La danse des affranchies
De Latifa Djerbi / Mise en scène de Julien Mages / Théâtre Saint-Gervais / du 8 au 19 mai 2018 / Critiques par Aurélien Maignant et Amalia Dévaud.
8 mai 2018
Dire et faire la révolution
La danse des affranchies, dernière création de Latifa Djerbi, raconte le retour au pays d’une immigrée tunisienne de deuxième génération. Dounia découvre un territoire à la fois connu et étranger et se voit confrontée à une chorale de discours identitaires au milieu desquels elle doit trouver sa place. Une fable pleine d’humanité mais qui s’étouffe par moments dans la grandiloquence un peu surannée d’un texte qui veut trop en dire.
Après son solo L’improbable est possible… j’en suis la preuve vivante !, Latifa Djerbi revient avec une pièce qui, de son propre aveu, fait le pari de « l’intime pour atteindre l’universel ». Le spectateur y découvre l’histoire de Dounia, fille d’une famille franco-tunisienne qui rentre enterrer son père dans un « bled » en pleine mutation, traversé par le soulèvement populaire contre le régime de Ben Ali. Lésée et blessée par le testament du mort, Dounia cherche un espace à occuper. Sa sœur, vivant une sexualité libérée en France, et sa mère, émigrée traditionnaliste de première génération, la condamnent toutes deux d’avoir épousé un Suisse par intérêt ; la culture patriarcale du village de ses parents lui refuse l’égalité du droit à l’héritage de son père ; une Tunisienne engagée l’accuse de ne s’intéresser à la révolution politique que pour se distraire de la gangue morne et consensuelle de la vie européenne : tout cherche à la définir. Aussi, la structure du drame tend vers une catastrophe intérieure et la décousure des repères identitaires du personnage constitue le moteur principal de l’action.
Avant toute chose, La danse des affranchies est un affrontement. Dounia lutte pour s’affirmer, avec elle-même et avec les autres, et l’autrice a voulu chaque protagoniste comme le porte-voix d’un discours définitoire de l’identité culturelle, spirituelle ou sexuelle de la jeune femme. La scénographie enregistre très intelligemment cette prégnance du débat puisqu’elle fait du cœur de scène un rectangle surélevé qui, représentant initialement le lit de mort du père, devient par la suite un ring – une mutation scénique qui évoque autant le chaos et la confusion s’emparant du pays après le départ du « père » de la patrie qu’un terrain vague qu’il incombe aux personnages de reconstruire. A l’image du conflit sociétal des idées, ils s’y confrontent, souvent face à face, parfois face au public, assis ou debouts, violents ou tendres, pendant que les autres attendent leur tour sur des tabourets en contrebas. Le ring devient ainsi la matrice de leur évolution en accueillant leurs questionnements existentiels autant que ces volées d’injures ou d’accusations qui les renvoient parfois… dans les cordes.
L’écriture sonne particulièrement juste quand elle veut faire transparaître les vies, les choix et les prises de positions dans la chair des quatre femmes qui se racontent : Dounia, sa sœur fraîchement divorcée qui lutte avec ses pulsions suicidaires, sa mère autoritaire, et dont on découvrira petit à petit le drame, et enfin Nour, doctoresse pourchassée pour son homosexualité avec laquelle Dounia vivra une romance. Le théâtre moderne reste souvent trop pudique, trop empreint de tabous quand il s’agit de penser ce que les corps témoignent des structures politiques et idéologiques. On voit rarement une fille tuer la mère en assénant à une vieille femme que le mariage et la soumission « l’ont rendu si grasse qu’on ne voit plus son sexe » ; on ose trop peu souvent souligner la complexité psychologique du lien entre sexual happiness et ordre patriarcal : certaines scènes sont une vraie bouffée d’oxygène. Dans le registre du conflit des féminités, La danse des affranchies, faisant le choix d’une galerie de portraits et de discours, laisse raisonnablement le spectateur libre de ses positions et parvient à affecter les personnages d’assez de complexité et d’épaisseur pour ne pas basculer dans le stéréotype.
