Le Malade Imaginaire
De Molière / Mise en scène par Cyril Kaiser (compagnie Le Saule Rieur) / Théâtre des marionnettes de Genève / Spectacle programmé en novembre 2020 annulé après une représentation en raison des conditions sanitaires / Captation vidéo réalisée au Théâtre du Crève-Coeur en 2019 mise à disposition des participants de l’Atelier critique / Critique par…
Novembre 2020
Par Valentine Bovey
Argan et la sorcière
Au théâtre du Crève-cœur puis au Théâtre des marionnettes de Genève, Cyril Kaiser propose une mise en scène du Malade Imaginaire de Molière qui nous emmène dans un univers excentrique, tout imprégné de la commedia dell’arte. Plus de la moitié du personnel scénique se compose de… marionnettes, pour une exploration novatrice du rapport étrange d’Argan à son hypocondrie. Un thème curieusement d’actualité.
Dès la première scène, les éclairages évoquent un hôpital, ou peut-être même un asile : sous une lumière blême qui fait ressortir son aspect hagard et maladif, Argan est allongé dans un lit, en chemise de nuit. Il compte son argent et ses médicaments, dans une litanie bien connue. Cependant, Argan n’est pas seul : le comédien Joël Waefler, qui l’incarne, anime une marionnette avec laquelle il interagit. Il s’agit de Monsieur Fleurant, son apothicaire. Nous voici littéralement plongé·e·s dans le théâtre de la maladie : tout le dispositif scénique fait apparaître Argan comme un homme s’inventant mille et un problèmes de santé, persuadé d’être constamment proche de la mort, et habité par les voix de son pharmacien et de son médecin.
La présence de marionnettes peut tout d’abord dérouter les spectateur·rice·s : l’originalité de la mise en scène ne tient pas à une actualisation spatio-temporelle radicale (à l’image de L’Avare de Lagarde, en 2017, qui se passait dans un entrepôt d’import-export) mais bien dans la présence de personnages entièrement représentés par des marionnettes parfois de taille humaine, animées par les comédien·ne·s elleux-mêmes. Un léger malaise, proche du sentiment d’étrangeté dont parle Freud, saisit d’abord face à ces pantins aux couleurs vives et de facture naïve qui parlent avec des voix contrefaites. Cependant, la richesse de ce procédé – d’ailleurs inscrit dans un contexte plus large puisque la compagnie du Saule Rieur est spécialisée dans les mises en scène hybride, avec marionnettes et acteur·rice·s – apparaît immédiatement : le puéril Argan joue avec des marottes, qu’elles soient marionnettes ou idées fixes. Le procédé de déréalisation créé par les rôles « joués » par des pantins animés pose avec insistance aux spectateur·ice·s la question de l’existence de Monsieur Fleurant, du Docteur Purgon, ou même de Béline, la seconde femme vénale et maternante, qui deviennent autant de fantasmes du malade. Le lit d’Argan, véritable théâtre dans le théâtre, est le lieu du spectacle et de la guérison.
Car si Molière révèle dans Le Malade imaginaire les vertus thérapeutiques du spectacle, la compagnie du Saule Rieur accentue encore ce motif. En plus de l’effet de dédoublement fictionnel très didactique produit par les marionnettes, le personnage de Toinette, en raison du nombre réduit de comédien·ne·s de chair et d’os sur le plateau, prend ici un rôle particulièrement central, qui est le point fort de cette proposition. Bien plus que d’une simple servante d’Argan, pendant féminin d’un Scapin rusé, impertinente mais toujours bienveillante, Nicole Bachmann donne, dans un jeu rythmé et engagé, une interprétation de Toinette proche de celle d’une sorcière, femme médecin ambiguë qui saura finalement sortir Argan de ses marottes, véritable Voodoo Child au son de la chanson de Jimi Hendrix. Pour que le processus de guérison aboutisse, il faut faire disparaître les marionnettes : chacun de ces personnages fantasmatiques est à tour de rôle, pour ainsi dire, exorcisé. Par un effet de miroir, à l’heure où nous sommes tou·te·s condamné·e·s à être des malades imaginaires en puissance, puisque chacun·e s’ausculte, se scrute et s’écoute en permanence pour guetter les symptômes du Covid-19, la mise en scène de Cyril Kaiser résonne particulièrement. Face à l’angoisse causée par une maladie malheureusement très réelle, la posture de Toinette nous permet de prendre, le temps d’un court instant, un peu de distance pour rire de nos propres comportements, et ainsi mieux nous comprendre.
Novembre 2020
Par Valentine Bovey
Novembre 2020
Par Darya Féral
Thérapie théâtrale
Cyril Kaiser met en scène Le Malade Imaginaire de Molière en confiant à quatre comédien.ne.s l’interprétation des rôles et la manipulation de sept marionnettes. Le spectacle interroge le pouvoir du théâtre, remède au mal de solitude.
Bourgeois qui se croit gravement malade, Argan décide de marier sa fille aînée Angélique, qui aime Cléante, au neveu de son médecin. Toinette, la servante de la maison, élabore un plan afin d’assurer le mariage des amants et d’exposer les hypocrites qui gravitent autour d’Argan. Le spectacle a été présenté en 2019 au Théâtre du Crève-Cœur par la Compagnie du Saule Rieur, dirigée par Cyril Kaiser, et devait être repris en 2020 au Théâtre des Marionnettes de Genève. La compagnie avait déjà proposé deux mises en scène dans lesquelles comédien.ne.s et marionnettes coexistaient : L’Ours de Tchékhov (en 2017) et la Cantatrice Chauve de Ionesco (en 2018). Dans Le Malade Imaginaire, la mixité entre comédien.ne.s et marionnettes procure un plaisir ludique aux spectateurs.rices, invité.e.s à apprécier le potentiel comique du texte et la virtuosité du jeu des comédien.ne.s.
