Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street

Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street

D’après le livret de Hugh Wheeler et son adaptation par Christopher Bond / Par le Collectif  Sondheim / Mise en scène de Frédéric Brodard / Théâtre 2.21 / du 2 au 12 mai 2019 / Critiques par Lucas Lauth et Ivan Garcia.


Une savoureuse vengeance

12 mai 2019

© Théâtre 2.21

Frédéric Brodard et l’ensemble du collectif Sondheim proposent au 2.21, jusqu’au dimanche 12 mai, une interprétation de la comédie musicale Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street de Stephen Sondheim, présentée pour la première fois en 1979. La jeune troupe de comédien rend brillamment compte de la dimension drôle et terrifiante des personnages. L’espace scénique du 2.21 est repensé pour l’occasion, la musique est jouée en direct sur la scène et les chants interprétés avec brio. Les représentations ont lieu en français ou en anglais selon les soirs.

Les comédiens et chanteurs encerclent le public à son insu, commencent à faire claquer leur langue, puis ricanent, s’étouffent et finissent par siffler, ensemble ou en décalé, donnant l’impression qu’une dizaine d’oiseaux nous survolent, guidant les spectateurs dans la salle. À peine a-t-on pris place dans le dispositif bi-frontal que les comédiens occupent l’espace à grandes enjambées, circulant de part et d’autre bruyamment, se parlant tout bas, avant que la musique et les chants ne retentissent avec puissance. La tragique histoire de Sweeney Todd est lancée. Les dialogues chantés et la mystérieuse musique de Stephen Sondheim se répandent et se répondent. Sur les visages des spectateurs qui nous font face se reflètent mille et unes émotions, entre rire, pitié et admiration. L’espace de jeu central s’ouvre d’un côté sur la scène surélevée et de l’autre sur le bar du théâtre. La ville de Londres qui y est évoquée est belle et misérable, autant que les personnages imaginés il y a quarante ans déjà. On y découvre un Benjamin Barker, devenu Sweeney Todd après quinze ans d’exil dû à l’iniquité d’un juge qui convoitait sa femme, aussi effrayant qu’attirant, et une Mrs. Lovett plus vivante et sournoise que jamais. Le duo, bien que moins monstrueux que celui proposé par Tim Burton en 2007, est drôle et tout aussi maléfique. On appréhende le grotesque stratagème et on en rit : Todd, le barbier avide de vengeance, égorge les clients de sa lame tranchante, pendant que Mrs. Lovett, qui tient la pâtisserie à l’étage du dessous, fait des gâteaux à la viande avec les corps des défunts.

Les autres comédiens proposent, eux aussi, une prestation comique et touchante. Les voix se répondent ou se superposent avec beaucoup de grâce, toujours pleines d’émotion, même si certaines d’entre elles ont parfois du mal à occuper un si grand espace. Cette réussite est aussi grandement due au rôle crucial que jouent les trois musiciens, placés sur la scène surélevée. Sans jamais s’arrêter d’être attentifs à ce qui se passe dans les gestes et paroles des comédiens, rattrapant parfois dans la course un acteur qui aurait accéléré en chantant, ils sont la fondation, la structure solide de cette comédie musicale.

La gestion de l’espace participe aussi grandement du pouvoir illusionniste de cette interprétation. En effet, dès l’entracte, la totalité du théâtre est investie par la fiction. Le hall où nous mangeons une tarte « Sweeney Todd » n’est autre que la sombre cuisine de Mrs. Lovett. Pendant le temps de la pause, le dispositif de la salle est modifié :  tous les sièges se retrouvent du même côté. Désormais, les entrées et sorties des comédiens ne se font plus depuis ou vers des coulisses mais depuis ce lieu visible et hors scène qu’est le hall, qui trouve sa place dans la fiction elle-même. Le rythme effréné du spectacle, avec les nombreux allers-retours dans la boutique de barbier de Sweeney Todd et dans la cuisine de Mrs. Lovett, s’associe particulièrement bien avec ces usages ingénieux qui sont fait de l’espace. La coordination des entrées et des sorties des comédiens et le passage d’un lieu à l’autre sont millimétrés : il en résulte une comédie pleine de dynamisme. On ne s’ennuie à aucun moment au cours des trois heures de spectacle !

12 mai 2019


Parangon de la vengeance

12 mai 2019

© Théâtre 2.21

Sur une musique chorale, avec noirceur, Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street, comédie musicale aux airs de tragédie antique, est inspirée d’une légende populaire anglaise. Un barbier, en quête de vengeance, suit son destin, au gré des cadavres et des tartes à la viande, sur un chemin sanglant et sublime qui, en fin de compte, l’engloutit lui-même.

 De tous les mobiles d’action humains, il y en a peut-être un dont la représentation, à elle seule, est capable de susciter à la fois la crainte et la pitié chez les spectateurs : la vengeance. C’est sur ce ressort si haï et si aimé que repose l’action de Sweeney Todd. La mise en scène de Frédéric Brodard reprend la comédie musicale élaborée à Broadway en 1979 par Stephen Sondheim. La représentation s’ouvre sur le retour à Londres d’un barbier nommé Sweeney Todd, accompagné d’un sympathique marin, Anthony. Ce dernier ne sait rien de l’homme qu’il a sauvé mais décèle en celui-ci de lourds secrets. En effet, quinze ans auparavant, un certain Benjamin Parker, barbier de profession, vivait heureux, à Londres, avec sa femme Lucy et sa fille Johanna. Cependant, un jour, le gentil barbier fut injustement condamné par le juge Turpin, séduit par les charmes de Lucy. Il fut envoyé au bagne en… Australie. Revenu d’exil, Parker alias Sweeney Todd entend retrouver femme et enfant. Mais il apprend que sa femme s’est empoisonnée et que sa fille est gardée par le machiavélique juge Turpin, qui compte sur l’aide de son acolyte, le bedeau Bamford… Sous sa nouvelle identité, le barbier de Fleet Street reprend son ancienne profession et élabore, patiemment, sa vengeance. Aidé de Mrs. Lovett, tenancière d’une pâtisserie bien particulière, ils montent un étrange négoce…