Pour le reste, la pièce est écrite, très écrite, sans doute trop. Le public pourra s’agacer, au fil de la représentation, que chaque réplique, ou presque, cherche à faire citation. Et ce langage qui dit beaucoup sans vraiment montrer se marrie mal avec l’ambition idéologique du spectacle qui veut parler tout à la fois d’oppression, de libération, d’égalité, de religion, de politique, de discrimination… Les dialogues font de chaque prise de parole, comique ou tragique, une déclamation grandiloquente et rendent le travail des acteurs assez difficile : dire « mon cœur et ma sexualité battent au rythme de la révolution populaire » sans frôler le burlesque relève de l’exploit. Trop souvent le spectateur ne sait pas s’il doit rire car le jeu donne dans le trop peu comique ou dans un tragique en sous-régime.
Toutefois, à l’échelle de la crise du personnage de fiction, le mélange fonctionne, justement parce que Dounia est un fourre-tout qui cherche dans toutes les directions un sens à sa vie quitte à risquer la schizophrénie des causes et des engagements (il n’est d’ailleurs pas innocent que la doctoresse qui s’occupe de son corps prenne des allures de psychologue pendant une partie du spectacle). Faut-il voir dans cet itinéraire initiatique plutôt comique une forme de dérision (voire d’auto-dérision puisque Latifa Djerbi joue elle-même Dounia) ? L’autrice cherche-t-elle au contraire à susciter la tendresse du public pour cette femme rendue neurasténique par la torpeur idéologique de l’Occident moderne ? Concluant la représentation sur une scène de séduction hétérosexuelle dans une boîte de Genève, l’autrice paraît vouloir avant tout mettre en lumière une forme d’infantilisme tragique du personnage qui n’aurait vécu cette parenthèse « au bled » que comme l’occasion d’une révolte sans enjeu, thérapeutique et indéniablement bourgeoise : il n’est pas innocent que le retour à la tranquillité occidentale s’accompagne d’un retour à l’hétéronormativité. C’était toute la pertinence de cette simple accusation de Nour : « Pour toi, c’est facile. ». Ce paradoxe intérieur que le texte travaille sans détours rend justement la catastrophe intérieure touchante et réussit à mettre en chair la pression immense que peuvent exercer les discours sur un individu isolé. Quelques scènes avant la fin, Dounia, debout sur le ring mais cette fois-ci seule, se contente de hurler : on la comprend, on vit avec elle quelque chose qui pourrait bien relever d’une catharsis à l’antique.
Mais, en dépit de cela, on sort de la salle avec la sensation, à l’échelle du spectacle, d’une accusation restée superficielle et qui, voulant trop dire, n’a fait qu’effleurer les crises et les mutations du temps présent. Dire que l’on peut penser ensemble une révolution politique et une révolution des mœurs n’amène pas grand-chose de neuf si on se contente de le formuler. Attaquer sans distinction les autorités religieuse, patriarcale, familiale et politique souligne la nécessité des luttes mais oblitère quelque peu leur complexité, presque leur sérieux. Le risque est grand : dénoncer le convenu n’amène souvent qu’un convenu de dénonciation.
Finalementon regrettera peut-être une tension irrésolue entre deux intentions qui, sans être contradictoires, demandent un équilibre quasi impossible. Le dispositif veut d’une part des personnages réalistes, biens vivants dans leur fiction, à la subtilité et à l’expérience desquels nous pourrions nous attacher ; de l’autre, la surécriture du texte rappelle sans cesse leur fonction d’acteurs porte-voix qui déclament les lignes d’un pamphlet politique comme à l’Assemblée. On se sait plus bien s’il faut contempler le surgissement de la parole individuelle ou entendre résonner une voix collective – et sans doute cette pondération est-elle l’enjeu d’un spectacle comme La danse des affranchies – mais la trop grande hétérogénéité des situations et du jeu n’amène souvent qu’un flou dommageable pour l’expérience du spectateur.
Pour résoudre ce conflit à l’intérieur du dispositif fictionnel, pour éviter que ce qu’on donne à entendre ne neutralise ce qu’on donne à vivre, une autre pièce aurait peut-être été possible, une pièce où Dounia et Nour se seraient contentées de faire l’amour en écoutant par la fenêtre la clameur de la révolution populaire, sans dire qu’elles le faisaient : leur silence aurait été bien plus éloquent.