Dans cette mise en scène, Argan est présenté comme engagé dans un processus de guérison : le manque d’amour initial dont il souffre est comblé non par les personnages-marionnettes (Béline et le corps médical), mais par sa fille. En effet, les marionnettes incarnent ici les manipulateurs, dans lesquels Argan met toute sa confiance et son argent, mais qui ne lui prodiguent pas l’amour qu’il recherche. Cette distribution souligne efficacement l’état d’isolement initial dont le personnage est affecté. Joël Waefler, qui interprète Argan, est alors seul, entouré de marottes, sur son lit surmonté d’un rideau, ce qui rappelle le cadre d’un spectacle de marionnettes. L’attribution des rôles permet de s’interroger sur la nature imaginaire de la maladie d’Argan. Il joue comme un enfant avec les marionnettes du corps médical et se déclare malade ; il cherche l’amour inconditionnel de sa femme Béline, d’un naturel plus matériel. Face à l’insistance du personnage à se croire malade, Toinette déclare : « vous êtes fort malade, j’en demeure d’accord, et plus malade que vous ne pensez ». Nicole Bachmann, interprétant la servante, se tourne face au public et fait un geste de la main qui suggère la folie d’Argan. Les médecins ayant échoué, c’est à Toinette de guérir ce mal, qu’elle diagnostique comme une folie.
La servante se sert de l’art théâtral pour guérir Argan, qui s’illusionne sur les sentiments de ses proches. La proposition de C. Kaiser met l’accent sur le fait que les deux mises en scène successives de la fausse mort d’Argan par Toinette sont déterminantes dans le processus de guérison du malade. La première le désillusionne sur l’amour de Béline, et la seconde le rend à la vie en lui dévoilant l’amour d’Angélique. Argan s’émancipe alors de ses marionnettes et de leur hypocrisie. Le comédien ouvre le rideau de fond de scène, dévoilant la coulisse, et déclare trois fois (alors que la phrase n’apparaît qu’une fois chez Molière), à l’adresse d’une marionnette pendue au mur, et prenant le public à témoin : « Je ne suis pas mort ».
Cette révélation de la coulisse met fin, littéralement et métaphoriquement, au jeu des marionnettes, qui disparaissent au profit des trois personnages incarné.e.s par des comédien.ne.s, qui s’étreignent : Argan, Cléante (Blaise Granget), et Angélique (Vanessa Battistini). Débarrassé de ses marionnettes, et recevant enfin l’amour qu’il cherchait, Argan, pris d’un sursaut vital, est guéri. Le théâtre dans le théâtre se révèle par là capable de rassembler les personnages qui s’aiment, de pallier leur solitude ou leur séparation. La cure n’est donc pas tant dans la fiction que dans l’acte théâtral lui-même.
Novembre 2020
Par Darya Féral
Novembre 2020
Par Sarah Neu
Les marottes imaginaires
C’est une actualisation brillante du Malade imaginaire de Molière que proposent Cyril Kaiser et sa Compagnie Le Saule Rieur avec une création dans laquelle huit des douze personnages sont incarnés par des marionnettes. Celles-ci, maniées par quatre comédiens et comédiennes au jeu vif et maniéré, sont particulièrement expressives. Une mise en scène extravagante et colorée qui revisite le grand classique en mettant en lumière l’action purificatrice du théâtre.
C’est après trois brefs prologues, hommages à la tradition de la comédie-ballet introduite par un moment musical et dansé, que le public retrouve son malade préféré recroquevillé dans un lit de bois étriqué au centre de la scène. Argan a l’allure ahurie et malicieuse d’un enfant maniant un jouet. Son long monologue d’entrée est ici adressé à une petite marionnette qu’il agite. Celle-ci représente son apothicaire bien-aimé, Monsieur Fleurant. Dès lors, la pièce se poursuit mêlant avec fluidité comédien.nes et marionnettes à tel point que les spectateurs et spectatrices cessent presque de les distinguer. Avec une énergie rythmée et bariolée, les entrées et sorties des différents personnages sont systématiquement annoncées par leurs apparitions graphiques derrière deux cadres découpés en fond de scène. Pour la répartition des rôles, le choix du metteur en scène a été d’attribuer les personnages hypocrites et tricheurs aux marottes, dont les traits portent le masque perfide d’un désintérêt caricatural. Ainsi, l’ensemble du corps médical et l’épouse manipulatrice Béline prennent corps grâce au travail minutieux du facteur de marionnettes Christophe Kiss. Ses créations mettent en évidence avec acuité et humour les stéréotypes grotesques qu’incarnent les différents partis en présence, que ce soit par la poitrine surabondante de l’épouse faussement maternante ou les traits vicieux et estropiés des médecins calculateurs. Si le texte de Molière est respecté à la lettre, plusieurs éléments, dont un interlude musical cadencé par du Jimi Hendrix, se font porteurs d’une veine plus contemporaine. Le jeu des quatre comédien.ne.s, quant à lui, est empreint des codes très expressifs de la commedia dell’arte. C’est une prouesse qu’ils accomplissent en manipulant et caractérisant par différentes voix les douze personnages de la pièce, au point que le public, gagné par le rire, finit par oublier que de nombreux échanges sont le fruit d’une seule et même personne.
La mise en scène, qui érige Toinette au rang de maîtresse du jeu, peut être vue comme une mise en abyme du théâtre. Particulièrement lorsque celle-ci, orchestrant la simulation de mort d’Argan, mène son petit monde domestique à la baguette, à la manière d’un Molière mettant en scène sa propre troupe. L’action a alors fonction de déployer la résolution ultime de l’intrigue. Le malade obstiné, après avoir fait le mort pour percer à jour les sentiments sincères de sa maisonnée, réalise que le plus grand des maux réside dans l’ignorance de la valeur de l’amour. Il découvre alors que le remède se trouve chez ses véritables proches et guérit par la seule force du lien, cela au même titre que le public, qui bénéficie dans la salle des bienfaits du théâtre.
C’est un plaisir que de voir ce classique adopté et investi par la grande famille chaleureuse que forment la Compagnie du Saule Rieur et ses figurines, après un travail similaire sur L’Ours de Tchékhov et La Cantatrice chauve de Ionesco. La pièce, alors qu’âgée de plus de trois cent ans, se laisse redécouvrir avec fraîcheur et intelligibilité.
