Evel Knievel contre Macbeth na terra do finado Humberto

Evel Knievel contre Macbeth na terra do finado Humberto

Créé et mis en scène par Rodrigo Garcia / Théâtre de Vidy / du jeudi 15 mars au dimanche 18 mars 2018 / Critiques par Ivan Garcia et Coralie Gil.


15 mars 2018

Rêverie révoltée

© Marc Ginot

Rodrigo Garcia présente un spectacle fait de tableaux multiples qui rassemble plusieurs figures de la culture populaire et les fait se confronter. Sous-tendu par un discours politiquement engagé, la création du metteur en scène argentin pousse l’imaginaire au cœur de la réalité, dévoilant un monde virtualisé et insensible à ses propres malheurs. 

Dans le pavillon du théâtre de Vidy, les spectateurs sont impatients. A l’instar de Roméo Castellucci, star de la précédente édition du Programme commun, Rodrigo Garcia suscite de nombreuses attentes. Alors que la lumière décroît, l’atmosphère de la salle est électrique et déjà enthousiaste.

L’ouverture du spectacle est constituée par une séquence vidéo – plaisamment intitulée Epilogue – montrant Neronga (le kaiju, ennemi du héros de manga Ultraman) se baladant dans Salvador de Bahia. Neronga, venu du Japon par avion, vient prêter main-forte au cascadeur américain Evel Knievel face au tyran Orson Welles (déguisé en Macbeth) afin de libérer la ville. Construit sur un schéma narratif qui évoque un peu les films de Quentin Tarantino, le film fonctionne à rebours, à partir de cet épilogue. Plusieurs séquences nommées Annexe(s) viendront par la suite entrecouper le jeu des comédiens sur le plateau. En général, le spectacle est en anglais avec des sous-titres en français. Quelques tableaux laissent place à des dialogues dynamiques et expressifs en espagnol ou en brésilien.

La mise en scène utilise plusieurs supports : film, musique, jeu des comédiens, peinture. Objets et accessoires signalent successivement la prise de pouvoir de Welles à Bahia, ses méthodes de financement et son mépris des individus locaux. Rodrigo Garcia déploie ici une esthétique basée sur l’image. Largement influencé par la pop culture et par son travail dans la publicité, le metteur en scène pixelise par exemple sur le mode d’un jeu vidéo le film qui montre les aventures de Neronga, ou exhibe un clip publicitaire d’une société de pompes funèbres qui aurait bénéficié de l’aide de Philippe Starck, lequel serait lui-même un ami d’Orson Welles (celui de la pièce…). D’inspiration brechtienne, le théâtre de Garcia est basé sur l’utilisation de tableaux venant rompre la linéarité de l’intrigue. L’ambiance créé par le dispositif est ici celle d’une fantasmagorie virtualisée où tout se mélange : personnages illustres, vidéos, bruits, musiques et magma coloré.

Evel Knievel contre Macbeth, comme les autres spectacles de Rodrigo Garcia, est politiquement engagé. Le sous-titre, Na terra do finado Humberto, signifie « Sur la terre du défunt Humberto » et fait probablement référence à Humberto Castelo Branco, le général qui avait établi une dictature militaire au Brésil dans les années 1960. En faisant s’affronter Evel Knievel, icône du rêve américain et Orson Welles-Macbeth, figure du roi fou, l’affrontement peut symboliquement faire écho à la division au sein de l’état de Bahia. Du combat entre Welles-Macbeth et Evel Knievel, nous n’avons en réalité qu’un bref aperçu, mais très frappant. Sur scène, l’un en tenue de chevalier, l’autre en tenue de cascadeur américain, ils tirent du sol d’un terrain de golf deux épées-clubs pour commencer un duel. Ils sont néanmoins rapidement arrêtés et maîtrisés par l’apparition de Neronga. Muni d’un nunchaku, ce dernier les assomme tour à tour et les laisse hors de combat. Vainqueur de l’affrontement, Neronga, incarnation de la culture populaire, s’en va jouer du xylophone, dans un jeu de résonance avec des citations projetées en même temps sur l’écran géant. Certaines sont plutôt philosophiques et d’autres semblent plutôt hors contexte. Il s’agit d’un moment à la fois doux et agréable bien que les motivations n’en soient pas forcément claires – pas plus que ne l’est la transition entre cette scène de Neronga et celle des deux philosophes qui viennent immédiatement ensuite discuter de leur voyage d’études.

