F(l)ammes
D’Ahmed Madani / TKM – Théâtre Kléber-Méleau / du 25 au 29 septembre 2018 / Critiques par Sarah Juilland, Noé Maggetti, Thibault Hugentobler, Jade Lambelet, Brice Torriani, Natacha Gallandat et Nadège Parent.
25 septembre 2018
Par Sarah Juilland
D’une flammèche au brasier
F(l)ammes – deuxième partie du triptyque Face à leur destin d’Ahmed Madani – est un spectacle qui donne chaud, tant aux corps qu’aux cœurs. Au fil de la représentation, le public est embrasé par cette création éclectique, où fusionnent confidences, chants, danses et même démonstrations de karaté. Cette chaleur humaine est offerte par dix jeunes femmes aux origines hétéroclites, qui ouvrent les portes de leur intimité en partageant leurs chemins de vie, leurs fragilités et leurs forces. À travers un regard anthropologique enveloppé de poésie, Ahmed Madani interroge l’histoire de l’immigration en France, la construction des identités et le rapport aux racines. Le spectacle est un hymne à la diversité, mais également à ce qui nous unit les uns aux autres, peu importe notre sexe, notre couleur de peau ou encore notre texture capillaire. F(l)ammes est un brasier d’émotions, que chacun attise de son étincelle d’humanité.
La tonalité intimiste de la pièce résonne dès l’abord, à travers le bruissement d’un feu de camp crépitant, annonciateur de fables, récits légendaires et confidences. L’atmosphère se précise par la projection d’images sylvestres sur un écran blanc en arrière-fond, et par des enregistrements nébuleux de voix féminines. L’aménagement de l’espace scénique situe les spectateurs dans une ambiance de communion et d’échange. Sur le devant de la scène trône un micro sur pied, prêt à accueillir les mots – mais aussi les maux – des protagonistes. Une femme, tout sourire, fait son entrée en fredonnant un air dans une langue inconnue. Elle se présente au public en s’adressant directement à lui, puis se lance dans un monologue personnalisé évoquant sa vie en banlieue – « une forêt très sensible » – et son amour pour l’éducation et la culture. Peu à peu, le feu qu’elle vient d’allumer de ses propos s’intensifie par l’arrivée d’une, de deux, puis finalement de neuf autres f(l)ammes qui livrent, chacune à leur tour, un morceau de leur identité. D’une façon kaléidoscopique, anecdotes et histoires personnelles se succèdent et s’imbriquent, jusqu’à former une mosaïque d’humanité, faite de souffrances et de peines mais aussi de force et de caractère. Pendant que l’une s’exprime, les autres patientent et l’écoutent respectueusement, assises sur des chaises à l’arrière de la scène. Une lumière chaude caresse les visages et dédouble les corps, projetant les silhouettes au sol à la manière d’un théâtre d’ombres chinoises.
Bien qu’elles ne soient pas actrices de profession, ces femmes éblouissent par leur aura scénique, leur prestance et leur éloquence. Toutes issues de milieux populaires français, elles se font progressivement actrices de leur vie en se racontant sur scène, devant un public. Leurs témoignages authentiques se trouvent « fictionnalisés » par la mise en scène et le travail d’écriture. Les sujets abordés sont hétérogènes, allant de la simple anecdote à la légende et de la plaisanterie aux larmes. L’une rappelle le mythe d’Ulysse et l’attente inlassable de Pénélope ; une autre parle de son attirance pour la culture japonaise et de son style hybride – « je suis une mosaïque kaléidoscopique » – ; une autre se confie à propos de violences subies dans son enfance ; une autre rit de sa prétendue banalité ; une autre s’insurge contre le patriarcat ; une autre se réjouit de l’indépendance algérienne vécue par ses parents. Au cœur de ces discours de prime abord décousus, se cachent des questionnements partagés autour de la place des femmes dans la société et de la difficulté de se construire et de s’affirmer en tant que personne. Toutes ces jeunes femmes semblent tiraillées entre l’envie et le besoin de se singulariser d’une part, et l’attachement à leur origine et à leur famille – cette « prison pleine d’amour » – d’autre part. Au fur et à mesure de la représentation, les monologues s’éteignent au profit d’une explosion de danses, de cris, de musiques et de chants. Cette effervescence collective gagne finalement le public, qui s’enflamme à son tour et se fait entendre par un tonnerre d’applaudissements.
