Love is a River
D’après Platonov d’Anton Tchekhov / Mise en scène d’Alexandre Doublet / Théâtre de Vidy / du 8 au 11 mai / Critiques par Lucas Lauth et Amina Gudzevic.
Un rythme à rebours
11 mai 2019
Par Lucas Lauth
Le metteur en scène Alexandre Doublet présente Love is a River au Théâtre de Vidy jusqu’au samedi 11 mai. Une occasion de revivre ou de découvrir Platonov d’Anton Tchekhov, pensé depuis sa fin. On remonte peu à peu le temps, plongés dans les souvenirs et réflexions des personnages. Mouvements, scénographie, musique et lumières questionnent et dilatent ensemble l’instant qui suit la mort de l’antihéros.
Sur scène, un tableau finement composé. Un intérieur bourgeois, vétuste et élégant, y est représenté. Au fond, côté cour, une vaste bibliothèque, et côté jardin, une table de chevet, supportant un téléphone ancien. Au-dessus, un miroir. Collé au mur côté cour, un buffet de bois, surmonté d’un tourne-disque. Des portraits peints recouvrent le mur du fond alors que celui du côté cour expose des fusils et des têtes d’animaux empaillés. Une étrange atmosphère se dégage pourtant de ce calme plat. La table à manger n’est pas desservie et est restée en désordre. Une chaise est renversée dans le fond. Il manque un fusil au râtelier. Il y a cinq présences sur scène. L’une d’elles gît dans l’eau qui inonde jusqu’à une hauteur d’une quinzaine de centimètres tout le sol de cet intérieur. Le temps semble s’être arrêté. Que s’est-il passé ? Comment en est-on arrivé là ?
Tout au long du spectacle, nous cherchons des réponses. Nous enquêtons. Nous partons du cadavre allongé sur scène, celui de Platonov – ici Alexandre [Doublet] – et écoutons les voix intérieures, fragmentaires des personnages en vie. Personne ne parle sur scène. Tout est préenregistré et diffusé par les hauts parleurs de la salle. Ceci a pour effet d’intérioriser l’ensemble de ces discours. Mises bout-à-bout, ces bribes d’événements vécus, de sentiments ressentis, nous permettent de revivre, de nous ré-imaginer l’œuvre de Tchekhov, réécrite par Alexandre Doublet pour trois femmes et un homme, en plus du défunt. Vu que les bouches restent closes face au drame, on tente d’abord d’attribuer les paroles à certains personnages, puis on essaie de recréer les liens qui existaient entre eux avant ce décès. On trouve le fusil dans l’eau. On aimerait savoir qui a tué Platonov.
Le temps est suspendu, étendu, dilaté. Tous les intervenants de ce spectacle, comédiens, créateur du son, régisseur lumière, chorégraphe et metteur en scène, travaillent ensemble pour que cet instant tragique, qui ne dure qu’une fraction de seconde mentalement, s’étende sur plus d’une heure de spectacle. Les gestes et mouvements des comédiens sont gracieux, pondérés, millimétrés. Rien ne doit faire son sur le plateau, ni créer de mouvement brusque. L’eau du bassin ondule toujours calmement même lorsque les comédiens se déplacent ou changent de posture. La lumière pénètre la pièce par faisceaux, à travers deux portes vitrées. L’évolution du temps est représentée par l’orientation de cette lumière. Le temps s’arrête tout à fait lorsque les tableaux au mur s’éclairent de l’arrière, en même temps qu’une lumière surréelle envahit la pièce. Quant à la musique, elle fige elle aussi le temps. Les nappes de synthétiseurs ou de violons, les basses profondes et les rythmes réguliers suggèrent cette dilatation temporelle.
Tout est ralenti, évocateur et mental. Le spectateur est invité à explorer les détails de cet instant : les jeux de reflets sur les murs, les nombreux objets plongés dans l’eau, la délicatesse suggestive des mouvements. Le temps est étendu à son maximum. Seul le sens dans lequel évoluent les personnages semble rappeler celui des aiguilles d’une montre. Ils se déplacent doucement, toujours autour du défunt, axe central de la pièce.
11 mai 2019
Par Lucas Lauth
Est-ce humain de piétiner comme ça une vie entière ?