Dans un monologue intrigant, un petit garçon, faisant sienne la théorie darwinienne de l’évolution, explique que « l’homme se transformera en escalope panée ». Comme dans le reste de l’œuvre de Rodrigo Garcia, la nourriture tient ici, de fait, un rôle central. Pour le metteur en scène, nous sommes ce que nous mangeons et ce, encore plus à l’heure actuelle, où les débats sur l’alimentation sont légion. L’acarajé, spécialité culinaire de Bahia élaborée à partir de pâte de haricot, d’oignons et sel, tient une place importante dans ce spectacle. Une cérémonie de préparation de ce met, à l’origine plat rituel à destination des orishas (des esprits représentant les forces de la nature), est projetée sur l’écran, et le spectacle forme une sorte de boucle dont l’acarajé serait justement le point central : il semblerait que les acarajés soient l’arme de résistance des locaux face à l’envahisseur Welles. Une séquence montrant des personnes « tuées » dans les rues de Bahia, présente d’abord la déploration des femmes brésiliennes ayant effectué le rituel de préparation du met. Puis les images des personnes banales tombées face à la violence policière et étatique sont remplacées par des images de joie ; le fait d’avoir goûté à cette nourriture les fait récupérer de leurs blessures et se relever pour affronter la tyrannie de Welles. Faudrait-il comprendre que la nourriture traditionnelle, en opposition avec les glaces artificielles dont la fabrique est financée par Welles, apporte la vie et non la mort ?

En jouant habilement sur l’imaginaire collectif et la cruauté du réel, le spectacle parvient à inspirer aux spectateurs une sorte de rêverie révoltée qui influencera ses propres expériences: vaut-il mieux manger de l’acarajé local ou des glaces transnationales ?

15 mars 2018


15 mars 2018

De textes et d’images

© Marc Ginot

Rodrigo Garcia met en scène un spectacle presque aussi mystérieux que son titre, qui fait se succéder les images dans des tableaux toujours plus inventifs. Le texte même devient image et les genres se mêlent : le théâtre rencontre le jeu vidéo, la bande-dessinée, le documentaire ou le manga – au risque de perdre le contenu critique dans une variété esthétique.

Le spectacle commence par la projection d’une animation similaire à un jeu vidéo qui montre un personnage déguisé en Neronga, monstre de manga, traversant une ville déserte. Une narratrice raconte : Orson Welles, bloqué dans le rôle du personnage de Macbeth, tyrannise une partie de la ville de Salvador de Bahia. Evel Knievel à l’aide de ses alliés, dont Neronga, vont tenter de rétablir la paix. Le reste du spectacle est constitué d’une succession de tableaux  relatifs à cette guerre.

Chez Rodrigo Garcia, le texte a son importance mais les paroles prononcées par les acteurs ne sont que l’un des rouages de la machine théâtrale à raconter : le metteur en scène fait parfois, au sens propre, lire le spectateur, et lui fait même prendre conscience qu’il est en train de lire. Sur l’écran disposé au fond de la scène, presque unique élément de décor, des lettres apparaissent, formant peu à peu des phrases. Les spectateurs attendent et cherchent en même temps, par avance, la signification, la phrase, avant même qu’elles n’apparaissent. Comme un jeu. Dans l’un des tableaux, les actrices, à tour de rôle, lisent un texte sur un petit porte-document éclairé par une lampe. Au rythme de leurs phrases, ce sont les lettres qui apparaissent, une à une, très rapidement, gigantesques et hypnotiques sur l’écran, avec un bruit de machine à écrire exagérément puissant. Comme si l’on retournait à une sorte de contemplation des symboles quand ils ne représentaient pas encore des lettres, avant l’apprentissage de la lecture. Par ailleurs, le spectacle étant principalement en anglais et en espagnol, le spectateur est aussi amené à lire des sous-titres. Le metteur en scène s’en amuse : les sous-titres ne sont pas de simples ajouts projetés hors de l’aire du plateau, ils s’incorporent à l’esthétique de la scène. Dans l’un des tableaux, par exemple, pendant que l’une des deux actrices parle, l’autre tient une bulle dans laquelle sont projetés ces sous-titres. La scène se transforme alors en une case de bande-dessinée.

Rodrigo Garcia ne joue pas seulement avec les textes, il s’amuse aussi avec les médias, dans l’optique, semble-t-il, de diversifier aussi les manières de donner à voir. Il maîtrise l’animation en trois dimensions autant que la caméra. L’écran sert de support au jeu vidéo comme au documentaire et permet de faire en sorte que plusieurs genres se mêlent, à en faire perdre leurs repères aux spectateurs. Sur scène : deux actrices et Neronga dont on découvrira qu’il est joué par un enfant. Leur jeu relève de la performance physique. Les comédiennes apparaissent souvent casquées pour montrer le clan dans lequel elles se situent. Il arrive que des chaussures de hauteur inégale rendent leur démarche difficile, les corps sont exploités jusqu’à leur dernière ressource.

De nombreuses images ouvrent à la réflexion. Sur l’écran, les images d’une tuerie sanglante sont suivies d’une curieuse résolution : des femmes gavent les morts d’acarajé (spécialité calorique typique de Salvador de Bahia) et les morts reprennent vie. S’agit-il d’une manière de montrer que la société de consommation gave les individus jusqu’à leur faire oublier leur propre mort ? Possible. À bien des égards, le spectacle, qui possède une dimension farcesque (la guerre est parodiée, le drame fait rire), demeure mystérieux. On peut tout de même se demander si, à force d’images toujours plus décalées, on ne perd pas le sens du geste critique. Parfois, il est bien difficile de réussir encore à distinguer ce qui fait partie de la satire sociale de ce qui est un jeu esthétique.

15 mars 2018


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