En travaillant sur l’individu et la différence, Ahmed Madani forme le dessein de toucher l’universel par le particulier : « Il s’agit de chercher à travers la singularité d’une personne sa dimension universelle ». Les témoignages de ces femmes, toutes différentes mais douées d’une certaine force de caractère, dressent un tableau coloré et vivant du monde dans lequel nous vivons. Elles se livrent sans filtres et font part de leurs peurs et faiblesses. Pourtant, ce n’est pas de la fragilité qui émane du spectacle : c’est de l’humanité. Avec justesse, le dramaturge parvient à saisir la diversité tout en nous unissant dans nos différences, au nom du partage. Geste à la fois poétique et social, F(l)amme est un melting pot d’humanité qui illustre le propos de l’anthropologue Claude Lévi-Strauss : « La diversité des cultures humaines ne doit pas nous inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent » (Race et histoire).
25 septembre 2018
Par Sarah Juilland
25 septembre 2018
Par Noé Maggetti
Ten women show
Témoignages successifs de femmes issues de quartiers français « sensibles », F(l)ammes, spectacle d’Ahmed Madani rencontrant un succès important en France depuis près de deux ans, fait une escale au TKM. Enflammé, le discours des protagonistes est porteur d’une soif de liberté, et met en avant par le biais d’un humour sans complexes la nécessité de prendre en compte l’intersectionnalité au sein des luttes politiques.
F(l)ammes, ce sont dix jeunes femmes issues de l’immigration qui exposent, l’une après l’autre, leur trajectoire de vie dans des quartiers considérés comme « difficiles ». Aucune d’entre elles n’est une actrice professionnelle : Ahmed Madani les a choisies pour leur personnalité parmi plus d’une centaine de candidates issues des banlieues, qu’il a rencontrées avant même de commencer l’écriture de son spectacle. Celle-ci s’est faite à partir des récits de celles qu’il a sélectionnées pour incarner le second volet de sa trilogie politique, initiée en 2012 avec Illumination(s). Devant une salle comble, ces femmes évoquent donc, avec un naturel décontenançant, leurs propres expériences dans leur milieu d’origine, retraçant des morceaux de vie parfois tragiques, toujours touchants. Le spectacle évite habilement l’écueil de la dramatisation : en effet, le sujet est traité avec une certaine autodérision, au sein d’un dispositif scénique rappelant le one man show, s’appuyant principalement sur un micro situé sur le devant de la scène et sur un éclairage en douche. Sous forme de monologues, Ludivine, Chirine, Inès et leurs complices évoquent avec un humour décomplexé leurs liens avec leurs origines, leur famille, leurs traditions, tout en soulevant la question de leur place dans la société française. Le spectateur assiste au récit de parcours individuels, mais ressent également la puissance d’une lutte commune à toutes ces protagonistes, qui s’expriment dans la même perspective : la libération des femmes et l’égalité entre les genres. Une volonté de révolte se dégage du spectacle, passant par le biais d’un rire libérateur : dès les premières phrases, l’ironie des protagonistes fait mouche, et semble convaincre un public qui rit de bon cœur.
Cependant, sous le couvert de la légèreté de ce qu’on pourrait désigner comme un ten women show, les personnages déploient des réflexions sur des sujets de société aussi importants que l’excision, la maternité, ou encore le racisme. F(l)ammes en devient un spectacle profondément politique, relevant de la lutte intersectionnelle : ce n’est pas seulement une ode à l’égalité des genres, mais aussi un appel au respect des différences ethniques, culturelles, religieuses et sociales. En effet, les propos ne portent pas uniquement sur la situation des femmes en France et ailleurs : sont également mis en scène les désaccords entre personnes racisées à propos de leur propre statut dans la société, les jugements stéréotypés émis à l’encontre des femmes portant le voile, ou encore les difficultés financières souvent associées aux quartiers desquels ces femmes sont issues. F(l)ammes est un projet féministe, mais pas seulement : son propos central est exprimé dès les premières phrases, prononcées par Ludivine, qui raconte qu’un professeur de français lui avait donné comme viatique la phrase « n’aie jamais honte d’où tu viens ». Conseil dont le spectacle est une forme de mise en pratique : c’est une envie de liberté qui domine dans le discours de ces femmes, la volonté de pouvoir s’exprimer sans barrages pour mettre en lumière la singularité de leur parcours et leur lutte quotidienne face à une société souvent sexiste et intolérante.
