin ». Les deux femmes s’affrontent dans leur conception de l’existence : selon Alina Pavolvna, sa fille a construit son soi-disant bonheur au prix du malheur des autres, en élaborant sa danse « Delhi » (« la danse du malheur heureux ») et en vivant sa relation coupable avec Andreï (« l’amour malheureux de deux bienheureux »). Katia est par de nombreux aspects une figure camusienne : comme Meursault, elle ne pleure pas à la mort de sa mère, elle choisit le salut par la création, le bonheur et l’amour.

Est-ce que Danse « Delhi » nous propose également une mise en abyme sur la création et la réception d’une œuvre de danse ou de théâtre ? La question de savoir si une œuvre d’art peut à ce point changer ceux qui la créent et ceux qui la regardent traverse la pièce, de même que celle de lalégitimité d’une oeuvre qui naît du malheur d’autrui.

Dans la pièce 6, l’infirmière reste seule avec son acte de décès ; dans la pièce 7 et finale, elle refuse l’argent pour la première fois. La comédienne délaisse au fil de la pièce son ton péremptoire et son jeu mécanique. Elle ne joue plus l’infirmière vénale et distanciée : elle est soignante, consolante, elle « s’humanise » grâce au récit de la danse. L’infirmière et Olga, des seconds rôles en apparence, triomphent de la mort et trouvent l’apaisement dans les bras l’une de l’autre, dans le rapprochement des corps et des âmes. Les deux femmes sont, chacune à leur manière, « transcendées » par la danse « Delhi ». A la fin du spectacle, les murs de la salle d’attente se soulèvent, le décor s’ouvre, comme une libération, comme une ouverture vers le rêve.

A l’instar de Viripaev, Cédric Dorier fait le choix judicieux de ne pas montrer la danse « Delhi » sur scène, stimulant par là-même l’imagination et l’interprétation du lecteur-spectateur. Est-ce une chorégraphie ou une allégorie, ou un peu des deux ? La comédienne qui interprète Katia n’esquisse jamais un seul pas de danse et rien dans sa gestuelle et son maintien ne laisse deviner un passé de danseuse. Cédric Dorier travaille de manière impressionniste sur cet évènement fondateur en ajoutant une coloration sonore aux débuts des pièces 3 à 6 ; on entend des bruits de rue qui figurent le chaos indien. Dans un autre registre, l’infirmière (pièce 7) imagine quelques mouvements avec les bras et renverse le contenu d’une poubelle remplie de papiers (les restes des actes de décès ?) sur sa tête afin d’illustrer, de manière maladroite et ridicule, la nature de cette danse symbolique qui puise(rait) son inspiration dans l’horreur pour toucher au cœur et au sublime.

Puisqu’Ivan Viripaev situe la genèse de sa danse en Inde, qu’il découpe sa pièce en sept parties et qu’il fait revivre les morts, on ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec l’hindouisme ; une religion dans laquelle l’âme passe par sept vies successives avant sa réincarnation. Mais est-ce que ces sept pièces successives fournissent aux personnages l’occasion de « s’élever spirituellement » ?

Le jeu ne va pas dans ce sens, en particulier en ce qui concerne l’héroïne Katia (Anne-Catherine Savoy), qui se réjouit du suicide d’Olga car elle espère posséder Andreï pour elle seule. Il est également difficile de croire en l’amour romantique de ce couple, à son coup de foudre originel quand les deux amants jouent, ou plutôt surjouent, « déguisés » avec des perruques – et ce, même si le jeu de Denis Lavalou (Andreï) est remarquable lorsqu’il est possédé par la folie (pièce 6). A noter aussi, la justesse de Carmen Ferlan (Léra) dont la pertinence des costumes contribue, par ailleurs, à la cohérence de la pièce. Alina Pavolvna, enfin, est un personnage complexe joué par Hélène Theunissen qui réussit vraiment à être crédible malgré l’extrême variété des situations et des tonalités de jeux imposée par son rôle.

La pièce se caractérise par l’invraisemblance de l’intrigue et sa mise en scène frôle souvent l’absurde ; on y retrouve le comique métaphysique d’un Ionesco (Cédric Dorier a mis en scène Le Roi se meurt en 2019) lié à la démystification de la mort. Par ailleurs, le metteur en scène place cette citation d’Ivan Viripaev en exergue de son spectacle : « Parce que je pense que le théâtre est une forme émotionnelle du discours philosophique. » Ce discours philosophique lorgne du côté de Camus et de Sartre avec un Andreï aux « mains sales » (Les Mains sales est du reste, une pièce « en sept tableaux »). Les dialogues interrogent le spectateur sur la question de la culpabilité individuelle (l’adultère, le suicide) ou collective en convoquant lourdement Auschwitz comme un événement alliant douleur et horreur, à l’instar de l’épisode qui fut à l’origine de la danse « Delhi » …

Les thèmes de la pièce sont multiples : l’acceptation d’une fille par sa mère, le choix de vivre sa passion artistique et amoureuse en dépit des dilemmes éthiques et personnels, la conscience de notre finitude, la compassion face à la douleur du monde, etc. Mais trop de thèmes disparates et d’émotions contradictoires finissent par s’auto-détruire et le spectateur ne sait plus sur quel pied danser…

Avril 2021


Avril 2021

Faudra-t-il la voir pour le croire ?

© Alan Humerose

Danse « Delhi » n’est pas un spectacle de danse. Et en même temps, la danse, ou plutôt cette danse-ci, est au centre de la pièce. Vous ne la verrez pas, mais l’intérêt réside dans le fait qu’à la fin, vous la comprendrez.

