Par Lucien Zuchuat (Atelier critique)
Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos
Je voyageais la nuit. Vatché et moi nous étions quittés au carrefour Ndala à l’est de Goma dans un brouhaha fantastique de moteurs et de klaxons.
Il retrouverait des amis à Kampala ; j’étais décidé de pousser vers la mer, visant le port de Dar es Salam. Nous avions tiré à la courte paille ; il était parti avec la voiture. Mais, à vrai dire, cette liberté toute neuve me convenait à merveille et donnait à mon voyage un tournant romantique sans doute plus proche de ce que j’avais inconsciemment fantasmé à mon départ d’Europe. Je regardais autour de moi. Voici mon théâtre, me dis-je, et il contient tous les voyages : l’Afrique, de Dakar à Djibouti, du Caire au Cap, l’Afrique à portée de main comme dans un livre illustré.
Quitter Goma. 10 :15. 26 o. 6 km/h
« Dar es Salam. » dis-je en articulant religieusement toutes les voyelles. « Dar’eslam ? » me répondit-il en me tendant la main. « C’est là où je vais. Je transporte des marchandises vers le port. Montez ! »
J’en avais vu déjà, de ces molosses de fer, allant lents et magistraux sur les routes défoncées, chargés en grappes humaines sur le toit de leurs cabines ou à flanc des remorques. Un autostoppeur blanc aurait droit à une place dans l’habitacle, avec siège molletonné et système d’amortissement.
“Allez, montez !” Le chauffeur s’appelait Rogers (je l’appris plus tard) ; il ne jurait que par les Mercedes (je l’appris encore plus tard). Son sourire me parut suffisamment engageant pour me convaincre de monter. Je jetai un dernier regard vers le dédale étouffant des baraques de tôle, la grandeur éteinte du Nyiragango… c’était donc décidé : le voyage vers la mer se ferait par la route.
Pas loin de Kigali. 18 :27. 28 o. 65 km/h
Nous roulions depuis six heures. Le voyage avait fini par imposer son rythme propre : une manière de ballotement lourd et indolent, cadencé seulement par les arrêts nécessaires à extraire une roue d’un nid de poule ou à rattraper un virage mal négocié. Le front appuyé sur la vitre, je regardais le défilé inlassable des mêmes paysages, le carnaval de motos aux abords des villes ou le lent serpentement des routes en terre battue sombrant dans les forêts d’eucalyptus.
ROGERS : Ne t’en fais pas… la traversée du Rwanda se fait rapidement. Un jour maximum. Après, on file vers la mer. Là, il nous faudra à peu près 4 jours.
Rogers avait cette capacité de glisser merveilleusement ses réflexions dans ma narration intérieure, comme s’il s’était agi d’un personnage de fiction. Du reste, il s’avérait un excellent compagnon de route, gai et loquace. Nous parlions de tout, cherchant à faire passer le temps d’anecdotes en anecdotes, riions beaucoup aussi.
ROGERS : C’est un très petit pays, le Rwanda, mais très montagneux… un peu comme chez toi, non ?
Il connaissait la Suisse ; un cousin s’y était exilé pendant la guerre. J’acquiesçai : dans les limites du pare-brise, un peu comme sur un écran de cinéma, c’étaient tantôt Lausanne et les rives du Léman, tantôt les préalpes qui semblaient défiler.
Au soir, Rogers pointa un amas de lumières vers la gauche.
ROGERS : C’est Kigali. Une ville magnifique, très dynamique… aujourd’hui surtout. Kagame y a fait construire un énorme centre polyvalent. Le pays s’américanise, quoi. Il a été désigné pays le plus sûr d’Afrique pour les investissements étrangers, alors les muzungu débarquent en masse.
Peut-être la nuit qui tombait ? La fatigue du voyage ? Une brume de tristesse enveloppait sa voix.
ROGERS : J’habitais à Kigali, avant la guerre… Après, tu sais, j’ai été enrôlé de force dans l’armée. J’avais 14 ans… un enfant soldat comme plein d’autres.
Nous roulions vite ; les autoroutes en périphérie de la capitale rwandaise étaient refaites à neuf.
ROGERS : Ma mère n’a pas supporté de me voir partir à la guerre. Elle a été internée au Congo. Moi, je ne l’ai jamais revue. C’est comme ça.
La nuit avait fini par tout avaler. Déjà les lumières de Kigali s’effaçaient dans le rétroviseur. Quelque part dans la camion, l’histoire de Rogers résonnait encore, se mêlant aux traînées liquides des lumières des phares. Rogers, il semble m’en souvenir, se mit à chanter une très vieille comptine. Cela devait parler d’un enfant qui avait trop aimé sa mère. Mais j’avais déjà sombré dans un demi-sommeil, appuyant ma tête à la fenêtre et laissant mon regard se perdre dans la nuit. C’est là, au milieu d’un énorme rond-point à trois voies, que je vis une très belle femme en boubou jaune ; sa voix se mêlait-elle vraiment à celle de Rogers ? J’eus l’impression de flotter, happé par cette figure fantôme, comme si le camion, tournant sans hâte autour d’elle, ne s’en détacherait jamais.