Le spectacle insiste par ailleurs sur la nécessité de prendre la parole pour rendre visible une réalité d’ordinaire dissimulée, le quotidien dans les banlieues. Prise de parole qui s’avère centrale, car c’est la voix de ces femmes, pleine d’énergie, qui meuble une scène au décor minimaliste : neuf chaises, dans l’arrière scène, sur lesquelles celles qui ne parlent pas sont assises, comme à l’écoute de celle d’entre elles qui s’exprime. De plus, leur discours sort volontiers le spectateur de sa zone de confort : adresse à l’assistance, interactions avec elle, illumination de la salle entière permettant aux actrices de croiser le regard des gens, autant de stratégies pour brouiller la distinction entre l’espace scénique et le public. Ce dernier est ainsi intégré à la pièce, ce qui le rend d’autant plus sensible aux témoignages qui lui sont livrés.
La puissance socio-politique du spectacle est encore renforcée par sa dimension poétique, portée par des choix esthétiques forts : les monologues sont entrecoupés de performances chantées ou dansées, jouant avec la corporalité et s’appuyant souvent sur des jeux d’ombres, les formes des corps volontiers projetées sur le fond blanc qui sert de décor global à la pièce. Est également intégrée à la représentation la projection d’images des protagonistes seules ou en groupe, posant souvent dans un décor de verdure. Ce dernier s’offre presque comme une métaphore de l’espace de liberté qu’offre à ces dix femmes l’entreprise théâtrale dans laquelle elles se sont engagées.
F(l)ammes manifeste ainsi l’une des possibilités politiques du spectacle théâtral : évitant le ton grave souvent associé aux thématiques qu’il aborde, le spectacle conserve la force du témoignage dans un texte plein d’humour. Celui-ci dissémine progressivement, par touches subtiles, un message de tolérance, et incite celles qui sont (trop) souvent contraintes au silence à prendre la parole.
25 septembre 2018
Par Noé Maggetti
25 septembre 2018
Viens, vis et deviens
F(l)ammes donne à entendre les expériences de vie de dix femmes habitant la banlieue parisienne. À travers leurs récits, isolés ou entremêlés, les comédiennes rendent compte de l’universalité de ce qu’elles ont vécu, entre aspiration et confrontation. La scène devient alors le réceptacle d’une voix multiple, d’une révolte en devenir.
« I’ve got life and nobody’s gonna take it away » (Nina Simone)
Elles sont dix. Elles s’avancent tour à tour pour livrer en une dizaine de minutes un pan de leur histoire, de leur condition, de leurs expériences,… Elles sourient, enragent, provoquent, accueillent, questionnent puis dansent et chantent. Elles sont une, elles sont ce cri périphérique qui ébranle et renverse. Elles sont une révolte, un feu brûlant de vitalité.
L’espace dépositaire de ces récits adopte la forme d’un cube blanc dont seules deux faces sont visibles, en arrière-scène et sur le sol ; les autres se devinent évitant d’empiéter physiquement sur la circulation des comédiennes. Neuf chaises sont alignées au fond et un micro sur pied est posé en bord de scène. Le/la spectateur/trice découvre par cette installation le caractère de témoignage du spectacle qui débute sous ses yeux. Le cube devient, par l’entremise d’une voix off, différents lieux, différents temps accueillant un instant toutes et chacune des femmes.
Si au premier abord, la pièce adopte la forme d’un enchaînement de témoignages, le ton change rapidement vers un discours plus universel, physique et incisif. Par un procédé astucieux, le déroulement de la pièce est altéré par la réaction de l’une des comédiennes. Depuis le public, celle-ci s’insurge contre la teneur personnelle des témoignages. Avec l’aide du personnel de salle, c’est à la fois l’illusion théâtrale qui est brisée mais aussi le cube, l’espace dépositaire des récits installé au début. La comédienne se lève, crie, on lui demande de sortir mais elle s’élance sur la scène, suivie de près par une autre comédienne et des placeurs. Interpelées, les comédiennes déjà sur scène se lèvent et sont vite secondées par celles qui sont encore en coulisses. Le cube devient espace de dispute, de mise en dialogue des singularités. On y parle d’appartenance, de conditionnement, de domination, on recentre le propos et la dynamique de la pièce. Les dix femmes s’approprient alors la scène, elles font du cube leur espace de parole. Elles s’allient dans l’universalité et dans la différence de leurs expériences.
La dispute marque un point de bascule. Les comédiennes investissent activement la scène, refusant la logique imposée par le premier mode opératoire. Elles se soutiennent les unes et les autres, devenant karateka, soldat au garde à vous, chœur ou danseuse. Il ne s’agit plus d’assister, mais de faire vivre le discours, de symboliser une révolte, un cri du c(h)œur face à la domination. La parole devient une arme.
