Biennale Out of the Box
Pour sa première année en partenariat avec la Biennale des Arts Inclusifs “Out of the Box” (du 20 au 26 mai 2019), l’Atelier Critique propose une série de critiques sur les différents spectacles de danse du festival. Critiques par Julia Cela, Johanna Codourey et Océane Forster.
Être serpent comme n’importe quel autre être humain
21 mai 2019
Par Julia Cela
Happy Island / De La Ribot – Dançando com a diferença / Biennale Out of the Box / Théâtre du Grütli / Le 21 mai 2019/ Plus d’infos
Dans le cadre de la Biennale des Arts inclusifs « Out of the Box », la compagnie Dançado com a diferença présente Happy Island. Chorégraphié par La Ribot, ce spectacle célèbre la sensualité de corps différents, accompagné d’un film de Raquel Freire qui montre les danseurs courant et jouant dans le brouillard de la forêt millénaire du Fanal.
En fond de scène, un arbre à la silhouette torturée, aux branches pleines de mousse dont les extrémités disparaissent dans un brouillard épais. À jardin, une danseuse est assise en tailleur, sereine dans son short argenté, brillant dans l’obscurité du plateau. La musique commence. C’est une pièce pour piano, vive et affolante. En montant crescendo, l’air accompagne l’entrée en scène d’une deuxième danseuse en fauteuil roulant, poussée par une troisième. Arrivée au centre du plateau, elle attache ses cheveux et se coiffe d’une immense couronne de plumes, qui frémissent au rythme emporté de la musique et des tremblements de son corps.
Au sommet de ce premier mouvement musical, les quatre autres danseurs entrent en scène. Chacun d’entre eux a un parcours à suivre, propre à son corps. Les costumes sont flamboyants : tulle, motifs sauvages ou métalliques. Chaque textile colle à la peau de sa ou de son propriétaire, comme pour accompagner sa manière de bouger. En combinaison or, une danseuse dessine un cercle autour du groupe. Un danseur vêtu d’une paire de leggings léopard dessine les diagonales de l’espace en de longues traversées rapides. Au centre, la danseuse à la coiffe de plumes trace des lignes sur le corps de la danseuse au short d’argent, guidée par le hasard de la rencontre de leurs corps. La dernière des danseuses, vêtue d’un amas de tulle rouge, traverse l’espace en avant-scène, en de grandes et amples enjambées. Ces partitions, chacune associée à un espace précis, semblent parfaitement correspondre à la corporalité de la danseuse ou du danseur qui l’effectue. Dansées simultanément au début du spectacle, ces partitions seront ensuite présentées une à une.
Lorsque c’est au tour de la danseuse vêtue de tulle de danser seule, le plateau se vide, la musique se fait plus dramatique encore, le film montre la cime des arbres. Quand c’est au tour de la danseuse vêtue d’or de présenter sa trajectoire, la musique se fait plus planante. Le plateau est couvert de réflecteurs qui font écho à sa combinaison et réfléchissent la lumière pour l’accompagner dans ses mouvements qui l’emmènent jusque dans les gradins. Au fil de la représentation, la scénographie et la musique s’adaptent donc au danseur, sans pour autant sacrifier l’unité que représente le film en fond de scène.
À mi-chemin de la représentation, celui-ci prend le pas sur ce qui se passe sur le plateau. A l’écran, on voit les membres de la compagnie Dançado com a diferença danser et courir dans les arbres millénaires de la forêt du Fanal, sur l’île de Madère. C’est l’île de la joie, où les différences sont les bienvenues, sans qu’on s’en excuse, où les corps s’expriment malgré leur éventuel handicap. Soudain, à l’écran, les danseurs se figent. La caméra passe d’un visage à l’autre dans un lent travelling. Puis, certains danseurs prennent la parole. On reconnaît notamment la danseuse en fauteuil roulant, allongée entre les racines d’un arbre à l’image. On l’entend, en voice over, raconter son rapport à la danse. Peu à peu, les danseurs se remettent en mouvement sur le plateau, comme pour appuyer malicieusement leur propos à l’écran.
Inclusif jusque dans la mise en scène, Happy Island montre la beauté du mouvement, peu importe la nature du corps qui l’effectue. Le handicap représente la possibilité de mouvements, plutôt que son impossibilité. En fonctionnant de pair, la représentation et le film rendent visible la sensualité de corps habituellement invisibilisés. Les mouvements, les matières, la musiques et la scénographie clament tous la joie de voir un espace artistique dévolu au handicap, où celui-ci semble cesser de contraindre les corps.