11 mai 2019
Par Amina Gudzevic
Le dernier spectacle d’Alexandre Doublet représente, une heure durant, les quelques secondes qui surviennent juste après le meurtre du héros. Alexandre, Platonov contemporain, gît sur le sol, ou plutôt baigne dans les quelques centimètres d’eau recouvrant la scène. Il est entouré des personnages de la pièce de Tchekhov : sa femme, sa chère amie et maîtresse Anna Petrovna, son amour d’autrefois Sofia Igorovna et son meilleur ami qui est aussi le mari de Sofia. Une sorte de silence règne sur le plateau, où les comédiens ne parlent pas : leurs voix enregistrées nous racontent Alexandre, ce qu’il a été, ce qu’il est devenu et ce qui l’a mené à sa perte. Le temps est suspendu, l’action est ralentie, seuls subsistent les pensées et les souvenirs d’un temps qui sera bientôt déjà oublié.
Love is a river est librement inspiré du Platonov d’Anton Tchekhov. Trois comédiennes et deux comédiens évoluent dans un décor inspiré des indications de la pièce originale : intérieur bourgeois au papier peint fleuri et aux armes à feu suspendues au mur. Le metteur en scène a mis, bout à bout, des répliques des quatre protagonistes, évoluant autour du mort, sous forme de monologues. Il n’a conservé que celles qui évoquent l’absence, ce Platonov qui n’est plus et ce que sa présence avait transformé en eux, du temps de son vivant. Ces phrases deviennent une variation pour l’oreille et permettent d’entrer dans l’esprit et le corps de chacun, de manière chaotique, car dans ces moment-là, la pensée n’est pas linéaire. Cependant, de l’eau leur arrive aux chevilles et là, dans cette gigantesque flaque, baigne Alexandre. Un fusil est noyé non loin de lui, entre les cadavres flottants de bouteilles vides. Les autres sont immobiles, ou presque, les gestes sont décortiqués et d’une lenteur exagérée. Le temps est dilaté ; la notion même du temps, tel qu’on le connaît, tel qu’il nous guide et nous structure, se perd. Ils se déplacent, sans jamais interagir entre eux, d’un bout à l’autre de ce salon bourgeois où la table est dressée et les femmes sont apprêtées. Le meurtre a été commis : on ne sait pas par qui, mais on comprend, petit à petit, pourquoi. Il est permis, au théâtre, de percevoir les ombres, de raconter la mort d’un homme tant aimé une fois qu’il n’est plus là, qu’il ne répond plus. Alors que les personnages ne se touchent pas et ne se parlent pas, leur voix enregistrée, telle la contrainte de leur conscience, nous révèle leur lien et leurs attentes vis-à-vis d’Alexandre. Tour à tour, ces voix s’adressent à ce corps comme pour la dernière fois. Elles parlent d’amour, d’amitié, de trahison et de violence. Cet instant de choc, plongé dans un doux chaos, éveille les sens et la mémoire. Les protagonistes sont happés par la réalité d’une manière surpuissante face à l’irréversible, à ce moment où l’on comprend que plus rien ne sera plus jamais comme avant. Plusieurs rapports s’installent : celui à son propre état de vie, à ce que l’on ressent, à l’écho des mots et à un corps mort. Ces voix sont accompagnées d’une bande sonore qui, par moment, rappelle les battements du cœur, la respiration haletante qu’amène la détresse ou le vide d’un instant qui nous a échappé.
Pourtant, alors que le temps s’est arrêté sur scène pour les personnages, la vie semble suivre son cours à l’extérieur. On retrouve la temporalité de Platonov dans le cycle jour-nuit-jour qui est ici conservé. L’ouverture du spectacle est semblable au lever du jour, qui laisse peu à peu notre œil s’acclimater à la luminosité ambiante. Par un éclairage latéral, la fenêtre et la porte laissent entrer le jour, avant de sombrer à nouveau dans la pénombre. C’est finalement, au petit matin, rythmée par le chant des oiseaux, que la pièce se clôt. On remarquera également l’esthétique recherchée, raffinée et harmonieuse de la scénographie, qui s’oppose violemment au propos du spectacle. Comme si l’horreur du meurtre commis laissait place à quelques secondes de beauté, quelques secondes de souvenirs : un instant à la fois désespéré et lumineux, car profondément humain.
Lorsque chacune des voix s’est exprimée, les corps lents retrouvent leur rythme normal. Les personnages se retrouvent, pour la première fois, ouvrent une bouteille, ne se parlent toujours pas. L’orage gronde dehors, et, pour la première fois, le silence se brise. C’est, à ce moment précis, que tout se termine. Il devient évident que les soixante secondes de la vie des personnages ont duré soixante minutes pour le spectateur. Et qu’une fois leur souffle repris, tout est terminé, c’est une autre histoire.
11 mai 2019
Par Amina Gudzevic