Présentant son projet, Ahmed Madani met en avant une écriture basée sur l’immersion. Les dix femmes sont à l’origine du texte, basant leur discours sur leur vie. S’agissant d’une création intégrée à la trilogie Face à leur destin et en tournée depuis 2016 dont le texte a été publié, il serait bon de se demander dans quelle mesure la performance fictionnalise la réalité de ces femmes. En effet, s’il y a discours rapporté, répété chaque soir, il y a aussi comédiennes et personnages. Seulement, avec F(l)ammes la frontière est fine. D’un côté, le procédé de mise en scène donne à voir une pièce traitant de la vie de dix femmes issues de banlieues dites « sensibles » ; les personnages sont invités à témoigner, à converser, à s’exprimer frontalement, à ironiser sur leur condition. D’un autre côté, en brisant le quatrième mur de l’extérieur, et par extension le cube, les comédiennes donnent à cette soirée de témoignages fictionnels une toute autre saveur. Les personnages subsistent et habitent la pièce sur scène et sur le papier ; dans le public, les deux comédiennes qui troublent le bon déroulement du spectacle se confrontent à la réalité de l’instant de représentation.
F(l)ammes se conclut sur un message d’égalité et de liberté. En prenant le contrôle de la scène, les comédiennes permettent à leurs personnages de se réapproprier leurs discours. Ce ne sont plus de simples témoignages mais bien des coups de pieds dans la fourmilière sociétale ; ce ne sont plus des paroles dispersées mais un tissage d’expériences diverses. Un magma en fusion déjouant la logique du cube qui se vide de son micro, de ses chaises et devient espace de liberté, de joie et de danse. Renversant.
25 septembre 2018
25 septembre 2018
Par Jade Lambelet
Brûlante d’être femme, brûlante d’être soi
Le TKM ouvre sa saison avec F(l)ammes, deuxième volet de la trilogie à caractère sociologique Face à leur destin d’Ahmed Madani. Après avoir ouvert la scène à de jeunes hommes issus de quartiers populaires français, c’est au tour, cette fois, de jeunes femmes de venir frôler les planches et de faire résonner la salle de leurs témoignages. À l’occasion de ce spectacle, le metteur en scène revisite en l’éclatant le célèbre modèle du « one man show » : ce n’est plus un seul homme mais dix femmes qui s’emparent de la scène pour raconter leurs histoires individuelles teintées tantôt d’humour, tantôt de rage, de doutes, de fragilité, de fierté, de force et d’espoir.
La scène blanche ne se laisse habiter que par l’unique présence d’un micro placé en son centre et d’une dizaine de chaises soigneusement alignées à l’arrière, face au public. Tour à tour, les corps, les voix, les rires et les danses de dix femmes viennent colorer cet espace vacant, ce tableau immaculé. C’est ici qu’elles ont chacune la place et la liberté de questionner leur identité, leur féminité, leur passé et leur avenir. Elles se partagent la scène pour dire l’importance de ne jamais avoir honte d’où l’on vient, déconstruire les stéréotypes liés à leurs origines, rappeler les souffrances et les discriminations vécues au quotidien, clamer l’amour de leur corps, évoquer les souvenirs parfois douloureux de leur enfance, penser leur rôle de mère.
Si Ahmed Madani ne qualifie pas son théâtre de « documentaire », il s’agit pour lui d’explorer et de s’enquérir du monde, des facettes multiples des identités, de la diversité de toutes ces féminités. Aucun rôle préconçu pour ces dix comédiennes non professionnelles qui incarnent, le temps de la représentation, leur propre histoire, leur propre intériorité. Celui qui se nomme lui-même « écrivain de théâtre » a travaillé dès les premiers fondements de sa pièce à la manière d’un véritable chercheur : il interroge, écoute et récolte récits et témoignages que ces femmes acceptent de lui livrer. Ensemble et à partir de ce matériel testimonial, ils écrivent ce qui deviendra plus tard le texte chaque soir raconté et joué devant le public.
