Supplément au Cargo Congo-Lausanne

Par Basil Nelis (Atelier d’écriture)

Proposition de critique créative sur le spectacle :
Cargo Congo-Lausanne / Création Rimini Protokoll / Théâtre de Vidy / du 1er février au 23 mars 2018 / Plus d’infos

© Mathilda Olmi

Quid rides ? mutato nomine de te
fabula narratur.

Horace, Satires, I, 69-70.

Les deux hommes s’installent au centre de la cafétéria, à leur table habituelle, en face de la grande baie vitrée qui donne sur le campus. Les rayons éblouissants qui percent la glace les empêchent d’admirer toute la splendeur éclatante du panorama. De petits diamants dansent sur le lac ; une poignée d’étudiants courageux – on n’est après tout qu’à la mi-mars – ont profité du beau temps pour sortir leurs planches de paddle. Dehors, des étudiants amassés sur la terrasse rient en fumant des cigarettes. Les deux hommes sont seuls dans la cafétéria. D’un geste identique et simultané, ils lèvent puis posent hâtivement leurs tasses de café sur la soucoupe après s’être légèrement brûlés la langue. Après un échange de regards furtif, ils sont prêts à commencer leur critique.

   A. Drôle de spectacle ! Par où commencer ? Un véritable voyage dans tous les sens du terme – littéral, métaphorique, spirituel, oserais-je dire anagogique ? – qui, d’une part, pose des questions essentielles sur les relations géopolitiques nord-sud et, d’autre part, formule ces questions de manière ludique – enjouée ? –, modeste et pour ainsi dire oblique de telle sorte que le véritable enjeu, le véritable sens, si vous voulez, de la pièce – si du moins on peut qualifier la chose ainsi – reste finalement tout à fait insaisissable.

   B. Vous avez tout à fait raison, et vous touchez là, selon moi, plusieurs points critiques qu’il faudrait traiter individuellement mais dont le plus brûlant est sans doute celui du genre de la pièce. Pouvons-nous vraiment encore dire que nous sommes dans le genre théâtral quand univers réel et fictionnel sont si singulièrement brouillés ? L’univers fictionnel est en quelque sorte calqué sur le monde réel de la ville qui défile sous nos yeux jusqu’à ce que la réalité finit par devenir – incarner, si l’on veut – la fiction. On se situe au-delà de la métalepse, c’est quelque chose de très fort.

   A. Aucun exemple ne me vient en tête. Peut-on à moment-là encore parler en termes aristotéliciens ? Pour clarifier : s’agit-il encore de mimêsis ? Ne pourrait-on pas dire que la notion d’enargeia est icipoussée à sa limite ?

Il y a un instant silence. Un pigeon atterrit sur une table de la terrasse, s’approche avec précaution d’un reste de croissant abandonné sur une assiette et, après une seconde d’hésitation, plonge rapidement son bec au cœur de la pâtisserie avant de s’envoler.

   B. Potentiellement, potentiellement.

Encore un silence. A boit lentement son café, B fixe le croissant abandonné dans l’assiette sur la terrasse et semble perdu dans ses pensées.

   A. En tous cas, on peut dire que la pièce donne une nouvelle dimension à l’expression theatrum mundi !

Avec ce bon mot, le silence est rompu. Satisfait de sa boutade, A se félicite en reprenant une gorgée de café. Quelques nuages commencent à se glisser insensiblement dans le panorama. La critique reprend.

   A. Et que dire donc de l’espace théâtral ? On se situe à la frontière des genres, c’est quelque chose de tout à fait original. J’ai l’impression que c’est la motion du camion, que l’on pourrait presque dire métamorphosé en salle de théâtre, qui est le vecteur, si vous me pardonnez le mauvais jeu de mot, de l’émotion du spectacle. La métamorphose du camping de Vidy en camp de réfugiés, par exemple, ou de l’entrepôt de Crissier en port de Dar es Salam : cela avait quelque chose de curieusement réaliste. Et la projection sporadique sur le canevas – mobile, lui aussi ! – des rues congolaises en plein mouvement ! Cela facilitait autant l’adhésion au projet que l’immersion dans celui-ci.

