Luxe, calme

Luxe, calme

Texte et mise en scène de Mathieu Bertholet / Théâtre Vidy-Lausanne / du 8 au 18 mars 2018 / Critiques par Louis Vodoz et Fanny Utiger.


8 mars 2018

“Tous les chemins mènent au même cul de sac”

© Mathildà Olmi

Dans un hôtel de luxe perdu quelque part dans les montagnes alpines avec vue sur le lac, de riches clients viennent finir leurs jours dans un faste décor du XIXsiècle. La représentation tourne sans cesse autour de la mort, l’effleure, la caresse et la questionne dans une danse éthérée, rythmée par une polyphonie de paroles éclatées, l’écho du souffle et quelques notes de piano.

Après un temps d’arrêt et de silence, les personnages commencent lentement à se mouvoir et lancent quelques paroles en l’air, entre des canapés de velours et des lits de soie, sous un immense lustre étincelant. Des politesses qui résonnent dans le vide : on n’y répond pas, on rajoute d’autres mots déliés, les couches de non-sens s’empilent, s’assomment et s’assemblent. Sans attaches autres que des nombres qui les précèdent systématiquement, les paroles s’évaporent dans le silence de la salle que quelques rires gênés et bienséants tentent de combler. Le calme se prolonge et devient doucement étouffant ; sur les sièges ça remue, ça gigote, ça tousse – le clic de mon stylo résonne comme des maracas qui fouettent l’air. Est-ce qu’il se passera quelque chose ? Dans un mouvement qui ressemble à celui d’une ronde, on rentre et on sort de l’hôtel indifféremment : « Bienvenue à l’Hôtel… Un agréable séjour… ».  Les phrases sont les mêmes, la reprise renforce leur vacuité. Les personnages semblent réglés, ils marchent droit, convaincus. Pas d’écart, la scène est réglée comme du papier à musique. Même l’amour est aseptisé : on le fait froidement, devant le miroir, comme on reboutonnerait sa chemise bien repassée. Les gens défilent en boucle et semblent des jouets interchangeables, par leur arrogance visqueuse, par leur sourire de poupée de cire, par une pénible envie de se différencier des masses. On se demande si cela va encore durer longtemps ; le kitsch commence à dégouliner. Un personnage crie quelque chose comme : « À quoi bon mettre ça en scène ? »

De la vitesse, enfin. Le tourniquet est pris au piège de son propre mouvement centrifuge, tout commence à s’accélérer. Les personnages parlent plus fort, marchent plus vite, ils se déshabillent, ils se désarticulent, ils vacillent, ils tombent, ils se relèvent, ils rampent, ils retombent. Ils parlent toujours mais ils n’y croient plus, les sourires se faussent et s’effacent. C’est un ballet de fantômes, un manège désenchanté. La lumière se tamise, et c’est dans la nuit qu’on se révèle. Maintenant, les personnages nous jettent leur amertume à la figure : « La vie est une fumée, et puis il y a la mort », « l’amour est devenu dégueulasse », « tous les chemins mènent au même cul de sac », « les autres partent, je suis seul », « ma vie se délie ».

Toujours pas de conversation : seulement un brouhaha de complaintes qui s’empilent et puis disparaissent. Solitude. Les corps sont vieux, meurtris, consumés par la ronde de l’insignifiance ; il est trop tard pour vivre. La longueur de la première partie prend a posteriori une nouvelle coloration : c’est là qu’il fallait agir, c’est à ce moment-là qu’on pouvait encore être et faire.

Et puis, de nouveau, le calme. La danse est finie ; exténué on ne peut même plus s’écrouler. Ce calme-là, c’est le dernier, celui qui nous pénètre un peu plus chaque jour, celui qui creuse même les plus grosses montagnes, celui qui étouffe tout dans son étreinte. Asphyxie. On cherche un souffle, encore un dernier, même usé jusqu’à la moelle, on ne veut pas disparaître. Avec la lenteur d’une agonie, le spectacle se termine, doucement, nous rappelant la pesanteur de l’ennui, l’aigreur de la lassitude et l’attente douloureuse du point final. On a beau avoir les poches qui débordent d’or, « tous les chemins mènent au même cul de sac » : on inspire, on tournoie, on halète ; on expire.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe, calme et volupté : l’invitation au voyage de Baudelaire et le tableau qu’en a fait Matisse évoquent quelque paradis originel, quelque nature idyllique peuplée de nues. Mathieu Bertholet en propose une interprétation dystopique. C’est l’artificialité qui déborde et qui triomphe, aspirant tout sur son passage. Artificialité de la richesse, de la parole, de la relation avec autrui, du sens transcendantal. Toute la représentation gravite autour de l’absence d’authenticité, le luxe est critiqué mais il fascine, à la manière du feu qui brille mais qui brûle. Le trop est assumé et revendiqué. Finalement, dans un mouvement autotélique, la sur-monstration du faux, l’inlassable dévoilement du paraître par son propre excès renvoie à la dimension profondément artefactuelle qui réside au fondement même du théâtre.

Si le néant est ausculté sous toutes ses nuances d’obscurité, on aimerait peut-être, à défaut d’une solution, que le mouvement de déstructuration se poursuive jusqu’à la destruction même de la structure morbide et l’espoir d’un salut, au-delà du balcon éclairé duquel les comédiens, ensemble cette fois, saluent, pâle lueur au fond des ténèbres qui clôt le spectacle.