Prenant ses racines dans la réalité la plus brute, le théâtre de Madani s’inscrit, avec F(l)ammes, à la frontière des genres (ceux du théâtre et du documentaire) et ne cesse de jongler entre vérité et illusion. Le questionnement identitaire se tient au cœur de toutes les réflexions que la pièce parvient à soulever. Tant du point de vue discursif que scénographique, les blessures, l’ébranlement, l’invisibilité et la quête de l’identité sont exprimés. Dans un premier temps, la parole le formule explicitement, puis les images (ombres et projections) en prennent peu à peu le relais métaphorique. Alors, les lumières projetées sur les corps progressent du dessin d’une seule ombre sur le sol à toute une foule, évoquant les possibilités de déploiement infini du « moi ». Décliné à dix reprises dans une mosaïque de monologues qui se succèdent, le rapport à soi, aux autres et au monde est livré au public frontalement par ces comédiennes qui jouent leur propre rôle, parlent de leur propre vécu sans masque ni filtre mais qui finissent par devenir des personnages. C’est dire que l’essence de la pièce, extraite d’une réalité quasiment « scientifique », se mue en un véritable art, en une poésie.
De la forêt évoquant tout à la fois ses racines ancestrales et la métaphore de la « jungle urbaine » dans laquelle la première femme à entrer sur scène a grandi, nous glissons, transportés par les images projetées en fond, vers le récit d’Ulysse et de Pénélope dont la seconde comédienne se sert pour figurer son mariage et son rôle de mère. Si le voile de l’une ne la définit pas, le style extravagant de l’autre cache sous ses frous-frous et ses couleurs criardes une nature bien différente et lui permet, malgré les apparences, de demeurer invisible. Elles sont toutes françaises, vivent en France et pour certaines y sont nées. Un détail, leurs chaussures, semble rappeler cet unique point commun parmi leurs identités multiples : la France, ce pays, leur pays, le sol et la terre sur laquelle elle avancent aujourd’hui. Toutes sont chaussées des mêmes baskets dont seules les couleurs varient, comme pour dire, dans un second temps, la diversité de leurs origines. Celles-ci, souvent, sont liées à de douloureux et traumatiques souvenirs : le viol, le mariage forcé, le racisme, le sexisme ou encore l’excision.
Si rien ni personne ne leur avait permis de prendre la parole jusqu’alors, leurs voix s’élèvent désormais et font jaillir ce feu, ces flammes qu’elles préservaient cachées en elles. Du discours, le spectacle s’étend au chant et à la danse. Progressivement, les lumières projettent sur le sol et le mur blancs les ombres des corps statiques puis dansants qui se démultiplient et se disséminent à l’image d’un grand brasier. Les discours également montent en puissance au fil du spectacle et dans un geste de grande solidarité, les corps se rassemblent pour s’unir une dernière fois avant de reprendre, sous les applaudissements du public, la musique d’Aretha Franklin. Percutant, drôle, émouvant et regorgeant d’une énergie folle, F(l)ammes ne s’adresse plus seulement à celles qui sont issues des quartiers désignés comme populaires mais à toutes les femmes et même, à tout public : l’individuel de ces intimités devenant réalité collective, universelle. Loin du discours froid des médias, sous une ultime bannière symbolique qu’elles brandissent, les dix protagonistes se font, chacune à leur manière, porte-paroles de la lutte pour l’égalité.
25 septembre 2018
Par Jade Lambelet
25 septembre 2018
Par Brice Torriani
Les échos singuliers d’une humaine forêt
Le TKM ouvre sa saison avec F(l)ammes, deuxième volet de la trilogie à caractère sociologique Face à leur destin d’Ahmed Madani. Après avoir ouvert la scène à de jeunes hommes issus de quartiers populaires français, c’est au tour, cette fois, de jeunes femmes de venir frôler les planches et de faire résonner la salle de leurs témoignages. À l’occasion de ce spectacle, le metteur en scène revisite en l’éclatant le célèbre modèle du « one man show » : ce n’est plus un seul homme mais dix femmes qui s’emparent de la scène pour raconter leurs histoires individuelles teintées tantôt d’humour, tantôt de rage, de doutes, de fragilité, de fierté, de force et d’espoir.
La scène blanche ne se laisse habiter que par l’unique présence d’un micro placé en son centre et d’une dizaine de chaises soigneusement alignées à l’arrière, face au public. Tour à tour, les corps, les voix, les rires et les danses de dix femmes viennent colorer cet espace vacant, ce tableau immaculé. C’est ici qu’elles ont chacune la place et la liberté de questionner leur identité, leur féminité, leur passé et leur avenir. Elles se partagent la scène pour dire l’importance de ne jamais avoir honte d’où l’on vient, déconstruire les stéréotypes liés à leurs origines, rappeler les souffrances et les discriminations vécues au quotidien, clamer l’amour de leur corps, évoquer les souvenirs parfois douloureux de leur enfance, penser leur rôle de mère.
