Par Fadri Gumy
Une critique sur le spectacle :
Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / La Grange de Dorigny / du 25 au 29 février 2020 / Plus d’infos
Fin février 2020, période révolue où tous les théâtres étaient encore ouverts, la Grange de Dorigny accueillait sur ses planches la dernière création en date de Fabrice Gorgerat et sa Cie Jours tranquilles d’après un texte d’Henrik Ibsen : Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt.
Pour sa toute nouvelle création présentée pour la première fois à la Grange de Dorigny, Fabrice Gorgerat embrasse pleinement l’air du temps en réactualisant Peer Gynt – écrite en 1866 par le célèbre dramaturge norvégien Henrik Ibsen – pour en extraire l’essence et la matière première d’une réflexion sur l’identité et le sens de la vie à une époque où la planète nous enjoint à retarder l’échéance fatidique pour notre espèce. Fabrice Gorgerat semble, aujourd’hui, être un habitué des spectacles à tournure catastrophique, par exemple Médée/Fukushima en 2013 et Blanche/Katrina en 2018, récemment condensés et présentés ensemble sous le même titre : L’Art et la Science, un appel en catastrophe. Sachant s’entourer de scientifiques tels que le biologiste Alain Kaufmann et l’anthropologue Yoann Moreau pour venir nourrir un discours plus réflexif que narratif, Fabrice Gorgerat entend bien lâcher son propre cri d’urgence face à la destruction de l’homme par l’homme.
Monologue ordinaire pendant la préparation de crêpes (Fiamma Camesi), lectures endiablées de passages tirés de Peer Gynt (Mathieu Montagner), rugissements du roi des Trolls subitement surgi du texte (Fiamma Camesi), performance musicale au micro (Albert Ibokwe Khoza), bulletin astrologique à la radio (Catherine Travaletti) : chaque scène, aussi anti-catastrophiste que singulière, résonne comme l’écho d’un cri, poussé au plus profond d’une grotte, quand toute issue est hors de la vue. Dans un mélange de stupéfaction et d’espoir, de crainte et de solitude, les personnages de la pièce participent à une composition littéraire, musicale et visuelle où chacun aura son instant de prédilection. Il s’agit de retremper l’individu dans l’espace même qu’il occupe, de lui faire prendre conscience que le sujet de la recherche est « je » avant d’être « eux » pour, finalement, laisser place au « nous », à la naissance d’une communauté. Le dispositif scénique, véritable cabinet de curiosité, est assemblé et mis en marche, pourrait-on dire, par une comédienne silencieuse (Mathilde Aubineau) dont l’unique fonction est de faire évoluer le décor de la scène au rythme des moments de fulgurance et d’apaisement. Décor dynamique, presque vivant où la matière première est distillée, broyée, mélangée, mangée, Fabrice Gorgerat en a fait le sixième personnage de sa pièce, personnage-total à l’image de Gaïa, entité autonome par excellence, qui doit s’accommoder de cet être, pétri d’ambiguïtés et de difficultés : l’Homme et la Femme dans toute leur splendeur, leur déchéance et leur possible recréation. De quoi faire se retourner dans sa tombe – c’est-à-dire se réveiller – Henrik Ibsen s’il pouvait assister à cette grande réussite esthétique et existentielle.