Par Amalia Dévaud (Atelier critique)
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos
Au centre de la table, posée sur une scène noire dénuée d’artifices, se trouve un petit camion.
Objet de toutes les convoitises, il brille sous l’unique lumière du plateau. Autour, la pénombre. Et le silence : le camion semble régner en maître sur la scène et la salle encore endormies.
Après quelques minutes, les silhouettes assises autour de la table s’animent, tapotant de leurs doigts fébriles les bords de bois blanc. Leurs cinq paires de mains s’avancent dans le filet de lumière, suivies de leurs torses – fragments de chevelures et de tissus – pour se poser autour du camion.
La scène entière s’éclaire tout à coup et, avec elle, le minimalisme de son dispositif : excepté la table et ses chaises, les spectateurs reconnaissent une caméra montée sur trépied – dont l’objectif est tourné vers la table – ainsi qu’un mantra projeté contre le cyclo noir : « Ne cédez pas à la parole ». Le visage des cinq personnages se révèle crispé, les bouches ouvertes et tordues dans une expression absurde de faim, comme si elles voulaient engloutir le véhicule. Habités par la même tension, ce sont trois hommes – un Congolais, un Rwandais et un Allemand – et deux femmes – une Belge et une Suissesse – qui se font face.
Le clignotant rouge de la caméra s’allume dans un bip.
– Qui commence ?
La Suissesse s’empare du camion et le fait rouler jusqu’à elle.
– Bonjour à tous, je m’appelle Caroline et je travaille à Lausanne comme technicienne de surface. Alors voilà, je…excusez-moi, je suis un peu stressée… J’ai décidé de… de participer à cette expérience parce que j’avais vraiment quelque chose à dire ; quelque chose que ne croit pas mon patron… Ça m’est arrivé il y a quelques jours, j’étais en train de travailler – et puis c’est vrai que ça arrive qu’il y ait des employés qui fassent des heures sup., vous savez, tout le monde ne part pas quand on arrive pour nettoyer, ce serait normal mais bon, les gens…
ils sont comme ça – et donc je nettoyais le bureau de Mr. *** quand il est apparu dans un imper. Je me suis tout de suite dit que c’était bizarre, c’est l’été et … il a ouvert son imper et il était nu. Je n’étais pas contente vous voyez, je viens juste faire le ménage, moi, ici…
Bip. Le son de la caméra impose un changement de tour.
Moment de silence avant que Caroline, observant les autres faces de rapaces, ne remette le petit camion au centre.
– À moi ! Merci Caroline pour ta souffrance, elle nous aide beaucoup. Alors, moi c’est Roger et je suis chauffeur poids lourds. Je suis né au Congo, où j’ai passé toute mon enfance avec mes cinq frères et sœurs. J’étais heureux jusqu’à ce que…jusqu’à ce qu’on me prenne dans l’armée comme enfant soldat. J’ai vu des choses aff…
Bip. Nouvelle direction de camion.
– Merci Roger pour ton parcours, très intéressant. Le mien aussi est difficile : je viens de la banlieue de Bruxelles, de Schaerbeek. Dans mon métier on m’appelle Kitty, mais, euh, mon vrai nom c’est Lucie…
Bip. Les quatre autres la regardent aussi fixement que l’œil de la caméra.
– Mais ? Pourquoi je n’ai pas le droit de parler ?
Pour seule réponse, un nouveau bip. Les roues du camion filent vers un autre.
– Je le prends, désolée Kitty. Bonjour tout le monde, je me nomme Dennis. Je suis allemand et je travaille dans le bâtiment. Je fais un peu tous les corps de métiers mais, comme vous pouvez le voir à mon plâtre, c’est dur parce qu’on se casse vraiment les os. J’ai bientôt soixante ans et je ne peux plus tout faire comme avant… ce n’est pas vraiment un problème ça… non le… le vrai souci c’est que je ne gagne plus rien…
Bip.
– Mais on va nous laisser parler, oui ! J’ai aussi ma vie à raconter et elle est plus intéressante que la leur ! hurle le Rwandais.
Les cinq personnes commencent à s’échauffer et à s’arracher, pêle-mêle, le petit camion des mains. Les pieds de chaises vacillent sous leurs assauts désespérés, et la table manque se renverser à plusieurs reprises. Des soupirs s’élèvent alors dans la salle et Dennis, malgré la colère qui lui obscurcit les sens, croit entendre au premier rang :
– Mais ils vont nous ficher la paix avec leurs histoires ! Est-ce que c’est notre faute s’ils sont malheureux, s’ils n’ont pas eu de chance, peut-être ?
Dans un cri, Dennis lance le camion entre les rangées de sièges, brisant violemment au passage les lunettes d’un jeune spectateur à l’allure étudiante, carnet et crayon sur les genoux.
Une vague d’indignation emporte la salle. Le jeune homme, dont le regard est devenu aussi hagard qu’haineux, se lève et brandit le camion au-dessus de sa tête :
– Mais qu’est-ce qu’on vous a fait ? Vous croyez que vous êtes les seuls à souffrir ? Lâchez-nous avec votre manque d’argent, votre manque d’amour. On n’a pas payé pour ça : nous on veut du vrai théâtre ! Amusez-nous, et arrêtez de nous faire perdre notre temps. Ce que vous faites, là, c’est du mauvais théâtre !
Sous l’attaque, aucun des cinq ne réagit. Ils ne remarquent même pas le silence de la caméra qui a laissé parler le jeune homme, sans discontinuer.