Si Ahmed Madani ne qualifie pas son théâtre de « documentaire », il s’agit pour lui d’explorer et de s’enquérir du monde, des facettes multiples des identités, de la diversité de toutes ces féminités. Aucun rôle préconçu pour ces dix comédiennes non professionnelles qui incarnent, le temps de la représentation, leur propre histoire, leur propre intériorité. Celui qui se nomme lui-même « écrivain de théâtre » a travaillé dès les premiers fondements de sa pièce à la manière d’un véritable chercheur : il interroge, écoute et récolte récits et témoignages que ces femmes acceptent de lui livrer. Ensemble et à partir de ce matériel testimonial, ils écrivent ce qui deviendra plus tard le texte chaque soir raconté et joué devant le public.
Prenant ses racines dans la réalité la plus brute, le théâtre de Madani s’inscrit, avec F(l)ammes, à la frontière des genres (ceux du théâtre et du documentaire) et ne cesse de jongler entre vérité et illusion. Le questionnement identitaire se tient au cœur de toutes les réflexions que la pièce parvient à soulever. Tant du point de vue discursif que scénographique, les blessures, l’ébranlement, l’invisibilité et la quête de l’identité sont exprimés. Dans un premier temps, la parole le formule explicitement, puis les images (ombres et projections) en prennent peu à peu le relais métaphorique. Alors, les lumières projetées sur les corps progressent du dessin d’une seule ombre sur le sol à toute une foule, évoquant les possibilités de déploiement infini du « moi ». Décliné à dix reprises dans une mosaïque de monologues qui se succèdent, le rapport à soi, aux autres et au monde est livré au public frontalement par ces comédiennes qui jouent leur propre rôle, parlent de leur propre vécu sans masque ni filtre mais qui finissent par devenir des personnages. C’est dire que l’essence de la pièce, extraite d’une réalité quasiment « scientifique », se mue en un véritable art, en une poésie.
De la forêt évoquant tout à la fois ses racines ancestrales et la métaphore de la « jungle urbaine » dans laquelle la première femme à entrer sur scène a grandi, nous glissons, transportés par les images projetées en fond, vers le récit d’Ulysse et de Pénélope dont la seconde comédienne se sert pour figurer son mariage et son rôle de mère. Si le voile de l’une ne la définit pas, le style extravagant de l’autre cache sous ses frous-frous et ses couleurs criardes une nature bien différente et lui permet, malgré les apparences, de demeurer invisible. Elles sont toutes françaises, vivent en France et pour certaines y sont nées. Un détail, leurs chaussures, semble rappeler cet unique point commun parmi leurs identités multiples : la France, ce pays, leur pays, le sol et la terre sur laquelle elle avancent aujourd’hui. Toutes sont chaussées des mêmes baskets dont seules les couleurs varient, comme pour dire, dans un second temps, la diversité de leurs origines. Celles-ci, souvent, sont liées à de douloureux et traumatiques souvenirs : le viol, le mariage forcé, le racisme, le sexisme ou encore l’excision.
Si rien ni personne ne leur avait permis de prendre la parole jusqu’alors, leurs voix s’élèvent désormais et font jaillir ce feu, ces flammes qu’elles préservaient cachées en elles. Du discours, le spectacle s’étend au chant et à la danse. Progressivement, les lumières projettent sur le sol et le mur blancs les ombres des corps statiques puis dansants qui se démultiplient et se disséminent à l’image d’un grand brasier. Les discours également montent en puissance au fil du spectacle et dans un geste de grande solidarité, les corps se rassemblent pour s’unir une dernière fois avant de reprendre, sous les applaudissements du public, la musique d’Aretha Franklin. Percutant, drôle, émouvant et regorgeant d’une énergie folle, F(l)ammes ne s’adresse plus seulement à celles qui sont issues des quartiers désignés comme populaires mais à toutes les femmes et même, à tout public : l’individuel de ces intimités devenant réalité collective, universelle. Loin du discours froid des médias, sous une ultime bannière symbolique qu’elles brandissent, les dix protagonistes se font, chacune à leur manière, porte-paroles de la lutte pour l’égalité.
25 septembre 2018
Par Brice Torriani
25 septembre 2018
Ainsi soient-elles !
Donner la parole, entendre ce que dix femmes issues de l’immigration ont à dire de leurs vies, en montrer la réalité complexe et riche, voici l’objectif que s’était fixé Ahmed Madani au début de son projet. F(l)ammes s’emploie à “montrer la face cachée”, à révéler ces portraits.
Deuxième volet d’une trilogie intitulée Face à leur destin, cette pièce où dix femmes viennent s’exprimer tour à tour est un grand moment de partage et de transmission.