Novembre 2020
Par Sarah Neu
Novembre 2020
Par Alicia Carron
Les manipulateurs manipulés
La compagnie du Saule rieur propose une version inédite du Malade imaginaire. Au fil de la représentation, le public oscille entre rire, angoisse et empathie. La mise en scène ajoutant des marionnettes aux mains des comédiens, décuple le potentiel expressif et comique de la pièce de Molière.
Quoi de mieux pour mettre en scène un fameux hypocondriaque, tiraillé entre son statut de père et son obsédante maladie, que des marionnettes, images de la duplicité ? La compagnie « Le Saule rieur » a relevé ce défi en proposant une version du Malade imaginaire interprétée à la fois par des comédiens et par des marionnettes auxquelles ils prêtent leurs voix. Après avoir prêté ses talents à Tchekhov et à Ionesco, la troupe guidée par Cyril Kaiser ne peut plus se séparer de ce mode d’expression alternatif ! Celui-ci agit dans Le Malade imaginaire comme embrayeur, à la fois du rire et de la réflexion.
La distribution révèle déjà un des enjeux de la pièce puisque les personnages marionnettisés ne sont pas déterminés de manière anodine. Ce sont les personnages manipulateurs qui se voient ici manipulés par les comédiens, sur scène. Il n’y a donc aucun doute pour le spectateur quant à la vraie nature et aux valeurs morales des personnages.
Entre hypocrisie, schizophrénie et déguisement, la marionnette matérialise ce que la pièce thématise. Le dédoublement (voire détriplement) de soi est littéralement expérimenté par les comédiens qui, à quatre, incarnent les douze personnages de la pièce. Ils excellent à revêtir les divers rôles, à tel point que le spectateur s’étonne de n’applaudir que quatre personnes au moment du salut final.
Paradoxalement, la marionnette, figure figée par des traits arrêtés, revêt une expressivité qui égale, voire surpasse, celle des comédiens. Le procédé d’animation d’une matière inanimée par le comédien semble décupler ses talents. Le changement de voix, la mise en mouvement de la marionnette et l’alternance presque simultanée entre deux rôles requièrent une habileté maîtrisée ici prodigieusement par les comédiens.
Pour distinguer les personnages qu’ils interprètent, les comédiens modifient leur voix lorsqu’ils passent de l’un à l’autre : les marionnettes parlent ainsi d’une voix passablement grotesque, qui accentue le ridicule des personnages qu’elles incarnent. Il est au début un peu déroutant, voire agaçant, d’entendre ces marionnettes s’exprimer avec tant d’exagération et si peu de naturel, même si au fur et à mesure du spectacle, le public s’y habitue et s’en accommode.
Ce qui est certain, c’est que la mise en scène de Cyril Kaiser stimule le spectateur par son dynamisme. Les personnages apparaissent tantôt directement sur le devant de la scène, tantôt aux fenêtres découpées dans le rideau de fond, surgissent d’un côté, disparaissent de l’autre et gravitent autour du lit d’Argan. Les dialogues s’enchaînent à une telle allure qu’on en oublie le langage désuet, potentiellement plus complexe à suivre pour certains spectateurs modernes. L’aura de la commedia dell’arte flotte sur la pièce. Elle imprègne les scènes d’humour, de vitalité et d’expressivité. Ce que le spectateur peut apparenter à du « surjeu » s’illustre dans une tendance à l’accentuation et à la dramatisation des émotions et réactions. On y voit régulièrement des personnages se jeter à terre de désespoir ou sauter en l’air de bonheur.
Cette interprétation du texte de Molière dédouble sa portée, entre comique et tragique. Il surgit en effet chez le spectateur, de manière inattendue, une certaine empathie et une pitié pour Argan. C’est que le jeu, la fausseté, le masque ou l’hypocrisie sont des comportements amplement montrés par cette mise en scène. La représentation s’emploie à faire tomber le rideau du mensonge. Le spectateur ne peut que s’identifier à Argan, qui est finalement le plus honnête parce que le plus naïf des personnages. Théâtre dans le théâtre, l’usage des marionnettes sert une revendication de la pièce : il faut faire tomber les masques et dénoncer la supercherie qu’est le monde.
Novembre 2020
Par Alicia Carron
Novembre 2020
Par Charlyne Genoud
Le double jeu d’un malade
La mise en scène du Malade imaginaire que propose Cyril Kaiser au théâtre du Crève-Coeur de Genève a la particularité d’inclure des marionnettes, un dispositif dont découle un double jeu déterminant pour le déroulement de la dernière comédie qu’écrivit Molière avant de mourir.
Deux et deux font quatre, et deux font six, et six font douze ; douze personnages, pour quatre comédiens.
Pour cette pièce illustrant le comportement, au sein de sa famille, d’un homme aliéné par son hypocondrie, Cyril Kaiser imagine un dispositif complexe qui allie sur scène la présence de marionnettes et celle d’acteurs. Quatre comédiens apparaissent tour à tour pour jouer l’ensemble des personnages du Malade imaginaire, interprétant eux-mêmes les protagonistes, et, en même temps, donnant vie aux personnages secondaires par l’usage des marionnettes. Un pari complexe mais très réussi puisqu’ils parviennent, au moyen d’un surjeu très poussé et d’un maniement habile des marionnettes, à ce que l’on oublie que les comédiens interprètent parfois plusieurs rôles à la fois. Ce double jeu sert aussi métaphoriquement une histoire qui a pour sujet des personnages fourbes comme l’apothicaire vénal, premier représentant du corps médical vicieux. La sinistre marionnette qui l’incarne est ainsi maniée par l’interprète d’Argan (Joël Waefler), soulignant l’auto-persuasion du malade imaginaire. Lors d’un entretien, Cyril Kaiser affirme : « Le théâtre, dans sa première fonction, doit dévoiler les gens qui trichent ». A la scène, cela se traduit par l’aspect parfois effrayant des marionnettes, qui ne laisse pas de doute sur leur mauvais fond. Quant au dénouement des pièces, il explique : « La deuxième fonction du théâtre est de faire en sorte que l’amour émerge et que les âmes pures puissent se reconnaître (…). Il y a alors un ordre qui se rétablit. ». Le désordre du début du Malade imaginaire s’organise sur deux niveaux ; l’un est clairement visible à travers la névrose d’Argan. Mais l’autre, selon la lecture qu’en fait Kaiser, est celui d’une famille incestueuse, au sein de laquelle les protagonistes n’assument pas leur rôle social. Ce désordre systémique apparaît avec Toinette, par exemple, qui se comporte plus en épouse rebelle qu’en servante, ou avec Béline, femme d’Argan par remariage, qui joue plus un rôle de mère que d’amante, ou encore, avec Angélique et Louison, qui tendent davantage à être les maîtresses d’Argan que ses filles – c’est du moins la lecture que fait Kaiser de la scène où Louison révèle à son père le secret de sa sœur. Cette lecture des rôles féminins gravitant autour du « malade » sont sujettes à caution, mais la mise en scène qu’en offre Cyril Kaiser a ceci de passionnant qu’elle révèle par des tours adroits cette double lecture possible du texte.
