Pardonnez ma surinterprétation, car elle est grande

Par Fanny Utiger (Atelier d’écriture & Atelier critique)

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos

© Mathilda Olmi

Des heures, des jours, des années passées dans un camion. En tout, dans ma vie, j’ai fait l’équivalent de trois tours du monde. En solitaire. On ne m’a jamais donné de médailles, bien sûr, mais j’en prends moi-même de part et d’autre : les décors du Bolchoï, les voiles de Tabarly, je ne suis pas peu fier de les avoir transportés. J’y repense et ça me fait plaisir. Enfin, je ne sais pas si ça t’intéresse, et c’est certainement peu à côté de ton parcours à toi. Ça me plaît de t’écouter, ça me change ; rends-toi compte, qu’est-ce qu’elle vaut mon adolescence à côté de la tienne, par exemple. Un camion derrière La Chaux-de-Fonds ou des armes automatiques, nos quatorze ans n’ont pas connu les mêmes risques. Je me demande même si ça mérite comparaison. Tu en as sûrement entendu assez, de toute façon, des discours comme celui-là, mais quand même, si tu savais comme tu m’impressionnes…

Je ne voudrais vraiment pas que sentes de la pitié dans mes yeux quand tu racontes ça, d’où tu viens, ton existence, ta famille, la situation des pays dans lesquels tu as vécu avant de venir ici, parce ce n’est vraiment pas ce que je ressens. Enfin, mes yeux, tu ne les vois pas vraiment ; je regarde droit devant, ça vaut mieux. Ce serait quand même dommage de ne pas faire attention et d’avoir un accident ici, maintenant. Alors ce n’est pas si mal que j’aie à conduire pendant que je t’écoute, pas besoin de trop réagir. Ou en surface seulement, et on discute un peu dans le vide, on converse. Parfois aussi je ne t’écoute pas mais, tu comprends, je ne suis pas habitué. La plupart du temps, j’ai été seul dans cette cabine, ce n’est pas courant les compagnons. Enfin il y a eu cet été où j’avais emmené ma fille avec moi. Je t’expliquerai tout à l’heure. La route est longue, on a tout le temps. Pour l’instant je préfère ne pas t’interrompre.

Je ne sais pas bien où l’on est. A force de rouler, tout finit par se ressembler, les lacs comme les banlieues, les routes n’en parlons pas. Il semble qu’il a fait nuit si vite. Ça n’aide pas à s’orienter. Je me perds parfois – pas dans mon parcours, parce que de toute façon, aujourd’hui, il suffit de suivre ce que m’indique un GPS – non je me perds dans les lignes blanches. Mes phares réfléchissent leur pâleur. Continues, elles me donnent une idée de l’infini ; interrompues, elles clignotent et m’éblouissent mais je les sens presque s’accorder à mon pouls. Je me fonds dans mon voyage.

Il est un drôle d’endroit, à Lausanne, qui, a priori à des lieues de toute possibilité de poésie, engoncé dans des couches de bitume, se révèle enivrant dans le noir : au bord du lac, qu’on ne voit pas, un immense rond-point, cerclé de lumières jaunes et blanches. Lorsqu’on l’emprunte, on ressent le risque de s’y voir aspiré, on est pris dans son mouvement perpétuel, et l’on se surprend à ne pas vouloir en sortir. Ce soir, j’en suis à mon troisième tour. J’en avais toujours rêvé, jamais je ne l’avais fait. Je suis actuellement en train de faire des tours du giratoire de la Maladière. Un quatrième, un cinquième. Puisque tout passage ici n’est ordinairement qu’éphémère, il y a peu de chances pour que l’on remarque ce petit camion blanc pris dans une force centripète, ou une obstination à ne jamais sortir de son axe, comme une attraction de fête foraine sur ses rails. Je me laisse emporter par ce mouvement. C’est beau. Au loin une voix me berce, c’est celle de mon compagnon de route. Ce sont des chants. Je ne sais plus. Il ne faudra pas que je m’assoupisse, mais je me laisse aller à cette plénitude routière, conjuguée au plaisir enfantin de faire d’un lieu morne un jeu…

… mais qu’est-ce que je m’imagine encore. Un parcours nocturne inhabituel et il n’en va pas long pour que je m’embarque dans une analyse des plus égocentrées. Que pourrais-je en savoir, de ce qu’a dans la tête un des chauffeurs du camion dans lequel je suis depuis deux heures ? Plus cela avance, et plus je projette sur ce qui se passe mes yeux, mes mots, ma personne. Qu’est-ce qui m’en empêche après tout ? Ou qu’est-ce qui m’y enjoint ? Rien ne justifie ma lecture, et pourtant rien n’obstrue ma pensée. Dois-je alors m’en vouloir ? Puisque tout ici appelle l’interprétation, je m’y laisserai aller. Ne me satisfaisant sans doute pas d’un seul passage, je surinterpréterai. En somme, je ne suis même pas désolée.