Ahmed Madani, auteur et metteur en scène a cherché à interroger la matière vivante, à écouter vraiment. Pour cela il lance en 2016 des stages-auditions pour des ateliers. Il annonce rechercher des « femme[s] entre 18 et 25 ans, née[s] de parents immigrés et vivants […] dans un quartier dit sensible ». Il précise vouloir faire « une description appliquée et minutieuse de ce que recouvre la réalité ». Le metteur en scène a souhaité ne pas écrire une seule ligne avant d’avoir trouvé celles qui accepteraient de le suivre dans cette aventure et qui lui livreraient alors leurs vies comme autant de matières à l’écriture. Deux ans et demi plus tard, le TKM-Théâtre Kléber-Méleau, sur l’invitation d’Omar Porras reçoit cette pièce qui oscille entre auto-fiction et témoignage.
La première trace de ces témoignages s’élève dès le début de la pièce. Voix de femmes, bribes de phrases saisies se mêlent au son des gouttes d’eau, des embruns, d’une rivière. Une première vidéo en noir et blanc projetée sur le fond de la scène, réalisée par le plasticien vidéaste Nicolas Clauss, accompagne ces extraits sonores. Le travail de ce dernier s’insèrera, comme autant de tableaux oniriques, tout au long des récits, alternant portraits et nature.
Dans le fond de la scène, quelques ombres alignent dix chaises. L’une d’entre elles s’avance devant un micro, la parole se délie. Ludivine se raconte, elle qui circule entre une école de riche et son monde des quartiers, elle cite Claude Lévi-Strauss, se mue en caméléon, s’amuse des idées reçues, elle qui est “sensible venant d’un quartier sensible”. Voilà le public mis en situation, car ces fameuses idées reçues, ces clichés que nous avons sur les banlieues françaises, elles vont, tout au long de leurs récits, les faire voler en éclats.
Toutes issues de l’immigration, venant toutes de quartiers dits défavorisés, les dix comédiennes qui n’en étaient pas avant cette aventure, sont avant tout des femmes qui refusent de rentrer dans un moule, quel qu’il soit. Originaires du Maghreb, d’Afrique noire, de la Guadeloupe, d’Haïti, elles sont autant de françaises. Pluralité des origines mais convergeant toutes vers un point commun : être soi, choisir sa route. Elles se racontent, composant entre les héritages familiaux, la vie d’une femme en France, la volonté de se choisir un avenir, et le regard que l’on pose sur elles de toutes parts. Ruptures, blessures, fractures, il y en a, beaucoup. Qu’en ont-elles fait ? L’une prévient : « Je ne veux pas de pitié ». Elles n’en attirent pas. Ahmed Madani a su retranscrire dans ses textes, leur force, leur volonté, leur désir d’être elles, quel que soit le chemin qu’elles avaient envie de prendre. Il a également réussi l’équilibre délicat, tout au long de son écriture, d’alterner entre émotion et humour.
Chirine est ceinture noire de karaté, elle ne s’en laisse conter par personne et c’est bien là que réside sa fragilité. Concilier le protectionnisme paternel, la place attendue de la femme au sein de sa famille et son émancipation naturelle. Anissa Kaki, elle aussi aime son père, même s’ils ne se comprennent plus. C’est en retrouvant les gestes accomplis par sa grand-mère autour du plat familial qu’elle trouvera son équilibre en alliant culture des anciens et vie de femme indépendante. Laurène vient de la Guadeloupe, mais elle est autre, une que personne ne connaît, qui est pleinement elle dans le monde des Harajuku. Elle chante merveilleusement en alternant japonais et coréens avec un accent impeccable. Oui, Laurène n’est pas celle que nous pensons voir. Enfant, Dana croyait venir de la même planète que E.T. car elle ne comprenait pas lorsque ses parents lui disaient venir d’Haïti. Dana avec sa voix magnifique reprend Ain’t got No, I got life de Nina Simone. Toutes la reprendront plus tard, en entonnant I’ve got my hair et en y mêlant Respect d’Aretha Franklin. Haby se raconte au travers d’un conte de sorcière, elle est la seule à parler à la troisième personne, prenant un peu de distance salutaire avec son expérience.
Se pose aussi la question des points de vue communs. Encore un préjugé qui vole en éclat : leurs opinions divergent sur de nombreux points. Entre éclats de voix et tentative de conciliation, on aperçoit ce qui a étayé les longues heures de discussions entre ces femmes et l’auteur, et ce qui a créé cette pluralité de portraits.