La pièce originale, qui mêle ballet et théâtre, est le produit d’une époque qui voit de plus en plus la musique s’introduire sur les planches. Cyril Kaiser adapte cette démarche à notre temps, en remplaçant par exemple la pièce musicale originale insérée dans l’un des intermèdes par du rock. Les interludes sont dès lors fantaisistes et rafraîchissants, mais bien plus courts que ceux qui avaient été imaginés par le dramaturge du Grand Siècle. On regrettera à ce titre la suppression de certains intermèdes comiques, comme celui qui, chez Molière, fait intervenir Polichinelle, une plongée dans l’univers de la commedia dell’arte dont le personnage de Toinette est en partie inspiré et qui, plus généralement, constituait l’une des sources d’inspiration de Molière. L’un des prologues choisis par Kaiser est en revanche fidèle au texte original dans sa version remaniée dès le XVIIe siècle pour un personnel réduit, et se présente comme particulièrement pertinent et envoûtant : après un premier moment dans lequel Argan garde le silence mais communique avec force grâce à ses expressions faciales, le public voit apparaître Angélique en bord de scène. Jouant de la marotte qu’elle tient à la main derrière un cadre percé dans un rideau, elle entame « Votre plus haut savoir n’est que pure chimère » pour conclure avec emphase sur un « Et tout votre caquet ne peut être reçu, que d’un MALADE IMAGINAIRE » presque mystique. Ce moment liminaire est aussi le moyen qu’a trouvé Kaiser pour introduire les contours d’un décor neutre, composé de rideaux qui permettent tant le jeu des marionnettes que les entrées et sorties parfois fracassantes des comédiens. Sur cette toile de fond, leurs déplacements sont singulièrement synchronisés, notamment lorsqu’Angélique discute de son amour en compagnie de Toinette, et que toutes deux entament de lents pas-châssés, dans une symétrie qui symbolise la concordance de leur perspective tout au long de la pièce. Autant de dispositifs qui illustrent une lecture aussi passionnante que personnelle de la pièce de Molière.
Novembre 2020
Par Charlyne Genoud
Novembre 2020
Trop fou pour être malade
Il va sans dire que la captation d’une représentation ne profite ni de la magie du théâtre, ni des effets spéciaux du cinéma. Il faut une dose d’imagination pour se projeter au théâtre, et heureusement, l’univers excentrique de Cyril Kaiser permet d’y parvenir en peu de temps. Grace à la folie et au rythme soutenu qui caractérisent la commedia dell’arte, très présente ici, même Argan n’a pas le temps de penser à son hypocondrie et se soigne par la comédie au fur et à mesure du spectacle.
Les maladies d’Argan sont certes imaginaires, mais l’état de sa santé mentale reste inquiétant. Son comportement obsessionnel et excessif le rend égoïste et peu aimable, il s’enferme chez lui et perd toute son autorité. Même la servante Toinette se moque de lui. Son hypocondrie a un impact négatif sur tous les aspects de sa vie, au point qu’il décide de marier sa fille Angélique à un médecin qu’elle n’aime pas afin de profiter gratuitement et constamment des consultations médicales.
La création de Cyril Kaiser commence avec Argan cloué au lit ; la lumière bleue accentue son aspect maladif. Joël Waefler, dans la peau du protagoniste, manipule aussi une petite marionnette incarnant Monsieur Fleurant, son apothicaire. Le metteur en scène travaille depuis trois ans avec des marionnettes et il leur donne autant d’importance sur scène que les comédiens. Elles représentent ici les personnages fourbes, notamment les médecins et la femme d’Argan.
L’univers de la commedia dell’arte donne un dynamisme spectaculaire à cette création. Certains archétypes sont explicitement représentés, par exemple celui des amoureux, dont la gestuelle est prêtée à Angélique et Cléante, qui se balancent d’une jambe sur l’autre de manière marquée, ou encore la Colombina dont Toinette reprend ici l’attitude, particulièrement audacieuse et franche. Les quatre comédiens communiquent leur bonheur débordant ; leur joie enfantine est charmante et contagieuse. Et ils ont autant de plaisir à jouer la tristesse que la folie : les démonstrations sont certes exagérées mais, la plupart du temps, elles restent touchantes. Comme les comédiens de la commedia, les artistes du Saule Rieur sont polyvalents : ce sont des marionnettistes, des chanteurs, des acteurs, des bouffons et des clowns.
Les sept marionnettes sombres et cauchemardesques réalisées par Christophe Kiss incarnent les méchants de la pièce, les médecins Purgon, façon Borsalino, les Diaforius, en noir, et Béline, la femme fatale d’Argan qui veut juste profiter de son argent. Les marionnettes en miniature d’Angélique et Louison fonctionnent bien dans les cadres, mais sur scène ce sont les marionnettes de taille humaine qui prennent vie plus facilement. Ces grandes marionnettes ont une place égale à celle des comédiens. La fusion entre marionnettes et comédiens qui se manifeste dans le jeu, les costumes et le maquillage clownesque représente une très jolie métaphore : à la fin du spectacle, Argan se libère des marionnettes vicieuses et il se sent mieux, comme si la folie du théâtre lui avait donné une seconde vie.