   B. Tout à fait, tout à fait. Une balance assez juste a été trouvée, je pense, entre dépaysement et récognition, entre altérité et identité. J’aimerais revenir sur ce que vous disiez tout à l’heure à propos de la tension nord-sud : je me demande s’il est vraiment bénéfique d’interpréter le spectacle selon un paradigme postcolonial… C’est une question complexe. Peut-être faudrait-il relire Césaire, ou Saïd.

A sort un petit carnet de la poche intérieure de sa veste et prend soigneusement note de l’orientation bibliographique proposée par son collègue. B contemple distraitement le pigeon qui est maintenant en train de se servir d’une seconde portion de croissant.

   A. Le paysage sonore mériterait également commentaire. J’ai noté un éclectisme tout à fait intéressant dans le choix de la musique qui accompagnait chaque arrivée dans un nouveau pays : on oscillait entre musique classique, populaire, traditionnelle. Un alliage piquant entre high et low culture.

   B. C’est juste, c’est juste. On peut sans doute mettre sur le même plan la variété de la sélection musicale et la diversité des anecdotes que se racontent indéfiniment nos deux camioneurs. C’est une question de franche camaraderie, me direz-vous, mais j’ignorais que nous allions assister à la mise en scène d’une conversation entre Tallemant et Sainte-Beuve !

Gloussements de rire.

   A. Et que diriez-vous du traitement de la temporalité ? Faire vivre – car c’est véritablement de quoi il s’agit (pace Brecht, sur ce point) – un trajet de plus de cent cinquante heures en un peu plus de deux heures, c’est un véritable tour de force.

   B. Certes, certes… Mais qu’en dirait d’Aubignac !

Ce dernier trait d’esprit s’accompagne de nouvelles bouffées de rires. Les planches de paddle ont disparu du lac. Un stratus plus consistant commence à se former et la terrasse se vide petit à petit.

   A. Ne soyons quand même pas trop normatifs ! Une question que nous n’avons pas encore abordée concerne la dimension autobiographique, ou non, de la pièce, qui est parsemée, rappelez-vous bien, de bribes narratifs, de fragments mémoriels des deux hommes. Quel statut accorder à ces récits intimes ? J’opterais pour ma part pour une herméneutique de nature plutôt doubrovskienne, mais c’est si difficile de trancher…

   B. En effet, en effet, surtout que la révélation finale, l’acumen émotionnel du spectacle, à savoir la culpabilité de Rodgers vis-à-vis du décès mère avait une teinte indéniablement rousseauiste. Vous savez, dans les Confessions, « je coûtai la vie à ma mère… ». Ajoutez encore à cela la dynamique photofictionnelle et vous ne vous en sortez plus… C’est vraiment une question très complexe… Maintenant que j’y pense, il faudrait sûrement relire Freud, aussi.

Le long silence qui suit cette dernière perle de perspicacité critique est brisé par un éclat de verre sur le sol de la cafétéria. Un employé vient de faire tomber de son chariot deux tasses de café qu’il était en train de ramener depuis la terrasse. A sursaute, surpris de cette infraction intempestive du monde extérieur sur l’espace personnel de sa réflexion. Imperturbable, B est profondément perdu dans ses pensées, le sourcil froncé, une expression faciale devenue quasiment permanente depuis quelques années. L’azur du ciel a maintenant définitivement disparu et les premières gouttes de pluie chassent les derniers occupants de la terrasse. Un dense brouillard tombe comme un rideau sur le campus, obscurcissant la vue des deux hommes depuis la baie vitrée.

   B. Tout compte fait, quelles conclusions peut-on en tirer, de cette pièce ? En termes épistémologiques ?

   A. Bonne question. Je ne suis pas tout à fait sûr, à vrai dire. Il faudrait peut-être la revoir.

   B. Peut-être, peut-être.

Un temps.

   A. On remonte au bureau ?

Avec un léger soupir, les deux hommes se lèvent et vont poser leurs tasses de café sur le chariot avant de se diriger cérémonieusement vers l’ascenseur. Derrière eux, un éclair traverse le ciel qui commence immédiatement à gronder.