21 mai 2019
Par Julia Cela
Deux femmes, un combat
21 mai 2019
Par Johanna Codourey
Femmes en danse / De Lila Derridj et Marie Tembe / Le 22 mai 2019 / Biennale Out of the Box / Théâtre du Grütli / Plus d’infos
Une soirée, deux spectacles, deux femmes seules en scène, c’est ce que propose la soirée Femmes en danse dans le cadre du festival Out of the Box, biennale d’art inclusif qui repense la relation entre l’art et la situation de handicap. Dans des chorégraphies tantôt vives tantôt douces, les deux artistes mettent en scène une image de la femme qui tente de se distinguer de celle que véhicule la société traditionnelle.
Ces deux danseuses présentent une caractéristique commune : aucune des deux ne peut faire usage de ses jambes – la première, car celles-ci n’ont aucune mobilité, la seconde, car elle n’en a pas. Et pourtant, leurs deux spectacles de danse sans paroles ne sont pas réduits à cette spécificité. Jouant avec leur situation de handicap, elles font parfois oublier qu’il existe, même si le premier spectacle repose sur l’affirmation d’une sensualité malgré l’immobilité – et que le second fait de cette situation une nécessité de jeu.
La musique intervient constamment dans le premier spectacle, Une bouche, accompagnant la performance de Lila Derridj, chorégraphe, danseuse et architecte. Musique électro composée de très peu de notes et accentuant les basses, elle instaure un rythme très marqué que l’artiste ne suit pas totalement dans ses différents mouvements. Débutant son spectacle par une danse sensuelle – se déplaçant à l’aide de cannes et de prothèses, traversant la scène jusqu’à une chaise placée côté cour, seul objet sur le plateau – Lila Derridj sensualise durant toute sa représentation un corps qu’on aurait pu imaginer désexué par la situation de handicap. Parfois avec finesse, comme lorsqu’elle enlève lentement et précautionneusement l’une de ses prothèses dans un strip-tease accompagné d’un regard légèrement coquin, dans une mise en scène absolument silencieuse, parfois un peu trop fortement lorsqu’appuyée sur la chaise, elle fait tourner son bassin de dos vers le public, ce qui donne au spectacle un côté érotique, presque obscène. Dans un geste qui semble marqué d’une volonté de sexualisation, Lila Derridj se maquille et se peint sur scène en chantant en algérien comme pour affirmer sa féminité, ce qui confirme la gêne que l’on peut ressentir par rapport au scénario général, qui s’apparente étrangement à un retour vers la femme-objet. Un jeu sur l’éclairage – souvent tamisé – est réalisé tout au long de la danse qui permet certains jeux d’ombres particulièrement réussis comme au début du spectacle où un projecteur côté cour éclaire l’artiste de face et fait se répercuter sa silhouette dansante contre le mur.
À l’inverse, la danse de Maria Tembe, Solo for Maria, se fait dans un silence presque absolu. Spectacle partiellement autobiographique, il évoque la position de la femme au Mozambique, et en général à travers l’Afrique, dans un surtitrage en fond de scène : évoquant les mariages forcés, les viols et le statut social inférieur. Dans une chorégraphie mettant en scène la normativité imposée à la femme – en portant un tutu ou une jupe immense – Maria Trembe renie ces impositions, revendiquant le poing en l’air, à la manière du slogan pour la grève des femmes, une émancipation. Panaibra G. Canda, chorégraphe et concepteur, et Maria Trembe réalisent un spectacle qui envoûte en présentant d’abord une image de cette normalisation par des danses « classiques » réalisées en fond de scène sous six projecteurs, à la manière des exercices de ballet. Suivent des tentatives de détachement, comme celle, vaine, de rejeter le plus loin possible d’elle son tutu et sa longue jupe, évoquant aussi un drap à plier, symbole des tâches ménagères, ou lui permettant de créer une circonférence parfaite sur le sol. Elle s’effraie des deux jupes, symboles de norme et de viol, déposées aux deux extrémités de la scène, entre lesquelles elle se tient, dans un cri bouche fermée qui ne semble pas pouvoir être extériorisé. Le spectacle donne à voir une émancipation de la femme, mais aussi une émancipation du corps à travers ces différentes danses, dans lesquelles l’artiste semble dissocier ses mains de son corps par des mouvements vifs et des expressions de surprise.
Dans une énergie fulgurante, la chorégraphie propose un large travail sur l’esthétique visuelle, notamment grâce à cette immense jupe blanche que l’artiste fait « danser » dans les airs et qui lui permet de composer tantôt la danse d’un viol – mouvements érotiques du bassin entrecoupé d’arrêts aux regards haineux et effrayés tournés vers un partenaire inexistant, mais bien exhibé, puis rejet au sol comme si une force invisible l’avait poussée – sur la musique de Rape me de Nirvana ; tantôt le vêtement de multiples femmes autour du globe, finissant par porter sa jupe à la manière de la Vierge Marie dont elle porte aussi le nom.