Le motif du double jeu se trouve partout dans la pièce de Molière : Béline profite d’Argan, elle ne l’aime pas vraiment, Toinette se travestit pour exposer l’absurdité de la conduite des médecins. Cyril Kaiser ajoute encore une subtilité au double jeu, lorsqu’il fait sortir les côtés cachés des personnages par le jeu et le déguisement : la possibilité d’une attirance érotique entre Argan et Toinette surgit ainsi au moment où celle-ci est revêtue de l’habit de médecin. Les comédiens jouant des personnages multiples, il est important qu’ils différencient leurs rôles, autant vocalement que physiquement. Si le changement entre Béralde et Cléante est plutôt difficile à saisir car la différence entre les deux jeux est peu marquée, en revanche les autres rôles sont très différenciés, et Vanessa Battistini, qui incarne Angélique, propose notamment un changement très comique lorsqu’elle joue Louison.
Les personnages ont tous quelque chose de clownesque, qu’on décèle dans les regards ou dans un rire insolite qui exprime de la vulnérabilité. Ce lien avec les clowns apporte une grande humilité aux personnages. Même si Argan a beaucoup de traits communs avec un Pantalone avare, cette production met plutôt en évidence sa naïveté et sa fragilité au travers d’un jeu enfantin. Il regarde sa femme Béline – une marionnette – comme un enfant blessé regarderait sa mère. Le choix d’interpréter Argan avec autant de fragilité nous empêche de l’identifier à un personnage de méchant vieillard et suscite l’empathie. Hors du lit et entouré par les siens, Argan dit au revoir au public en souriant. Difficile de s’ennuyer ou de rester grognon en assistant à un tel spectacle… et le plaisir nous est transmis même depuis l’écran !
Novembre 2020
Novembre 2020
Par Cloé Bensai
De chair et de tissu
Il va sans dire que la captation d’une représentation ne profite ni de la magie du théâtre, ni des effets spéciaux du cinéma. Il faut une dose d’imagination pour se projeter au théâtre, et heureusement, l’univers excentrique de Cyril Kaiser permet d’y parvenir en peu de temps. Grace à la folie et au rythme soutenu qui caractérisent la commedia dell’arte, très présente ici, même Argan n’a pas le temps de penser à son hypocondrie et se soigne par la comédie au fur et à mesure du spectacle.
Les maladies d’Argan sont certes imaginaires, mais l’état de sa santé mentale reste inquiétant. Son comportement obsessionnel et excessif le rend égoïste et peu aimable, il s’enferme chez lui et perd toute son autorité. Même la servante Toinette se moque de lui. Son hypocondrie a un impact négatif sur tous les aspects de sa vie, au point qu’il décide de marier sa fille Angélique à un médecin qu’elle n’aime pas afin de profiter gratuitement et constamment des consultations médicales.
La création de Cyril Kaiser commence avec Argan cloué au lit ; la lumière bleue accentue son aspect maladif. Joël Waefler, dans la peau du protagoniste, manipule aussi une petite marionnette incarnant Monsieur Fleurant, son apothicaire. Le metteur en scène travaille depuis trois ans avec des marionnettes et il leur donne autant d’importance sur scène que les comédiens. Elles représentent ici les personnages fourbes, notamment les médecins et la femme d’Argan.
L’univers de la commedia dell’arte donne un dynamisme spectaculaire à cette création. Certains archétypes sont explicitement représentés, par exemple celui des amoureux, dont la gestuelle est prêtée à Angélique et Cléante, qui se balancent d’une jambe sur l’autre de manière marquée, ou encore la Colombina dont Toinette reprend ici l’attitude, particulièrement audacieuse et franche. Les quatre comédiens communiquent leur bonheur débordant ; leur joie enfantine est charmante et contagieuse. Et ils ont autant de plaisir à jouer la tristesse que la folie : les démonstrations sont certes exagérées mais, la plupart du temps, elles restent touchantes. Comme les comédiens de la commedia, les artistes du Saule Rieur sont polyvalents : ce sont des marionnettistes, des chanteurs, des acteurs, des bouffons et des clowns.
Les sept marionnettes sombres et cauchemardesques réalisées par Christophe Kiss incarnent les méchants de la pièce, les médecins Purgon, façon Borsalino, les Diaforius, en noir, et Béline, la femme fatale d’Argan qui veut juste profiter de son argent. Les marionnettes en miniature d’Angélique et Louison fonctionnent bien dans les cadres, mais sur scène ce sont les marionnettes de taille humaine qui prennent vie plus facilement. Ces grandes marionnettes ont une place égale à celle des comédiens. La fusion entre marionnettes et comédiens qui se manifeste dans le jeu, les costumes et le maquillage clownesque représente une très jolie métaphore : à la fin du spectacle, Argan se libère des marionnettes vicieuses et il se sent mieux, comme si la folie du théâtre lui avait donné une seconde vie.
Le motif du double jeu se trouve partout dans la pièce de Molière : Béline profite d’Argan, elle ne l’aime pas vraiment, Toinette se travestit pour exposer l’absurdité de la conduite des médecins. Cyril Kaiser ajoute encore une subtilité au double jeu, lorsqu’il fait sortir les côtés cachés des personnages par le jeu et le déguisement : la possibilité d’une attirance érotique entre Argan et Toinette surgit ainsi au moment où celle-ci est revêtue de l’habit de médecin. Les comédiens jouant des personnages multiples, il est important qu’ils différencient leurs rôles, autant vocalement que physiquement. Si le changement entre Béralde et Cléante est plutôt difficile à saisir car la différence entre les deux jeux est peu marquée, en revanche les autres rôles sont très différenciés, et Vanessa Battistini, qui incarne Angélique, propose notamment un changement très comique lorsqu’elle joue Louison.
