La marquise d’O
Texte de Heinrich von Kleist / Mise en scène de Nathalie Sandoz / La Grange de Dorigny / du 14 au 17 mars 2019 / Critiques par Brice Torriani et Maxime Hoffmann.
La marquise d’O
17 mars 2019
Par Brice Torriani
Après s’être produite au Théâtre Populaire Romand – coproducteur du spectacle – La Cie de Facto porte à la scène l’un des plus grands succès d’Heinrich von Kleist dans l’envoûtante salle de Dorigny. Dans l’exercice périlleux de traduire l’univers de l’un des plus fascinants dramaturges du romantisme allemand, Nathalie Sandoz maintient avec habileté un cap qui en aurait fait chavirer plus d’un : celui de faire naviguer la pièce entre tragédie et comédie, tout en évitant les écueils du pathétique et du grotesque. Une maîtrise de l’ambivalence, une danse élastique où l’horreur et le désespoir se diluent dans un humour subtil et une virevoltante sensualité.
Un capharnaüm de métal ; de solides blocs érigés ça et là sur scène, massifs ; et des corps sans vie qui s’éveillent en soubresauts. La scène introductive donne le tournis. On ne sait où diriger le regard. Des projections de textes masquent les comédiens qui se débattent pour exister dans ce décor oppressant. Dans une pénombre glaçante, ils semblent fondre, flasques et pétrifiés comme dans un tableau de Dürrenmatt. L’ambiance est épileptique. En un éclair, le spectacle retourne nos esprits en nous livrant les clés de l’intrigue par une chorégraphie explosive. Le reste ne sera que résolution. Une magistrale et angoissante résolution.
L’histoire gravite autour de Giulietta, femme de caractère, prisonnière des conventions, de la bienséance, perdue dans un mystère insoluble. Une géante d’argile au milieu de poupées de cire. Elle s’émancipe, se renforce, se libère, du moins en apparence. Kleist dépeint un Bildungsroman qui se dégonfle. Si l’on croit en premier lieu à l’émancipation de l’héroïne, force est de constater que ce n’est qu’une impression de façade. Le dit s’oppose au montré. La révélation finale, bien qu’horrifique s’énonce avec le sourire, un sourire pétrifié qui change la photo de mariage de la marquise, en une fresque déchirée par des problèmes qui sont tus. La virtuosité du travail présenté réside dans la construction de cet écran de fumée, dans la cynique ambivalence entre le ton, léger et positiviste, et une intrigue de fond grave et lugubre.
La marquise d’O est une tragédie dont on rit, sans se moquer. On se laisse prendre à l’apparente légèreté des personnages, dont les comédiens dévoilent la façade et l’envers. Ils attendrissent dans la pitié, se montrent ridicules dans le tragique. Tout comme dans la Famille Schroffenstein, autre œuvre de Kleist présentée récemment sur les scènes romandes, la tragédie tourne à la farce. Et si grotesques que soient les mécanismes utilisés – grimaces clownesques, poursuites insensées, portes qui claquent – la subtilité de leur incorporation dans la pièce les rend plus qu’efficaces : ils provoquent dans la salle un rire généreux, bien que dans un second temps embarrassé.
Car si le comique occulte l’horreur que nous dévoile le texte, celle-ci demeure bien présente. L’abandon, le viol, l’inceste, tout est dit, tout est joué, tout est dansé. Seuls les personnages semblent aveugles face aux réponses qu’ils recherchent désespérément. Ils évoluent dans une tempête intérieure, mise en relief par la bande sonore en un souffle humain, oppressant. Elle est une respiration muselée par la paralysie, le doute et la peur. Mais à la manière de l’auteur qui refuse de sombrer dans une tragédie pesante, la pièce navigue entre gravité des faits et tentative de résolution. Et cet équilibre instable et vertigineux est orchestré par la danse.
En effet, la danse est peut-être l’art le plus à l’honneur dans cette pièce. Magnifiquement chorégraphié par Florian Bilbao, le couple Paula Alonso Gómez et Paul Girard, tantôt dans le rôle d’enfants, de domestiques ou de narrateurs fantômes, apporte une touche de légèreté, de sensualité, de passion, d’humour et d’innocence à ce pessimiste tableau. Les danseurs glissent dans une suavité déconcertante entre les décors, s’y cachent, s’y fondent. On ne peut leur reprocher que d’éclipser la pièce en distrayant à peine plus que nécessaire le public enthousiasmé par leur énergie et leur grâce. Ils illustrent cette esthétique ambivalente que dévoilent le texte et le jeu, tantôt ridicule et pathétique, tantôt poétique et enfantine.
La marquise d’O est une prouesse d’agilité entre tragédie et comédie. La pièce funambule arpente le fil élastique qui sépare le sérieux du grotesque, penchant tantôt d’un côté tantôt de l’autre sans jamais perdre pied. Elle est une suite de lumineux tableaux de la tristesse et du désespoir, dont on ressort avec un sourire béat, qui s’estompe en se remémorant l’intrigue. Et l’on se sent alors habilement berné par la poésie désespérante du texte, son interprétation millimétrée, sa mise en scène fluide et sa chorégraphie enchanteresse.
17 mars 2019
Par Brice Torriani
Un crime impardonnable
17 mars 2019
Par Maxime Hoffmann
La Marquise d’O… est l’histoire d’une jeune bourgeoise violentée durant la guerre et qui, pour sauver son honneur après avoir appris qu’elle était enceinte, souhaite retrouver son agresseur pour lui offrir sa main. Nathalie Sandoz adapte pour la scène la nouvelle de Heinrich von Kleist sur un ton comique entaché de tragique. Le choix de ne pas prendre parti sur le message contestable que véhicule la nouvelle laisse songeur.
