Vélo Congo-Lausanne 

Par Sarah Juilland (Atelier critique)

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos

© Mathilda Olmi

Rosette Mbemba est une jeune femme congolaise d’une trentaine d’années. Quotidiennement, elle arpente la ville de Goma en compagnie de son beau vélo rouge et rouillé. Enturbannée, robe traditionnelle en wax et pieds nus, elle sillonne les ruelles étroites en quête de quelque aventure ou événement hors du commun à se mettre sous la dent. De nature rêveuse, elle imagine une existence grandiose. Quelque chose de plus grand que sa vie ici, à Goma. Un jour, alors qu’elle vadrouille à son habitude parmi les maisons en tôle, elle aperçoit un étrange camion vitré. Elle plisse les yeux et déchiffre une inscription, en lettres orange, sur l’une des faces du véhicule : « Théâtre de Vidy, Cargo Congo-Lausanne ». À la lecture de ces quelques mots, en particulier de « théâtre », Rosette est prise d’une furieuse envie de suivre l’énigmatique convoi pour en découvrir la cargaison, hors normes. Sans perdre une minute, elle décide de prendre le camion en chasse avec, pour unique allié, son beau vélo rouge et rouillé. Ainsi commence le périple – invraisemblable – de Rosette Mbemba, qui la conduira jusqu’à nous, à Lausanne, ce jeudi 8 mars.

Sur les traces de Roger et Denis, Rosette et sa bicyclette traversent les vertes collines rwandaises puis les broussailles tanzaniennes, tachetées de girafes et d’impalas. Embarquées sur un bateau dont les mouvements incessants donnent le mal de mer, elles traversent la Méditerranée pour atteindre l’Europe. De retour sur le dos de sa bicyclette, Rosette parcourt la Belgique et l’Allemagne pour enfin rejoindre la Suisse. Il y fait si froid ! « Tout de même, on aurait pu me prévenir… », maugrée Rosette. Sur un bâtiment gris et gelé, le thermomètre indique huit degrés Celsius. Un manteau et des bottes n’auraient pas été du luxe !

Arrivée finalement à Lausanne, Rosette est ex-té-nuée. Elle décide de suspendre sa course un instant pour se reposer un peu. De toute façon, elle a perdu la trace du camion depuis longtemps. Il faut se rendre à l’évidence : un vélo, ça avance moins vite qu’un camion de fret ! Elle pénètre dans une petite maison transparente, s’assoit en tailleur sur la table et fait quelques étirements. Le voyage était long et éprouvant, toutes ses articulations sont en compote. Mais voilà que le fameux camion réapparait, comme par magie, derrière les vitres de la maisonnette. Cette fois-ci, Rosette parvient à distinguer son chargement… des gens ! Une cinquantaine de personnes est assise derrière une grande vitrine, yeux écarquillés, et fixe Rosette en souriant, et même en riant un peu. Cette surprenante découverte attise l’irrépressible curiosité de la jeune femme, qui enfourche immédiatement son vélo rouge et se lance à la poursuite du convoi. Malheureusement, le temps de se remettre en selle, le camion est déjà loin. Rosette ne se décourage pas pour autant, elle en a vu d’autres. Elle chemine vaguement sur les routes lausannoises, éclairée par la lumière argentée des réverbères. Dans le quartier Sébeillon-Sévelin, elle repère quelques jeunes femmes éparpillées et postées sur le trottoir. Elles semblent attendre quelque chose, ou quelqu’un. Peut-être ont-elles aperçu le camion, peut-être même qu’elles l’attendaient ? Rosette s’approche et demande, timidement :
– Bonsoir, excusez-moi de vous déranger… Je suis à la recherche d’un camion… Il porte une grosse inscription orange et transporte des gens. Vous ne l’auriez pas aperçu par hasard ?
L’une des jeunes femmes, une petite brune aux bottes vernies, s’exclame :
– Ouais, il vient juste de passer. J’connais un des chauffeurs d’ailleurs, j’lui ai même fait un p’tit signe. C’était bizarre d’être matée par ces gens-là, dans l’camion. J’me demande c’qu’ils y foutaient ! Bref, j’crois qu’ils ont continué par là, tout droit.
Rosette la remercie chaudement puis reprend sa route, toujours accompagnée de son vélo rouge et rouillé. Un peu plus tard dans la soirée, aux abords d’un garage mal éclairé, le camion se montre à nouveau. Rosette en profite pour improviser une petite danse qu’elle offre à ses curieux spectateurs. Mais voilà qu’il est déjà reparti, ce satané camion ! Décidément, les chauffeurs n’ont pas envie de laisser Rosette faire le show. Mais cette dernière, tenace, n’abandonne pas son désir de faire partie de l’événement. Elle saute sur son vélo et reprend sa course. Passant près de deux promeneurs nocturnes, à l’air interloqué, elle leur demande ce qu’ils ont vu. Comme tout à l’heure, on lui répond :
– Un gros camion avec des gens, assis sur une estrade, à l’intérieur. Ils nous observaient étrangement, comme s’ils faisaient un safari sur les routes de Lausanne.
« C’est bien mon camion ça ! », pense Rosette amusée. Elle se remet en route et pédale de toutes ses forces, espérant surprendre une dernière fois le camion et son singulier colis. Elle se poste, munie d’un tam-tam traditionnel qu’elle avait emporté, sur un énorme giratoire. Le camion l’encercle, il fait des tours alors que Rosette, réjouie, chante des airs de son pays. Elle appartient enfin au spectacle : la voie – ou la voix – a été ouverte.