Les personnages ont tous quelque chose de clownesque, qu’on décèle dans les regards ou dans un rire insolite qui exprime de la vulnérabilité. Ce lien avec les clowns apporte une grande humilité aux personnages. Même si Argan a beaucoup de traits communs avec un Pantalone avare, cette production met plutôt en évidence sa naïveté et sa fragilité au travers d’un jeu enfantin. Il regarde sa femme Béline – une marionnette – comme un enfant blessé regarderait sa mère. Le choix d’interpréter Argan avec autant de fragilité nous empêche de l’identifier à un personnage de méchant vieillard et suscite l’empathie. Hors du lit et entouré par les siens, Argan dit au revoir au public en souriant. Difficile de s’ennuyer ou de rester grognon en assistant à un tel spectacle… et le plaisir nous est transmis même depuis l’écran !
Novembre 2020
Par Cloé Bensai
Novembre 2020
Par Cloé Bensai
De chair et de tissu
Quand les pantins prennent vie et que Cyril Kaiser tire les ficelles, Molière n’a qu’à bien se tenir ! La compagnie du Saule Rieur présente une version inédite du Malade Imaginaire, dont la captation est actuellement disponible en ligne. Les onze rôles sont incarnés par des comédiens et des marionnettes qui interagissent afin de guérir l’hypocondriaque Argan et arranger le mariage de sa fille Angélique. La servante, Toinette, veille, quitte à parfois jouer les intrigantes. Finalement, entre pantin et humain, on ne sait plus très bien qui manipule qui.
Dès le départ, la prestation interpelle et force le respect. Les comédiens polyvalents assument souvent deux rôles à la fois : celui d’un personnage qu’ils incarnent et celui d’un autre joué par leur marionnette. Ils distinguent magistralement les voix, les langages corporels, les attitudes de leurs personnages, de sorte que le spectateur accepte sans difficulté les deux identités : l’illusion est parfaite. La performance est telle que des conversations entières – et parfois étonnamment rapides – sont assurées telle une partie de ping-pong par le même acteur. Lorsque, par la bouche de Joël Waefler, Argan et son médecin se querellent, on a presque l’impression d’entendre les deux voix se superposer.
Les acteurs manipulent les marionnettes comme on fait parler des poupées et ils jouent (à) la comédie : il y a un vrai côté ludique à cette création, que l’on ressent depuis le public. La musique entraînante, les couleurs vives des costumes, ainsi que le maquillage prononcé des comédiens y sont pour quelque chose. Teints pâles, joues rouges, ainsi que, pour les femmes, couettes et bouches en cœur rendent en effet les aspects visuels carnavalesques. En parallèle, le jeu exagéré des comédiens montre que la réflexion sur la notion d’artifice est au cœur de la démarche : Kaiser rend le théâtre théâtral et accentue le trait pour le rendre burlesque. Ainsi, l’intensité émotionnelle des déclarations entre Cléante et Angélique, soulignée par des volumes de voix élevés ainsi que des gestuelles emphatiques fait sourire. Le personnage de Louison, quant à lui, avec sa robe trop remontée, sa tête rentrée dans son cou, son zozotement au rythme des « oui mon papa, non mon papa ! », est rendu agréablement caricatural. Le comique des gestes est également très exploité : le malade subit claque après claque de la part de Toinette, les médecins sursautent au rythme de son pouls et les spectateurs rient.
En termes de gestuelle, le travail de manipulation est extrêmement intéressant. Angélique – bien humaine – se fait mettre en place par son père, tel un pantin désarticulé, pour rencontrer les Diafoirus : positionner élégamment ses bras, relever le menton, faire un sourire, la voilà prête. Dans le lit d’Argan, qui ressemble à un théâtre miniature, les personnages, qu’ils soient de chair ou de tissu, se touchent, se placent, se manipulent et font ainsi apparaître les jeux d’influence. Kaiser souligne par l’attribution de certains rôles aux pantins le manque d’humanité de leurs personnages : ainsi, les Diafoirus, Purgon et Béline n’ont pas d’incarnation humaine. Le personnage de Béline est tout particulièrement monstrueux : sa voix masculine et traînante, sa poitrine opulente et ses exubérants cheveux rouges exacerbent l’aspect malsain de la relation presque maternelle qu’elle entretient avec son mari.
Le théâtre dans le théâtre, déjà présent dans la pièce de Molière – où Toinette se déguise en médecin et où Argan feint d’être mort – est rendu plus jouissif encore ici par un astucieux jeu d’entrées et de sorties. On aperçoit les personnages avant qu’ils n’arrivent, ou lorsqu’ils épient leurs semblables grâce à de petites fenêtres dans les rideaux, de part et d’autre de l’arrière-scène. Les spectateurs sont impliqués : ils en savent plus que les personnages et ils aiment ça. Ce procédé renforce l’impression de fourberie chez certains personnages, et permet par ailleurs aux porteurs de marionnettes de se cacher périodiquement.
Il est difficile d’imaginer une meilleure mise à l’honneur de Molière aujourd’hui. Les médecins sont objets de moquerie, on rit, et les marionnettes permettent d’appréhender ce grand classique avec un regard nouveau : les éléments matériels produisent des émotions, et leur présence accentue la distinction entre l’authentique et le faux, le naturel et l’artificiel. En ces temps où la maladie est omniprésente, c’est bien l’imaginaire que Kaiser fait primer, en permettant aux acteurs et aux spectateurs de retrouver leur nature de joueurs. Si la compagnie du Saule Rieur assume le jeu de mot entre « saule » et « soul », elle parvient sans difficulté aucune à conférer une âme à des êtres de tissu et remporte une fois encore le pari de gagner les spectateurs avec un spectacle hybride.
Novembre 2020
Par Cloé Bensai
Novembre 2020
Par Stella Wohlers
Des marionnettes pour la maladie
Pour son troisième spectacle mêlant comédiens et marionnettes, la compagnie du Saule Rieur s’attaque au Malade imaginaire de Molière. Les figures humaines, les marottes et les poupées se répondent, se menacent et se mentent. Le jeu des marionnettes permet de réinvestir la pièce en grossissant les caractères des personnages, tant l’hypocrisie de certains personnages que la maladie imaginaire d’Argan.