Mais peut-être ai-je rêvé.
À la frontière tanzanienne. 23 :48. 23 o 12 km/h
Sa main secoua mon épaule.
ROGERS : On arrive à la frontière ; il faut sortir ton passeport. Les Tanzaniens sont très à cheval sur les réglementations routières. Mais j’ai mon truc.
Il glissa une liasse de billets dans ses papiers puis cligna de l’œil.
ROGERS : Ne t’en fais pas… on en a pour 2 heures d’attente quoiqu’il arrive. Si tu veux sortir t’aérer, c’est maintenant.
Contourner Dodoma. 15 :07. 29 o. 71 km/h
La pluie battait les flancs du camion. Une pluie épaisse et chaude en rien comparable aux lames glacées de l’Europe. Les essuie-glaces s’agitaient follement. Il fallait presque crier pour parler. Cela faisait trois jours que nous voyagions ensemble Rogers et moi, partageant, la nuit venue, sa cabine pour dormir. Il m’avait montré de nombreuses photos de lui, sa famille, ses collègues en me précisant que…
ROGERS : J’aime poser au milieu.
La phrase m’avait enchanté.
ROGERS : Et toi ? Pourquoi être venu en Afrique ?
Lui dirais-je que mon père aussi aimait les camions ? Mais alors il faudrait tout raconter : la concurrence des chauffeurs de l’Est d’abord (demandant 600 euros pour trois semaines de travail), puis l’automatisation grandissante de la branche qui avait rendu caduque le métier même de chauffeur routier. Le chômage ; les menus travaux pour rembourser les dettes ; les tensions familiales.
MOI : J’avais besoin d’espace.
Cela était assez vague pour faire une bonne réplique de film d’auteur ; Rogers en parut satisfait. Finalement, pensai-je, il y a beaucoup de mise en scène dans nos témoignages et la vérité la plus vraie est parfois la plus travaillée.
Vers la mer. 13 :15. 32 o. 62 km/h
Profitant des longues plages de temps inoccupées et en dépit du chahut, je m’étais remis à écrire.
ROGERS : Qu’est-ce que c’est ?
MOI : Je récolte des impressions. Je pourrai peut-être en faire un spectacle.
C’est que depuis la fenêtre de mon promontoire, j’avais le sentiment de voir le visage vrai de la vie des gens, d’être au cœur de leur quotidien, comme pris dans une sorte de safari humain. J’avais pensé que le théâtre serait à même de rendre cette émotion. Encore fallait-il trouver une forme.
ROGERS : Un spectacle ? Du théâtre, c’est ça ?
MOI : Oui. Un spectacle sur ce voyage. Ou, non, sur le quotidien des chauffeurs routiers.
ROGERS : Le théâtre, c’est pas ça. Le théâtre ça doit montrer le fantastique, les rêves. Par exemple, des contes. Ça ne sert à rien de montrer le réel. Le réel existe sans le théâtre.
Rogers faisait montre d’un goût très sûr.
MOI : Mais ce ne serait pas réel… ce serait des personnes qui joueraient leur propre rôle, comme des sortes de témoignages travaillés. Ou alors comme une loupe, tu vois. Ca permettrait de comprendre une vie qui n’est pas la nôtre mais dont on dépend énormément.
J’essayai machiavéliquement un dernier argument.
MOI : Ça ne te plairait pas que les gens s’intéressent à ton métier ?
ROGERS : S’ils vont voir ton spectacle c’est qu’ils s’intéressent au théâtre bizarre pas à mon métier. S’ils s’intéressaient à mon métier, ils viendraient me voir moi.
Nous nous quitterions là-dessus. Le port de Dar es Salam n’était plus qu’à une heure de route et je sentais qu’on ne parviendrait pas à un accord sur cette question. Nos vues étaient trop différentes ; trop différents nos besoins et nos expériences. Nous apprenions énormément au contact de l’autre (moi en tout cas) ; mais comme un vitrage est à la fois devanture et frontière, c’est le propre de tout voyage de cacher autant qu’il révèle.
Un rêve à Lausanne. 00:37. 4o. 0 km/h.
Nous voyagions la nuit. J’écris cela en sachant que les réglementations en vigueur dans l’Est africain prohibent le travail nocturne pour les transporteurs. Je l’ai lu dans un livre très sérieux. Il semble donc hautement improbable qu’un voyage ait eu lieu dans ces conditions. Aujourd’hui, j’écris et je sais que je mens. Me reviennent aussi des images de palétuviers et de bougainvilliers gorgés de sucre. Pourquoi ? Ces arbres ne poussent pas dans ces régions de montagne et de terre ocre. Dès lors je doute. Suis-je jamais allé au Congo ? ou de quel rêve de demi-lune peiné-je à me réveiller ? Je me souviens de Rogers pourtant, de Vatché aussi. Ceux-là ont existé. Je me souviens de mon père trimant pour rembourser ses dettes et de mon envie de fuite… Mais quoi alors ? Peut-être n’est-ce pas entièrement de ma faute. Peut-être est-ce le monde qui se rêve. Peut-être même n’est-il fait que de rêves. Toute illumination alors vaudrait bien une réalité.