Vous êtes danseuse. Vous êtes danse. Vous êtes la fin de la danse. Danse « Delhi » est un texte publié en 2011 par le dramaturge russe Ivan Viripaev, dont l’écriture s’inscrit dans un courant théâtral relativement nouveau. Ce dernier se développe en Russie à partir des années 1990, en réaction à une culture du théâtre focalisée sur les pièces classiques et monopolisée par les institutions étatiques.

Nous sont proposés ici six personnages aux histoires entremêlées : une critique de ballet (Léra), son amie (Alina Pavlovna), la fille d’Alina (Katia Pavlovna), l’amant de Katia (Andreï) et la femme d’Andreï (Olga). Seul un personnage est externe au petit groupe, l’infirmière. Le texte est scindé en sept parties, l’action étant à chaque fois située dans un salon d’hôpital réservé aux familles. Chacune de ces sections débute par l’annonce d’une mort et se termine sur une demande de signature de papiers administratifs. Elles ont également en commun la répétition de thèmes, motifs et dialogues, parfois littéralement. En revanche, ces sections ne se suivent pas dans une linéarité chronologique ; la pelote du temps fourche en dimensions parallèles, ce qui permet de proposer au lecteur un aperçu des réactions et des priorités de chacun, confrontés à des morts différentes.

Car Danse « Delhi » est avant tout une pièce sur la mort, sur la réaction à la mort d’un proche, la culpabilité ou l’absence de culpabilité lorsqu’un évènement nous lie à la mort de quelqu’un, ou encore la prise de conscience de notre propre mortalité. Viripaev offre un propos philosophique qu’il développe dans les trajets émotionnels de ses personnages. Les dynamiques des relations entre ces derniers – adultère, rapport compliqué entre mère et fille, amitié déséquilibrée, offrent des points de vue différents. Dans cette salle d’attente, la danse « Delhi » inventée par Katia est finalement présentée comme un remède miracle, un procédé permettant d’atteindre la paix.

Quelque chose d’atroce, une douleur aigüe mais rapide puis la paix et la beauté. C’est donc la danse, et par incidence, l’art, qui sont ici offerts comme solution à la souffrance ; un moyen d’accepter les horreurs du monde par sublimation. Et Cédric Dorier a raison de ne pas nous la montrer, cette chorégraphie. Car on ne peut pas faire miroiter au public une expérience bouleversante, si l’on en croit la description qu’en font les personnages de la pièce, qui semblent être extrêmement impactés, de manière quasi surnaturelle, et être certain qu’une fois vue, la danse aura le même effet émotionnel chez les spectateurs. Ainsi, après avoir entendu raconter les bienfaits et la beauté de cette danse pendant aussi longtemps, l’expérience « révélatrice » n’aurait sûrement pas été à la hauteur des attentes pour le public et aurait changé la direction du propos.

Il y a cependant, selon moi, une incohérence entre d’une part la manière dont est évoquée cette danse harmonieuse dans le texte lui-même et dans les gestes des personnages qui en ont été témoins, qui l’imitent avec des mouvements lents, flottants et gracieux, et d’autre part la gestuelle vive, brusque et la diction stricte de Katia, qui est censée en être la créatrice et l’interprète. Ce contraste a eu pour effet chez moi de rendre douteuse l’existence, dans la fiction, de la danse « Delhi ». Est-ce le but ? Peut-être Cédric Dorier souhaite-t-il montrer que la catharsis associée à cette danse n’est qu’un fantasme – mais en ce cas comment interpréter le dénouement de la pièce, qui en montre l’effet apaisant ?

La fin du spectacle, justement, permet de montrer les bienfaits de la danse « Delhi » de manière plus concrète. En effet, dans les parties précédentes, les personnages semblent garder, d’une séquence à l’autre, une certaine cohérence psychologique avant qu’une crise ne chamboule leur manière de penser. Ainsi, si l’action est réinitialisée à chaque salut des comédiens, une évolution est tout de même perceptible, confirmant la nécessité de jouer l’ensemble des sections dans cet ordre. Or dans la dernière partie, le personnage de l’infirmière, qui jusqu’alors était incarnée par un jeu plutôt franc, une diction assurée et le regard souvent adressé au public, prend soudainement une douceur et une profondeur nouvelles. Lors de mon visionnage de la pièce, j’ai eu un moment d’incompréhension face à ce changement étrange, avant de comprendre que dans ce dernier tableau, contrairement aux précédents, l’infirmière a vu Katia danser de ses propres yeux, et que c’est ce qui explique sa transformation totale.

Malgré les thèmes plutôt lourds, Cédric Dorier parvient à créer un spectacle très dynamique. Le décor fixe de la salle d’attente d’hôpital se métamorphose à chaque « acte » après un ballet de chaises. L’exploration et l’utilisation de ces dernières par les comédiens soutiennent leur interprétation énergique, ils n’hésitent pas à se cacher dessous ou à se percher dessus. Le ton est majoritairement comique, exagéré, presque sur-joué chez certains comédiens. Les répétitions des mêmes dialogues dans des contextes différents prennent une signification différente ; cela est bien marqué et a pour effet d’interpeller le spectateur qui les reconnaît. Le va-et-vient rapide entre des états émotionnels extrêmes provoque le rire. Le format finit toutefois par être lassant dans sa redondance, au cours des sept pièces successives comprenant chacune leur noeud, leur crise et leur dénouement.

Reste que le spectacle proposé par Cédric Dorier est énergique à en ressusciter les morts. Il invite finement à la réflexion, notamment quant aux effets thérapeutiques de l’art mais également à la dimension éthique de l’utilisation (voire de l’exploitation) d’expériences vécues par certains et mises à profit par d’autres sous couvert de faire de l’art. Il propose également un mode de résilience général basé sur la compassion et l’acceptation de la douleur. Ce spectacle sera utile notamment aux angoissés, aux parents, aux coupables, et aux artistes.

Avril 2021


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