Pourquoi des marionnettes ? Telle est la première question susceptible de jaillir dans les esprits au début de cette représentation. Cyril Kaiser nous prouve, avec son spectacle, que les pantins ne plaisent pas qu’aux enfants. Les comédiens leur donnent admirablement vie au point qu’elles deviennent, le spectateur en a l’impression, des êtres tout aussi vivants que les personnages incarnés. Elles sont toutes uniques et individualisées, tantôt de petites marottes et tantôt de grandes poupées. Avec des visages effrayants dissimulés sous des vêtements noirs, leur allure étrange leur confère une dimension presque menaçante. C’est que les personnages dont il faut se méfier sont des marionnettes : le médecin Purgon et l’apothicaire Fleurant, qui profitent de la crédulité du malade pour lui prescrire toutes sortes de traitements coûteux, et Béline, la seconde femme qui n’a épousé Argan que pour son argent. Ajoutons le docteur Diafoirus, qui espère marier son fils à Angélique, la fille du malade, pour recevoir une dot généreuse. En somme, tous les personnages représentés par des marionnettes semblent vouloir soutirer de l’argent au malade.
Ce choix de mise en scène génère un paradoxe pour le moins intrigant : les personnages manipulateurs deviennent alors, physiquement, manipulés. Plus encore, de même qu’ils sont, par leur hypocrisie, dépendants des autres dans l’histoire, ils deviennent des pantins littéralement dépendants des comédiens pour prendre vie. Le rôle des marionnettes dépasse alors la simple représentation de personnages : il met aussi en évidence le caractère sournois des individus concernés.
Au centre de la scène, le lit d’Argan symbolise bien l’union harmonieuse du malade imaginaire aux poupées et marottes. Il est surmonté d’un rideau qui en fait un théâtre de marionnettes miniature. Cette mise en abyme, un théâtre dans le théâtre, permet de réunir les thématiques de la maladie et du spectacle pour mettre en évidence le caractère imaginaire du mal d’Argan. Autour de ce lit, les rideaux de scène laissent apparaître des fenêtres semblables à des tableaux qui encadrent les comédiens et les pantins lorsqu’ils passent derrière. Les personnages deviennent alors des figures de peinture animées. Finalement, le fond du décor s’ouvre, lors du dénouement, et offre aux spectateurs une vue panoramique depuis le théâtre du Crève-Cœur. C’est bien ce que permet l’emploi des marottes et des poupées : une ouverture, une nouvelle proposition de lecture de la pièce, reflétée entre autres par l’utilisation du décor.
Lors des applaudissements, le public peut être surpris de ne voir apparaître que quatre comédiens. Il est vrai qu’ils animent à eux seuls sept marionnettes et interprètent la totalité des douze personnages de la pièce. L’interaction entre les personnages représentés par les comédiens et ceux que prennent en charge les marionnettes est au cœur de la réussite de ce spectacle. L’une des premières scènes montre Argan, joué par un être de chair et d’os, conversant avec son apothicaire, représenté par une marotte animée par le même comédien. Celui-ci interprète donc, seul, un dialogue entier et, bien que la qualité de son jeu permette de percevoir deux personnages différents, le spectateur ne peut s’empêcher d’y voir un homme qui se parle à lui-même, ajoutant la schizophrénie à ses nombreuses maladies imaginaires. L’usage des marionnettes parvient donc – qui l’eût cru ? – à représenter Argan plus malade qu’il ne l’était. L’enjeu du Malade Imaginaire est ici d’éliminer les personnages hypocrites en se défaisant des marionnettes : c’est par cette purification qu’Argan parvient, finalement, à guérir.
Novembre 2020
Par Stella Wohlers
Novembre 2020
Par Simon Henein
Théâtre-alité : des marionnettes au chevet du Malade
« Servir l’œuvre au plus près » par le truchement de marionnettes manipulées via le double jeu de quatre comédiens virtuoses, voilà le projet de la Compagnie Le Saule Rieur. Cette mise en scène rend (la) raison au Malade en attribuant à des marionnettes les rôles de ceux qui le manipulent.
Équipé de rideaux de théâtre de marionnettes en guise de baldaquins, un lit bien trop court pour son Malade constitue le point focal de la scène. Ce castelet enchâssé sur le plateau sera le lieu de convergence entre cinq personnages joués par des marionnettes à gaine et sept autres joués par des corps de chair et d’os, comme celui du protagoniste, bien malheureux d’être mortel. Par ce dispositif soigneusement échafaudé, quatre comédiens réussissent la prouesse de donner vie à l’ensemble des personnages de la pièce de Molière. Leur style de jeu plein s’apparente à celui de la commedia dell’arte, pimenté de quelques éclats musicaux anachroniques. Les costumes des comédiens et des marionnettes étant traités de manière équivalente, ce sont principalement les visages caricaturaux à la profonde mâchoire articulée qui distinguent ces dernières des humains.
En plaçant les marionnettes sur un pied d’égalité avec les comédiens, Cyril Kaiser poursuit l’approche qu’il a élaborée dans ses pièces précédentes La Cantatrice chauve (Ionesco) et L’ours (Tchékhov). Les acteurs présents sur scène interagissent indifféremment entre eux et avec les figurines, ce qui renforce grandement l’illusion de vie de ces dernières en consacrant leur statut humain. Le metteur en scène dit lui-même que durant le travail de création il avait l’impression de diriger onze comédiens et non quatre ; c’est dire la robustesse du procédé. Le spectateur est ainsi exposé à deux illusions imbriquées : la première est l’illusion fictionnelle à laquelle il s’attend ; la seconde est inhabituelle puisque la manière dont les marionnettes sont intégrées au spectacle fait en partie perdre la capacité de les discriminer des comédiens. Les marionnettistes étant généralement dissimulés, l’illusion fait effet. Pourtant, par moments, c’est un comédien en train de jouer un premier rôle qui anime un interlocuteur articulé : le procédé à l’œuvre pour produire l’illusion de vie est alors exhibé devant le spectateur qui ne peut plus ne pas voir que la main du comédien en est le moteur. La tension entre illusion et désillusion est alors intense et l’identification du spectateur s’ébranle, puisqu’un doute s’installe quant à l’interprétation de la scène comme représentant deux personnages distincts, ou un seul aux prises avec ses propres démons. Mis ainsi à distance, le spectateur jouit consciemment du plaisir de l’illusion redoublée d’un personnage qui produit lui-même une fiction au sein de la fiction. Ce double jeu subsiste jusqu’à l’ouverture subite des rideaux de fond de scène révélant les coulisses de l’étroit théâtre où pendouillent les marionnettes des médecins accrochées à une porte battante, signant ainsi le dénouement.