Il ne s’agit pas juste de s’asseoir et d’écouter ; la mise en scène mêle les témoignages individuels et les moments collectifs : chants, danse libératoire et jubilatoire, guerrières avançant en un seul rang ou encore filles dessinant dans l’air, simultanément, une représentation de leurs mères, différents rythmes s’alternent comme autant de couleurs vives. Couleurs que l’on retrouve dans le choix des costumes, chacune étant identifiée par une pièce de vêtement colorée qui la rend visuellement unique.
Ahmed Madani le dit : il a trouvé des perles, avec lesquelles il a composé un collier. Ces dix femmes sont autant de pierres précieuses, taillées par leurs propres soins, leurs histoires, leurs volontés, qu’un orfèvre a su mettre en avant, en faisant briller leurs éclats, leurs feux. Ainsi sont-elles.
25 septembre 2018
25 septembre 2018
Par Nadège Parent
Symbiose engagée
Monter un spectacle avec des jeunes femmes non comédiennes issues des quartiers populaires et poétiser les problématiques actuelles de l’immigration et de la place des femmes dans la société, au sein d’univers culturels traditionnels parfois contraignants : tel est le projet ambitieux entrepris par le metteur en scène Ahmed Madani pour le deuxième volet de sa trilogie Face à leur destin.
F(l)ammes, ce sont dix Françaises originaires d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord et des Antilles qui partagent la scène et dévoilent sur le ton de la confidence des épisodes de leur histoire. L’exercice suppose une frontière trouble entre témoignage et fiction, puisque le travail d’écriture et de mise en scène d’Ahmed Madani éloigne indéniablement le texte dramatique de l’événement vécu. Mais sa remarquable réalisation séduit et le public se laisse porter par le partage tantôt émouvant, désopilant ou révoltant de Ludivine, Anissa A., Laurène, Maurine, Inès, Dana, Anissa K., Chirine, Yasmina et Haby.
L’agencement des témoignages prend la forme d’une succession poétique de tableaux statiques ou dynamiques alternant monologues, danses, chants, voix off ou encore extraits vidéo. La mise en scène paraît par ailleurs progresser vers une collectivisation : si les premiers tableaux sont individuels, ils prennent une dimension collective toujours plus forte au fur et à mesure que la pièce progresse. Le spectacle s’ouvre ainsi sur le témoignage de Ludivine, qui se tient seule derrière un micro à l’avant-centre de la scène et partage tantôt avec sensibilité, tantôt avec humour son rapport à ses racines, à sa famille et à la France. Cette mise en scène se répète avec les confessions successives d’Anissa A., Laurène et Maurine, sans aucune interaction entre les protagonistes, qui s’asseyent sur les chaises disposées en arc-de-cercle au fond de la scène à la fin de leur intervention.
Cette dynamique linéaire et itérative instaurée au début de la pièce subit cependant une rupture à l’entrée en scène d’Inès, qui crée un moment de connivence avec le public pour le moins déroutant. À partir de là, les interactions entre les différentes protagonistes se font de plus en plus fréquentes, à l’image de l’altercation impliquant la plupart des jeunes femmes autour de la question de la légitimité de se sentir française. On assiste dès lors à une succession de tableaux collectifs : la préparation mimée de la mahdjouba par Anissa K. dont les gestes sont repris par toutes les protagonistes en arrière-plan ; la démonstration générale de karaté lorsque Chirine fait part de la violence de son père ; la danse festive et déjantée qui vient clôturer le témoignage de Yasmina. Ces tableaux prennent une dimension toujours plus engagée : la question de la maternité les réunit toutes au centre de la scène et leurs voix se superposent ; elles entourent Haby qui témoignent de l’excision qu’elle a subi à son insu, marquant une prise de position collective face à cette coutume. Enfin, l’un des tableaux de groupe finaux aborde la question capillaire, symboliquement très forte, puisque les cheveux représentent l’intimité, mais aussi la différence, dont on peut être fier !
Le renversement par rapport à la linéarité des tableaux individuels d’ouverture, la collectivisation progressive de la mise en scène et la distance que le texte dramatique instaure vis-à-vis de l’événement vécu confèrent à ces témoignages singuliers une dimension universelle. Bien qu’Ahmed Madani se défende de chercher à véhiculer un message politique à travers F(l)ammes, les tableaux de groupe manifestent un certain engagement idéologique au regard des thématiques du genre, des origines et des traditions, embrayant ainsi une réflexion chez les spectateurs et ouvrant des perspectives réflexives plus globales.
25 septembre 2018
Par Nadège Parent