La vengeance est un plat qui se mange froid : Monsieur Sweeney Todd est délicieusement apathique, grand, maigre, hautement pâle et silencieux, dans le style parfait de ces êtres que l’on adore détester. Parangon de la vengeance, il est intrigant, à la croisée des figures de la victime et du bourreau. Pour se venger, Todd a besoin d’argent. Il sait déjà que sa voie est sans issue ; il lui faut cette vengeance pour obtenir sa rédemption, pour racheter la faute qu’il n’a pourtant pas commise, suscitant chez le spectateur fascination, admiration, aversion et pitié.

Dans une scène émouvante, Mrs Lovett apporte à l’ancien barbier « son arme » : le rasoir, celui qui, tout d’argent, lui servait naguère à tailler des barbes. Voir Todd discuter avec l’objet, jurer vengeance, cela pourrait sembler comique. Et pourtant, on ne rit pas. La scène est celle d’un serment inviolable et fatal. C’est que Sweeney Todd n’est pas le premier sur la longue liste des hommes en quête de vengeance… On pense au début des Choéphores d’Eschyle, lorsqu’Oreste, annoncé comme « Le Vengeur », jure sur la tombe de son défunt père qu’il assassinera les traîtres en son palais. Les mots prononcés à l’intention du rasoir et la mélodie des violons de l’orchestre donnent un air majestueux à la scène, qui fait aussi écho aux tableaux chevaleresques où le chevalier saisit son épée et la baptise, ou encore prête serment. La figure du barbier, jadis personnage populaire par excellence, se trouve alors chargée d’une symbolique toute puissante, s’inscrivant dans la longue généalogie des héros mythiques.

A l’instar d’Oreste, Sweeney Todd est bien un protagoniste tragique. Comme le fait remarquer sa ballade, chantée à maintes reprises par le chœur, « Sweeney Todd vénère un Dieu sans espoir ». Sa volonté de vengeance le conduit sur le chemin du sang et, guidé par son envie meurtrière, il finit par tout détruire, tant les autres que lui-même.

La présence d’un chœur qui se déplace assez librement au sein du plateau donne aux fragments de récits que produisent les chansons une aura de légende. Le choeur commente les agissements du barbier, comme pour que les spectateurs en tirent une morale. Le juge Turpin est également sujet à une force qui le dépasse. Lors d’une scène où il prie et se flagelle dans sa chapelle, Bible à la main, alors qu’il exprime son désir pour Johanna, se révèle une profonde contradiction au sein de sa personne. Son désir pour la jeune fille ne le quitte pas et le pousse à exiger toujours plus. Turpin, avec son accent italien et son habit de gentleman anglais, cache ses démons sous une apparence soignée.

L’espace théâtral est délimité de façon volontairement floue ; le public est disposé de façon bi-frontale. D’un côté, le bar sert d’établissement à Mrs. Lowett. Le hall incarne à la fois la cuisine et la cave pour l’établissement. La représentation instaure un jeu entre l’espace non scénique, intégré dans le spectacle, et le plateau. Le salon de Sweeney Todd se trouve sur la scène elle-même : lorsqu’il tue un client, il appuie sur un levier de son fauteuil de style gothique, et le cadavre bascule dans une trappe, située à l’intérieur d’un mur, pour descendre au sous-sol, comme pour souligner qu’en fin de compte les frontières entre la vie et la mort, le rasage et la tuerie, ne sont pas si marquées que cela… Le juge Turpin ne s’aventure que rarement au sein du quartier de Fleet Street, quartier populaire ; Johanna est souvent reléguée dans sa chambre, située à jardin sur la scène, et qui la coupe de tout contact, tandis que d’autres personnages comme Anthony, Sweeney Todd ou la mendiante semblent itinérants voire fantomatiques, car ils se déplacent souvent et dans presque tous les lieux. Le chœur, vêtu de noir et semblable à un groupe de corbeaux est très mobile. Tel une nuée d’oiseaux, il se déplace sur scène et hors-scène en chantant des hymnes funèbres ou des ballades tragiques, accompagné par un orchestre composé d’un violon, d’un piano et d’une clarinette. Il représente la voix du peuple, qui commente l’action de la tragédie. La musique contribue à créer une atmosphère angoissante, notamment au niveau des thèmes des personnages, celui de Sweeney Todd étant très noir, et contraste avec celui de Johanna, très gai et pur. Cela crée des oppositions fortes, tant au niveau spatial que thématique, entre les différents personnages. Par sa mobilité, le chœur intègre le public dans sa mouvance et en fait également un invité à cette cérémonie vengeresse et mortifère.

Todd est assurément l’archétype du vengeur, celui qui pousse la vengeance jusqu’à son paroxysme et c’est peut-être cela qui est sublime dans cette représentation : cette obsession et cette volonté, soulignées par des chansons lugubres, incarnées par un chœur de fossoyeurs, ainsi que par la symbolique récurrente du rasoir. La fameuse Ballade de Sweeney Todd qui conclut la pièce nous invite sombrement à en tirer une morale.

12 mai 2019


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