Mon histoire vraie 1 – Sara
Texte et et mise en scène de Ludovic Chazaud / Compagnie Jeanne Föhn / Théâtre La Grange de Dorigny / du 27 février au 4 mars 2018 / Critique par Fanny Utiger.
27 février 2018
Par Fanny Utiger
Il s’est passé quelque chose
Mon Histoire vraie ne l’est pas tout à fait. On ne sait plus vraiment, elle a changé en quelques points. Il faudra pourtant bien la dire, mais comment ? Qui la racontera ? Même de cela, on n’est pas vraiment sûr. D’une façon ou d’une autre, il faudra toutefois l’affronter, quitte à s’écarter un peu de la vérité.
« Tu veux pas monter un Feydeau, plutôt ? », lance Sara à son ami metteur en scène, qui souhaite porter au théâtre l’un de leurs souvenirs. Un vaudeville eût certes fourni un sujet bien moins délicat. Dans cette pièce écrite par Ludovic Chazaud, qui tente d’aborder un douloureux passé, des souvenirs entremêlés de doutes voient leurs failles comblées çà et là par l’imagination, recours d’une conscience à qui la mémoire joue des tours. Face à l’insondable vérité d’une histoire embarrassante, ce qui fut un jour une réalité n’a alors au présent d’autre issue que la fiction et la réinvention d’un dialogue qui rejoue la genèse même du geste de raconter.
Ils ne sont que trois à jouer, voire deux et demi – en retrait, près du plateau, attend le metteur en scène, qui intervient ponctuellement, incarnant son propre rôle. Le truchement de leur récit fait pourtant entendre une multitude de voix. On croirait à un roman parlé, tant, sans cesse, les discours se rapportent, s’alternent, se coupent. Ils s’enchâssent, même, approfondissant la narration de niveaux en niveaux, soutenus par la précision du jeu des acteurs, qui portent un texte complexe – dans sa forme comme dans son thème – sur un plateau dont l’artificialité théâtrale assumée souligne le réalisme. Le spectacle est aussi doux-amer que des souvenirs adolescents, entre le charme de certains instants et la douleur de beaucoup d’autres. Les paroles et les mémoires s’y rencontrent, s’y entrechoquent dans l’évocation d’une farce cruelle ayant tourné au drame, une vingtaine d’années plus tôt. Les voix qui l’évoquent maintiennent le cœur de l’événement dans une telle nébuleuse que le doute plane. On en sait juste assez pour imaginer le pire.
Les enchevêtrements de points de vue brouillent continuellement les pistes. Sur les bases d’un contrat qui mêle réalité et invention, toute la pièce évolue dans un entre-deux constant, du passé au futur, de l’enfance à la vie d’adulte (au milieu de celles-ci l’adolescence, intermédiaire absolu), entre la Suisse et la France, entre la scène et le hors-scène… Et de la position de victime à celle de bourreau. Mais ce rapport-ci est inégal. La victime n’est généralement présente qu’au travers des paroles de ceux qui la firent souffrir, et s’ils la citent il y a de grandes chances qu’ils s’interrompent. Pourtant, sa figure reste centrale, la pièce gravite autour d’elle, dans les méandres de la culpabilité de ceux qui ont « ruiné sa vie ». Le flou qui règne en maître pourrait alors bien être celui de leur déni.
Si le sujet est grave, le ton quant à lui ne l’est pas. L’ambiance ferait presque songer à du Vincent Delerm, doux, drôle, et grave, certes, mais souvent l’air de rien. Les incursions de l’auteur-metteur en scène à l’orée de la pièce ou lorsqu’il se manifeste à la première personne, ont d’ailleurs une malicieuse candeur étrangement proche de celle de ce chanteur. L’habillage musical ne fait qu’entretenir la coïncidence. Le rapprochement s’arrête toutefois lorsque l’on interroge la nature de la nostalgie ici mise en scène. Car on ne peut parler de nostalgie pour un temps de machinations adolescentes qui dégénérèrent jusqu’à l’agression sexuelle. La culpabilité affecte même le souvenir des bons moments. Le recul lui donne l’occasion de se renforcer.
L’élément déclencheur de l’exploration de cette histoire vraie est si l’on en croit son metteur en scène la rencontre d’un amour passé, Sara. Ce n’est pas le seul. La peur que la véritable histoire dans ce qu’elle a de pire se reproduise plane aussi au-dessus de la pièce. La naissance d’une fille la cristallise. Inévitablement, elle grandira, côtoiera des adolescents. On craint qu’elle ait à les affronter, souffrir de la méchanceté dont ils sont capables, de violences qu’elle subirait spécifiquement parce qu’elle aura eu le malheur d’être une fille. Raconter ce qui se passa en 1997 se présente comme une manière d’affronter cette peur et de tenter de conjurer le sort. Mais l’appréhension ne peut que subsister. « Est-ce qu’on choisit d’être un bourreau ? » Certainement plus que d’être une victime. Cette jeune femme à venir aura-t-elle le choix ? Cette histoire lui évitera peut-être d’appartenir au premier camp. Reste l’espoir que rien ne la pousse dans le second.
27 février 2018
Par Fanny Utiger