Please, continue (Hamlet)

Par Arcadi Radeff (étudiant à La Manufacture)

Une critique sur la captation du spectacle :
Please, continue (Hamlet) / Conception Roger Bernat et Yan Duyvendak / Captation vidéo : videocraft.ch / Disponible sur le site de la compagnie Yan Duyvendak, URL : https://duyvendak.com/works/all/videos. Voir aussi Le Cas Hamlet, documentaire de David Daurier, URL : https://vimeo.com/132149907.

© Jil Lee

Please, continue (Hamlet) a été créé le 8 novembre 2011 au Théâtre du Grütli, à Genève. Depuis, la pièce ne cesse de tourner un peu partout dans le monde. (La captation mise à disposition sur le site de la compagnie a été tournée le 2 octobre 2012, au Tribunal de commerce de Marseille.) Le titre du spectacle reste marqué, à son origine, par les documentaires sur les procès militaires du camp de Guantanamo. Yan Duyvendak se rappelle que « les juges n’arrêtaient pas de répéter à ces pauvres types, qui pour la plupart ne parlaient même pas anglais, please, continue ! ». Au cours du processus de création, la critique de la « justice d’exception » a fait place à un questionnement sur la justice ordinaire.

En 2009, à Genève, dernier canton où il existait encore, la population approuve à 64,2% des voix l’abolition du jury populaire. En 2011, alors que le nouveau code de procédure pénale suisse unifié est introduit, Yan Duyvendak et Roger Bernat mettent les jurés à l’honneur dans un spectacle qui s’inspire des mock trials (procès simulés). À l’occasion de chaque représentation, de vrais acteurs du monde judiciaire de la région sont invités à juger Hamlet. Dans le dossier de presse, on peut lire : « Dans une banlieue défavorisée, lors d’une fête de mariage, un jeune homme tue le père de sa petite amie. Seule une personne est témoin de la scène : la mère du jeune homme. Presque trois ans plus tard, le procès s’ouvre. Pour préserver l’anonymat des personnes mises en cause, leurs noms ont été remplacés par des noms de fiction : le prévenu s’appelle Hamlet ; la victime Polonius ; la plaignante et désormais ex-petite amie du prévenu Ophélie ; la mère Gertrude. Hamlet jure que c’est un accident et plaide l’homicide involontaire. De son côté, Ophélie souhaite obtenir la peine maximale pour le meurtrier de son défunt père. » En termes de processus de création, bien sûr, c’est l’épisode de l’Acte III du Hamlet de Shakespeare qui a été transformé en fait divers.

Le spectacle rassemble dix acteurs : le président, l’avocat général, l’avocat de la défense, l’avocat de la partie civile, l’huissier, l’expert psychiatre, l’expert médico-légal (facultatif) et trois comédiens professionnels qui interprètent Gertrude, Ophélie et Hamlet. Pendant les trois heures que durera la « représentation » du procès, ils vont s’affronter autour d’un dossier d’instruction composé de procès-verbaux, d’expertises psychiatriques, de photographies du lieu du crime, d’un rapport du médecin légiste… L’affaire recèle de nombreuses lacunes, contradictions, quasi invraisemblances sciemment forgées par les artistes pour interdire toute évidence. Le public n’ayant pas accès au dossier se forgera un avis sur la capacité des dix acteurs à imposer leur version des événements, à convaincre par la puissance de leur performance. À chaque représentation, les personnalités s’adaptent les unes aux autres, les questions et les réponses s’improvisent sur la base d’un dossier partagé.

Au début du spectacle, Yan Duyvendak explicite les règles du jeu et annonce qu’on déléguera le choix du verdict à une dizaine de personnes tirées au sort dans le public. Les spectateurs sont donc non seulement invités à réagir émotionnellement au spectacle du procès, mais aussi à unir leurs efforts cognitifs à ceux des magistrats et des comédiens. Ici, la justice est montrée comme une action humaine, administrée par un fragile ensemble d’individus réunis par le hasard. On ne rêve pas à la Justice idéale, on vise une justice possible, une justice suffisamment bonne. Rappelons que dans la pièce de Shakespeare, Hamlet est condamné à mort sans jugement (lui-même ignore la sentence dont le roi délègue l’exécution à son allié anglais). Please, continue (Hamlet) offre l’occasion de réparer ce jugement expéditif et d’évaluer en conscience un acte qui ne fait dans la tragédie l’objet d’aucun examen.

À l’inverse de beaucoup de spectacles « à messages » se voulant politiques en prêchant des convaincus, celui-ci offre réellement une expérience politique à ses spectateurs en les mettant aux prises avec l’imprévisibilité des actions et l’inaccessibilité des intentions humaines. À la fin de la soirée, Yan Duyvendak énumère, après l’annonce du verdict, les décisions des jurys précédents : elles varient de l’acquittement à la condamnation à douze ans d’emprisonnement. À ceux qui s’indigneraient d’une telle diversité, rappelons que chaque soir, au gré des improvisations, c’est un autre « Hamlet » qui est jugé.