Dans les deux spectacles, la conscience corporelle des deux danseuses fascine. Donnant parfois même l’impression qu’elles pourraient lever la contrainte et simplement se mettre à marcher à la fin du spectacle pour venir saluer. Et c’est presque une surprise quand on leur apporte un fauteuil roulant pour saluer ; comme l’acteur revenant sur scène sans masque, elles récupèrent alors leur singularité qui a pourtant fait tout le charme discret des spectacles.
21 mai 2019
Par Johanna Codourey
Mani-feste
21 mai 2019
Par Océane Forster
Dévaste-moi / Mise en scène de Johanny Bert et en musique par The Delano Orchestra / Théâtre du Grütli / le 25 mais 2019 / Plus d’infos
Du 20 au 26 mai a eu lieu la quatrième édition de la biennale des arts inclusifs Out of the Box, qui se propose de faire réfléchir au rapport entre pratique artistique et situation de handicap. Au travers de spectacles, films, expositions et conférences (dansées ou non) sont tour à tour explorées des formes de danse intégrante ou d’art brut, afin de mettre au jour une théâtralité plus collective, ouverte sur des corporalités et des singularités trop souvent marginalisées. Dévaste-moi, spectacle musical, met en scène Emmanuelle Laborit, comédienne sourde et co-directrice du Théâtre visuel international dans une création de chant-signé qui, entre opéra et chanson populaire, donne à voir le langage des signes. A l’égal de la voix, celui-ci a son expressivité, son rythme, mais aussi sa poésie chorégraphique, et thématise ce que peut aussi être la musique.
Les musiciens la précèdent, ils s’installent à droite et à gauche d’un écran en fond de scène. Vêtue d’une longue robe écarlate, la tête couverte d’une cagoule faite de la même matière, elle est une bien étrange Carmen. Ses mains qui parlent sont traduites par les surtitres. Les chansons, de Baschung à Anne Sylvestre en passant par Amy Winehouse ou Serge Gainsbourg, font émerger de façon récurrente la thématique du corps féminin, qui sera le fil rouge de cette création. Ces féminités, leurs plaisirs, blessures et combats, chantés par de multiples artistes, femmes ou hommes, Emmanuelle Laborit les incarne toutes, dressant le portrait, en cadavre exquis, d’une interprète lumineuse.
Parfois, césures dans le concert, Emmanuelle Laborit raconte une enfance, peut-être la sienne, marquée par le détachement face à ceux qui ne cherchent pas à communiquer avec elle, détachement face aux sons qu’elle ne peut percevoir. Désintérêt de la musique aussi, jusqu’à la découverte des vibrations que celle-ci provoque. Des moments de jeu ponctuent également les morceaux. L’écran de projection devient alors un complice où se dessinent des ombres avec lesquelles la comédienne interagit, ou parfois propose une interprétation didascalique de ce que fait la comédienne en coulisse.
Le travail effectué par la comédienne Emmanuelle Laborit, le metteur en scène Johanny Bert et le chorégraphe Yan Raballand sur le chant signe interroge le langage écrit et le langage signé, et leur rapport respectif au sens. Dévaste-moi est l’occasion de se rendre compte que la potentialité sémantique d’un mot peut s’actualiser dans le signe, parfois plus proche du signifié, que ne l’est le signifiant écrit. Cette analogie, la corporalité indissociable de la langue des signes la nourrit en donnant lieu à un chant chorégraphié. Les jeux de mots et expressions qui peuplent la chanson française investissent, dans le geste, la dimension spatiale. Ainsi, quand Laborit, en Carmen masquée, signe « l’amour est un oiseau rebelle », elle laisse le signe signifiant « amour » se terminer en un envol éloquent.
À mi-chemin entre musique, pièce de théâtre et performance, cette création reprend les codes du concert, sa théâtralité. Dans l’interprétation que livre la comédienne, comment ne pas reconnaître Madonna, Edith Piaf ou encore Dalida… Dévaste-moi est une pièce transdisciplinaire qui s’approprie un genre et suscite la rencontre de la langue des signes et d’autres formes artistiques. Le spectacle fait redécouvrir aux personne entendantes un répertoire connu en lui conférant une interprétation visuelle, et ouvre aux malentendants une adaptation de ce répertoire au langage qui leur est familier. Dévaste-moi porte à la scène la culture sourde, teintée de féminisme, pour une convergence des luttes rafraîchissante et inclusive. Une utopie fleurit dans les mains d’Emmanuelle, celle d’un théâtre qui se montre consciente des minorités.
21 mai 2019
Par Océane Forster