8 mai 2018
8 mai 2018
Par Amalia Dévaud
Une danse en enfer
Lauréat du concours Textes-en-Scènes 2017, La danse des affranchies raconte la quête émancipatrice de Dounia, une femme tunisienne qui ne supporte plus les interdits de sa culture, de son pays. S’inspirant du poème de Rimbaud « Mauvais Sang » Latifa Djerbi décrit les affres d’un combat pour la liberté individuelle, entre amour et révolte. La colère soudain éclatée d’une femme qui devient une véritable révolution, en marche.
« Connais-je encore la nature ? me connais-je ? – Plus de mots. J’ensevelis les morts dans mon ventre. Cris, tambour, danse, danse, danse, danse ! Je ne vois même pas l’heure où, les blancs débarquant, je tomberai au néant. Faim, soif, cris, danse, danse, danse, danse ! »
Le poème de Rimbaud, récité à la fin du spectacle par Dounia et son partenaire d’un soir, cigarettes aux lèvres à l’écart de la fête, éclaire dans sa fulgurance la destinée de la jeune femme. La force de vie qui anime Dounia ressemble à celle du hors-la-loi rimbaldien : une énergie brute qui ne saurait se plier aux conventions sociales ni à l’ordre établi ; une turbulence nomade, nécessaire à la liberté individuelle. Écartelée entre deux cultures, celle de sa Tunisie natale et de sa France adoptive, Dounia cherche à s’affranchir des injonctions de sa famille restée au bled : oui, elle peut disposer librement de son corps. Non, elle ne deviendra pas, comme sa mère, malheureuse en amour et soumise à la dictature du qu’en-dira-t-on. Le spectacle donne à voir l’éveil d’un double printemps : d’une part celui de la condition des femmes tunisiennes, avec leur désir d’émancipation, et, d’autre part, celui d’une Tunisie révoltée contre la violence du régime de Ben Ali.
Latifa Djerbi livre ici une autofiction tragi-comique, troublant la frontière entre réalité et fiction : tout comme son personnage Dounia, l’auteure est d’origine tunisienne, écrit du théâtre et vit à Genève. Selon ses propres mots, elle « utilise la langue comme une arme de construction massive et fait en sorte d’oser l’intime pour mieux rejoindre l’universel ». Ce jeu de l’intime à l’extime rappelle le théâtre d’Ahmed Madani (F(l)ammes), qui l’a d’ailleurs épaulée dans l’écriture de cette pièce. Les thématiques qu’ils abordent dans leurs œuvres se ressemblent : elles tournent autour de la mémoire, du brassage des cultures et de la transmission familiale.
La mise en scène, signée Julien Mages, contrebalance la volubilité acerbe de Dounia par son minimalisme. La violence des répliques et leur charge de vérité prennent en effet toute la place. Portée par l’émotion des mots, la scène se déleste de tout artifice superflu : il n’y reste qu’une estrade centrale et deux rangées de chaises, sur lesquelles les personnages attendent leur tour, comme dans des coulisses. La musique se fait rare, elle aussi, excepté dans les quelques scènes de danse. Le texte dramatique se révèle roi et la mise en scène de Julien Mages ne cherche pas à lui faire dire autre chose : peut-être parce qu’il est lui-même auteur et qu’il reconnaît la puissance des mots, leur universalité hors du dispositif scénique. Ou parce que le poids des mots ne se donne à entendre sans le silence visuel d’une scène noire et épurée. Toutefois, bien que sa mise en scène restitue à la fois les dimensions intime et universelle du texte – par l’espace accordé à la parole et par l’intemporalité du décor –, il nous semble que le texte gagnerait en profondeur s’il était plus ancré historiquement.
Si le destin de Dounia ne suit pas exactement celui – désespéré – du narrateur de Mauvais sang, il n’en demeure pas moins tragique : sa quête de liberté exclut paradoxalement les êtres aimés car Dounia ne fait que crier son besoin d’amour. Elle ne sait ni le donner ni le recevoir. Lorsqu’il apparaît, sous la forme des bras ouverts de sa mère s’essayant à la tendresse, elle le repousse. La complexité de sa personnalité, contradictoire, empêche d’une certaine façon sa quête en l’immobilisant dans la complainte. Pourtant, en filigrane du spectacle, le comique survit toujours au pathétique de la vie, aux illogismes de l’âme humaine. Emmené par l’humour corrosif de Latifa Djerbi et la gestuelle grandiloquente des acteurs, le comique sauve la pièce de tout nihilisme, dans une grande fraîcheur.
8 mai 2018
Par Amalia Dévaud