8 mars 2018


8 mars 2018

Hôtel du mort

© Mathildà Olmi

Dans une atmosphère sombre, baudelairienne presque caricaturalement, Mathieu Bertholet aborde une difficile thématique, celle du suicide assisté, en des temps où certains n’ont d’autre choix que de passer notre frontière pour y avoir accès. Le passé converse avec ce présent, dans un cadre pérenne, luxueux. En apparence du moins.

C’est un hôtel, un établissement luxueux, avec vue étourdissante sur le lac et personnel dévoué. En entrant dans la salle, l’ami qui m’accompagne, trompé par une lumière blafarde, un grand bouquet de lys blancs et un mobilier funèbrement arrangé, crut pourtant y voir une chambre mortuaire ou un cimetière, dans la pénombre du plateau déjà ouvert. Confusion annonciatrice du spectacle à venir, de son ambiance délibérément enserrée entre luxe presque absurde et morbidité. On y verra une douzaine de personnes venues rendre leur dernier souffle dans l’air pur des montagnes suisses. Mathieu Bertholet traite ici d’un sujet ultra-contemporain, celui du « tourisme mortuaire » possible en terres helvétiques, qu’il croise avec un temps où l’on venait s’y ressourcer, voire y guérir. Aussi dresse-t-il, insérant également dans son texte quelques passagères allusions à l’actualité, « un portrait de la Suisse en creux », comme l’a récemment dit Vincent Baudriller.

Tout n’est au début que silence, calme traînant. Des clients pénètrent dans l’hôtel et s’y installent, repartent sans s’attarder trop. Quelques minutes ainsi, puis des hommes et des femmes déjà vus reviennent. Avec eux commence à poindre la parole et à s’instaurer une itération qui rythmera en crescendo la suite du spectacle. Les phrases s’y présentent par fragments, numérotés mais exposés sans ordre. Des nombres précèdent en effet les répliques, lancées çà et là, sans destinataires spécifiques, se succédant sans nécessairement se répondre. On croirait souvent entendre un règlement, que rappellent les majordomes en même temps que les clients le découvrent. Ce sont en d’autres moments des complaintes, parfois des protestations. Les voix s’enchevêtrent, jusqu’à former un brouhaha, tout en gardant une teinte routinière, figurant toute l’impersonnalité qu’engendre un tel endroit. Impersonnel, cet hôtel-ci l’est d’ailleurs particulièrement : quelque intimes que soient les paroles ou les moments qui y prennent place, tout est ouvert. Quiconque y passe va sans cesse du dedans au dehors, de chambres en chambres, qui s’échangent entre hôtes, et les étages ont vue les uns sur les autres, laissant résonner entre elles jusqu’à se fondre les trajectoires des douze individus qui évoluent sous nos yeux.

Les leurs, d’abord ébahis devant le paysage – Lac Léman, Alpes, Lavaux ? Le public imagine, puisqu’il se trouve précisément là où vont leurs regards – sont donc réunis pour se fermer définitivement. Reproduisant dans un premier temps la vie mondaine qu’accueillent les grands hôtels, le spectacle voit dans un deuxième moment la mort s’insinuer progressivement. L’établissement se médicalise, le piano fait place à l’orgue, les voix évoquent le départ, le choix de partir, dignement. Elles se partagent une litanie : « je serai sûrement partie lorsque vous reviendrez ». Un troisième temps donne aussi la parole à ceux qui resteront, se rappelleront les morts, conserveront leurs « traces » et leur « souvenir ». Les voix se font enfin fantomatiques, quand les corps, peu à peu, s’évanouissent, prêts à s’évaporer près d’un nuage de fumigènes.

Au fil de la pièce, l’ambiance s’assombrit. Ou plutôt elle s’alourdit. Son titre évoquait un poème de Baudelaire fort peu lugubre. Le spectacle vient y réinjecter du spleen, sans modération. Aussi court-on le risque, pour peu que l’on entre dans la salle un peu cafardeux, d’en ressortir complètement déprimé. Les clients et patients ont beau se laisser aller à une dernière débauche, l’extase accompagner leur agonie, quelques instants grotesques ou cocasses susciter parfois le rire – jaune –, la situation, certes grave, est abordée dans un registre excessivement sinistre. L’atmosphère pesante, qui insiste sur l’aspect désespérant de toute existence, étonne, voire dérange, pour un spectacle dont le texte et le cadre semblent pourtant présenter le suicide assisté comme une solution véritable et digne, postulant que bien mourir serait peut-être mieux vivre.

Il reste que l’œuvre met en évidence et fait réfléchir à un fait très actuel et potentiellement problématique : des citoyens d’États voisins, où le suicide assisté n’est pas légal, viennent mettre fin à leurs jours en Suisse. On pouvait certainement s’enorgueillir des sanatoriums dans lesquels les malades venaient jadis trouver soins et repos. Nul doute aussi que l’afflux de touristes dans d’élégants palaces et de beaux paysages ait toujours contribué à polir l’image du pays. Mais comment composer avec le fait que des hommes et des femmes viennent « voir les Alpes et mourir » ? C’est une liberté, mais elle est polémique : s’il est honorable qu’on puisse en profiter, il serait déplacé que certains établissements en fassent la promotion, pire encore qu’ils en tirent lucrativement profit. Ce sont autant de questions que pose ce spectacle – en Suisse du moins. On peut imaginer que monter cette pièce en France lui donnerait une toute autre résonnance, face à un public encore « de l’autre côté », susceptible de prendre un jour un discret aller simple pour le Lavaux, le Léman, l’Oberland, pourquoi pas.

8 mars 2018


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