Des flashs rythmés par une musique énergique et dissonante dévoilent, dans la pénombre, sept comédiens qui rampent sur le sol. Leurs mouvements torturés, parfois même désarticulés, produisent une danse qui incarne les souffrances des temps belliqueux. Le calme réinstauré laisse apparaître le tableau d’une famille détruite. Le décor est ravagé par les affres de la guerre. Les sept comédiens sont dispersés sur la scène, effondrés sur des éléments de décor ou sur le sol, comme sur un champ de bataille tapissé de charognes. Un passage de la nouvelle de Kleist est projeté sur une palissade. Après un temps, ils entreprennent de rétablir l’ordre du foyer. Ils se lèvent et rangent en donnant l’impression que rien ne s’est passé. Parmi les objets du décor se trouve un tableau brûlé et déchiré. Certains personnages refusent de le considérer comme tel et prétendent qu’ils lui trouveront une utilité. Leur famille est à l’image de ce tableau : brûlée et déchirée, mais ils ne daignent pas s’en rendre compte.
La mise en scène choisit de suivre la nouvelle de Kleist en projetant l’incipit du texte. Celui-ci résume l’intrigue, qui a priori devrait se dévoiler d’elle-même au long de la pièce. La Marquise d’O… attend un heureux événement, sans pour autant le savoir. Une fois que le médecin lui annonce que « la nature est en marche », elle s’étonne, elle n’a aucun souvenir du rapport. Elle décide alors de rechercher le père de son enfant en publiant une annonce dans les journaux. Lorsque le Comte F… se présente pour demander la main de la Marquise, une culpabilité transparaît dans son empressement, il éveille des soupçons chez le spectateur qui entrevoie en lui le père venu corriger son erreur. Ainsi commence la relation entre la Marquise et le Comte. Fille d’un patriarche riche et respecté, elle est un parangon de vertu, et elle semble incapable de transgresser les règles de bienséance que lui imposent son rang et la réputation de sa famille. Elle ignore que le Comte est celui qui a abusé d’elle. Les gestes de la comédienne trahissent les émotions du personnage, la Marquise tombe amoureuse de lui, sans pour autant céder à ses passions. Lui ne dévoile rien, il joue de son charme, de sa notoriété et de son argent, mais demeure emprunté devant elle à chacune de ses paroles. La mine basse comme un enfant effrayé par l’idée d’être grondé, il lorgne cette femme lorsqu’elle ne le regarde pas.
La mise en scène réussit à monter l’amour inavoué qui s’est si rapidement tissé entre les deux personnages. Ils se parlent peu, mais des corps parlent pour eux, deux autres comédiens se mettent à danser et symbolisent par leur gestuel des ébats amoureux. La mise en scène chorégraphique explore une part des relations humaines, en montrant ce que souvent le texte ne dit pas. La danse porte le signifié que les mots ne communiquent pas. Elle ajoute un réel signifiant à la pièce. Elle marque des pauses dans le déroulement de l’histoire : une scène de lettre à transmettre prend la forme d’une danse souple performée par les deux comédiens-danseurs. L’univers bourgeois dans lequel progresse la famille n’est pas le lieu des paroles légères, toutes sont soupesées avant d’être proférées. Les conversations ponctuées de « vous » polis et la froideur qui sépare les membres de la famille, malgré la situation difficile dans laquelle ils vivent, témoignent de la rigueur en vigueur chez les familles du XIXe siècle. Alors que la nouvelle de Kleist organisait des moments de cohésion à table autour d’un repas, la mise en scène remplace ces instants par une danse rigide et plus expressive : ils marchent au pas et dessinent un carré sur les planches, dénonçant ainsi leur droiture maniaque. Le décor massif et mobile accompagne l’état psychologique de la famille. D’abord sens dessus dessous, il se réorganise petit à petit au long du spectacle. C’est souvent le personnage de La Marquise qui déplace elle-même le décor. Forte et convaincue, elle est la seule à redresser le tort qui lui a été fait.
Chaque émotion ressentie, chaque rire volé durant la pièce sont entachés par le crime : le viol qui est ce sur quoi repose toute l’intrigue. La symbolique véhiculée par la nouvelle de Kleist, et par conséquent l’adaptation de Nathalie Sandoz qui ne s’en éloigne pas, dérange : cette résolution heureuse sous-estime l’importance du viol. La fin baignée dans la joie et la bonne humeur parachève les sentiments contradictoires : la danse macabre, jouée mineure, colorée de tragique, se résout par un artificiel accord majeur, feignant le comique, le final sonne faux. La Marquise d’O…, qui a entre temps appris qui était le père, épouse le Comte. Après un an, elle accepte de lui accorder son amour. La faute du Comte n’en serait donc plus une, il a racheté son écart. Certes, quelque chose à bien dû le pousser à s’abaisser jusqu’à agir de la sorte : tout chez lui montre un homme droit, soucieux de corriger son unique erreur. La mise en scène laisse entrevoir l’ambivalence de ce sombre personnage qui brille de son caractère oxymorique. En contradiction avec lui-même, il se trahit par instants, notamment à la fin quand retentit une musique aliénante : le regard d’Attilio Sandro Palese témoigne d’une part obscure étouffée en lui. Mais le choix d’adapter la nouvelle de Kleist sans mettre en cause la morale du pardon face au viol questionne.
17 mars 2019
Par Maxime Hoffmann