Nous/1

Par Délia Antonio (étudiante à La Manufacture)

Une critique sur la captation du spectacle :
Nous/1 / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / Cie Jours tranquilles / du 12 au 24 février 2019 / Théâtre 2.21 / Captation Marc Olivetta / Disponible sur le site de la compagnie, URL : http://jourstranquilles.com/ et sur Viméo, URL : https://vimeo.com/323697062. Voir aussi le documentaire Sémiopathe, URL : https://vimeo.com/330065261.

© DR

Le 13 juin 2016, Fabrice Gorgerat a été intimement secoué par l’annonce du massacre d’Orlando (la nuit du 12 juin, 49 personnes ont été tuées dans une boîte de nuit gay). Le lendemain, la police annonçait que le tueur était « un homosexuel refoulé ». Fabrice Gorgerat raconte qu’il s’est senti, dans un premier temps, rassuré par cette explication, avant de réaliser à quel point cette réaction était motivée par un « réflexe d’autoprotection » alors qu’il fallait, tout au contraire, accepter l’angoisse et résister aux explications simples.  Le projet Nous/1 était en train de naître. 

Du 12 au 24 février 2019, Nous/1 a été créé au Théâtre 2.21 à Lausanne ; le spectacle devait être repris du 16 au 20 mars 2020 au Théâtre du Grütli à Genève.  La captation mise en ligne sur le site de la compagnie a été filmée le 20 février au 2.21. Lors de séances d’improvisation collectives, les performeurs ont entrepris un lourd travail d’incorporation du meurtrier, des victimes et des (télé)spectateurs ; puis la décision a été prise de confier à chacun·e la responsabilité d’une partie du spectacle. Celui-ci est donc découpé en quatre soli autonomes présentant une autre manière de vivre et de sonder l’événement d’Orlando.

Le premier solo, « 1. Cédric », est un texte écrit et interprété par le comédien Cédric Leproust. Après avoir fait part au public de son incapacité à comprendre les motivations du tueur, il raconte un épisode de son enfance. Un jour, sans savoir pourquoi, il a saisi une poule par les pattes, l’a frappée contre un mur à de nombreuses reprises, l’a achevée avec une fourche, puis il en a saisi une autre… puis une autre… Devant les yeux des spectateurs, le personnage en gilet tricoté se transforme en tueur. Tuer des poules, tuer des hommes, qu’est-ce que cela a de commun ? Le faisceau de lumière se referme sur lui. La question résonne dans le noir.

Le deuxième solo « 2. Fiamma » est une performance trash à la Paul McCarthy. Le décor décentré se compose d’une table, avec un ordinateur portable, une pizza dans un carton et des accessoires dans un tiroir ; le tout sera utilisé afin de créer des images filmées en direct par la caméra de l’ordinateur. Fiamma Camesi se maquille, se déguise et danse devant son écran, sur fond de house music. Ses doigts transforment la pizza en piste de danse festive et progressivement en scène de tuerie. Le public, dont le regard oscille entre corps de profil à jardin et gros plans projetés au fond de la scène, est le voyeur de la fabrique d’un scénario pervers.

La troisième partie, « 3. Ben », est une chorégraphie du danseur de hip-hop Ben Fury. Des phrases défilent sur le mur, dans le noir et le silence. Le texte raconte le témoignage d’un blessé, couché sur la piste de danse, qui concentre toute son attention sur la nappe liquide tiède puis glacée qui recouvre le sol. Éclairé par une douche de lumière et accompagné d’une musique house, le danseur représente un corps qui danse, tombe, se relève ; ses gestes sont brefs, ses mouvements précis, saccadés, quasi abstraits – son visage reste inexpressif, comme s’il était à la fois un danseur et tous les danseurs, les vivants et les morts.

Dans la quatrième et dernière séquence, « 4. Albert », Albert Ibokwe Khoza est assis dans un grand fauteuil face public. La projection de films documentaires tatoue son corps imposant d’oiseaux, de reptiles et de fleurs, créant une chimère magnifique et sur scène comme une installation vidéo. Aux sons brouillés de chaînes d’infos, il mange, boit et fume avec une grâce infinie. Enfin, il rompt le quatrième mur et, d’une voix douce, accuse les spectateurs d’être coupables de tout (du réchauffement climatique, des discriminations, de la pauvreté, du 11 septembre…) mais tout à la fois de ne rien contrôler du tout. Souriant toujours, il termine avec ces mots : « I’m fine… but you, you my friends, are fucked !».

Sur la base des improvisations de ses performeurs, Fabrice Gorgerat présente une composition aux arêtes vives. Comme dans ses spectacles précédents, le corps est dans tous ses états, la performance est interdisciplinaire, mais l’assemblage des quatre angles (qu’il appelle dans un entretien des « plaques ») permet d’avoir accès à quatre manières de ressentir dans sa chair l’absurdité du massacre : celui de Cédric se raconte en tueur fou, Fiamma se fantasme en meurtrier médiatique, Ben montre le corps bridé des victimes et Albert philosophe comme un Bouddha. Le spectateur n’aura pas de réponse à la question « pourquoi cet attentat ? ». Il est invité à entrer en résonance avec le corps de tous les acteurs de l’événement, de tous les acteurs du spectacle et à réaliser, au plus profond de lui, comme le dit posément Albert, that, one day, we’re all gonna die.