Cette pièce se révèle ainsi dans toute sa profondeur, car les marionnettes sont parfois dotées d’une force expressive qui peut dépasser celle des comédiens, en particulier lorsqu’il s’agit d’incarner des personnages maléfiques. Ici, elles campent les tricheurs et hypocrites qui seront démasqués par le fil des évènements. Leur caractère artificiel aide à les percevoir non seulement comme des personnages, mais aussi comme des allégories des visages névrotiques du Malade. La scène paroxysmique où le médecin Purgon rompt violemment avec son patient qui a refusé de prendre son remède – les deux personnages étant joués simultanément par le comédien-marionnettiste Joël Waefler – fait surgir le théâtre lui-même comme ultime médecine. Ce sont les effets du théâtre mis en abyme, comme dans les moments où Argan joue le mort et découvre ce faisant ses liens d’amour véritables, qui finissent par transmuer le Malade, avec lui tous les autres personnages, et enfin, avec eux, les spectateurs que nous sommes.
Novembre 2020
Par Simon Henein
Novembre 2020
Par Ami Lou Parsons
Qui tire les ficelles ?
Dans Le Malade Imaginaire, il est question d’un père dont l’hypocondrie masque la bonté, des méfaits de la médecine et de ceux qui la pratiquent, d’un mariage contrarié, d’un mari imposé, d’amoureux transis et d’une belle-mère intéressée. Entre faux-semblants, peur de la mort et amours impossibles, Toinette, la servante de la famille, doit veiller au grain, car « quand un maître ne songe pas à ce qu’il fait, une servante bien sensée est en droit de le redresser ». Alors que la scène, dans cette création de Cyril Kaiser, se partage entre comédiens et marionnettes, il devient difficile de savoir qui tire les ficelles – au sens propre comme au sens figuré – et c’est par le biais de la performance et du spectacle que se dénoue l’intrigue.
Les comédien.nes, vêtus de costumes haut en couleurs, en plus du rôle qu’ils assument en chair et en os, donnent vie aux marionnettes avec lesquelles ils partagent la scène. La distribution entre êtres humains et poupées n’a rien d’aléatoire, et la pièce de Molière se prête particulièrement à ce choix qui caractérise, depuis quelques années, les créations de la compagnie du Saule Rieur. En effet, ce sont – paradoxalement – les personnages manipulateurs, fourbes, animés par des motivations autres que celles qu’ils affichent, qui se voient ici attribuer le statut de pantins : Béline, la belle-mère intéressée et opportuniste est incarnée par une marionnette à la poitrine généreuse, attribut qui vient mettre en évidence le rôle maternel et maternant qu’elle joue auprès d’Argan ; ou encore les médecins, prescrivant au « Malade » quantité de lavements et de remèdes loin d’être bon marché. Alors que la plupart des personnages sont habillés de couleurs vives, le corps médical se distingue par une apparence spectrale et des visages émaciés drapés de noir qui viennent bien traduire la dimension mortifère de leurs activités – caractérisation extrême que permet justement le recours aux marionnettes.
Le statut du jeu, de la contrefaçon et, par extension de la parole est double : à la fois remède et malédiction, ces éléments peuvent constituer un subterfuge au service de la vérité chez Toinette mais aussi être l’instrument de mensonges intéressés et de manipulations chez d’autres personnages. La pièce est entrecoupée d’intermèdes musicaux qui, s’ils ne reprennent pas ceux du texte de Molière, viennent encore souligner le caractère thérapeutique de la performance artistique, ou même la dimension performative des mots, que ce soit par une tarentelle, chanson à l’origine destinée à guérir des morsures d’araignées ou par l’apparition instrumentale de « Voodoo Child », de Jimi Hendrix.
Outre le fait que Cléante et Angélique, les amoureux transis, se sont rencontrés à une comédie, le théâtre a la part belle, tant dans le texte de Molière que dans la mise en scène de Cyril Kaiser : le lit d’Argan, principal élément de décor, est couvert d’un rideau qui le transforme en « scène sur la scène », tandis que les personnages entrent à plusieurs reprises dans des logiques de jeu de rôle. Cléante et Angélique par exemple communiquent à mots couverts en chantant, au vu et au su de tous, un petit « opéra impromptu », durant lequel le jeu exalté des comédien.nes rend bien compte de l’intensité des sentiments traversant les deux amants. Sans oublier une facétieuse mise en abyme, présente dans le texte d’origine, avec la mention des comédies de Molière et du traitement qu’il y réserve aux médecins.
Ce sont, surtout, des mises en scènes organisées par la servante sensée, qui vont faire office de révélateurs concernant la réalité des préoccupations de certains personnages. En effet, Toinette suggère à Argan de simuler sa mort – sur son lit-théâtre – pour observer les réactions des membres de sa famille. Les contrefaçons, ingénieusement instiguées par la servante, vont coup sur coup démasquer la nature vénale de Béline et afficher l’authenticité de l’attachement d’Angélique à son père ainsi que, de façon corollaire, la sincérité des sentiments de Cléante à son égard. C’est également Toinette qui incarne une sorte de figure parodique de médecin et conseille à Argan de s’amputer de la jambe puis de se crever l’œil – diagnostiques exagérés qui vont encourager le Malade à remettre en question le bien-fondé de son obsession médicale.
Une fois les hypocrites démasqués, le mariage d’amour accepté et celui d’intérêt évacué – comme il se doit dans une telle comédie – les regards convergent. Celui d’Argan, de sa fille Angélique et de Cléante se tournent alors vers Toinette, éclairée dans un cadre, en guise de conclusion. Après une heure et demi de spectacle, impossible de s’y tromper : c’est bien elle qui a tiré toutes les ficelles.
Novembre 2020
Par Ami Lou Parsons