Par Ivan Garcia
Une critique sur le spectacle :
Clash of Gods / Écrit et mis en scène par Christophe Jaquet et Thomas Burkhalter / Théâtre de l’Arsenic, dans le cadre du festival Programme commun 2018 / du 13 au 28 mars 2018 / Plus d’infos
A un soir de l’ouverture du Programme commun, l’Arsenic sort le grand jeu avec Clash of gods. Les créateurs Christophe Jacquet et Thomas Burkhalter présentent un spectacle qui sollicite les sens où la musique tient la première place. Entre effets de lumières, musique électronique et affrontements verbaux, ce spectacle interroge le pouvoir de la musique et ses usages dans un monde où elle est présente quasiment à chaque instant.
En cette fraîche soirée de mars, c’est salle comble à l’Arsenic. La scène est aménagée en ce qui pourrait ressembler à un vaste squat : peintures, pneus, barrières, tags, dessins et au centre, une scène-passerelle. Ce soir, c’est special party !
De part et d’autre de ce décor festif, deux énormes pneus sont suspendus dans les airs. Sur chacun d’eux se trouve un personnage vêtu de blanc. A gauche, l’homme a un look de cow-boy avec un chapeau. A droite, un homme plus jeune avec un style plus décontracté et une chemise à manches courtes. Après une ouverture faussement calme, le maelström est lancé: un clash de DJs. « Welcome to the clash of gods ! » : l’affrontement débute. Attaqué de toutes parts, le spectateur fait appel à tous ses sens à la fois, au cœur d’un déluge de musique, de mouvements, de vidéos, de fumée et de vibrations. Vidéos-clips projetés sur un écran géant, musique électronique changeante et un peu de fumée : c’est l’atmosphère du monde de la nuit au milieu d’un ouragan électronique.
Les deux personnages vêtus de blancs s’expriment comme s’ils étaient des dieux. Chacun revendiquant une vision particulière du monde et de la musique, ils s’affrontent dans un duel enflammé. Les cinq autres comédiens incarnent successivement leurs idées, réagissant aux différents types de musique et passant d’un leader à l’autre. Parfois, ils semblent adhérer aux idéaux du dieu-cow-boy ; d’autres fois, ils prennent parti pour le dieu-créateur-révolutionnaire. A chaque fois, ils changent à vue de costumes. On les verra tour à tour en tenues de nouvel an chinois, en musiciens médiévaux sur une musique qui semble tout droit sortie des harmonies musicales de Pierre Attaignant, avec des éventails ou encore en danseurs de techno. Dans Clash of gods, celui qui donne la musique a le pouvoir. On pense aussi aux Chroniques de la dérive douce de Dany Laferrière, où le protagoniste, dans une discothèque, compare le DJ à un dictateur totalitaire. Sur le dancefloor, le disc jockey agit comme un mystérieux démiurge capable de contrôler et manipuler les personnes enivrées par le flow qu’il produit. Dans Clash of gods, les choses ne sont pas si claires que cela. Par l’explosion d’effets techniques, les dialogues fragmentaires et les manipulations des comédiens, les spectateurs sont pourtant eux aussi amenés à s’interroger aussi sur le pouvoir de la musique, qui ici crée du lien social mais le détruit aussi.
Quant aux deux dieux, ils ont effectivement des visions bien différentes de l’activité musicale. Le premier se présente comme le garant d’une certaine éthique de la musique, reprochant notamment à son rival d’utiliser des bruits de bombes pour effectuer ses compositions. Quant à l’autre, assis en face de sa table de mixage et son ordinateur, il semblerait qu’il défende une sorte de syncrétisme musical où les influences africaines viendraient compléter les inspirations européennes. Bien que les motivations du second dieu soient opaques, oscillant entre mixeur plutôt sympathique et gourou mégalomane, sa performance le rendra un peu attachant et ce malgré la construction fragmentée du spectacle qui ne se prête pas a priori à ce genre d’élan envers les personnages. Clash of gods montre que sous la musique, il y a aussi du discours politique sous-jacent. Ainsi, lors d’une allocution sur les bombes, le spectateur entend et visualise le discours d’un citoyen pakistanais dont la ville est souvent sujette aux attaques. A un autre moment, une autre voix narre l’arrivée massive de populations africaines qui viendraient révolutionner notre musique occidentale. Entre musique, propos de la voix-off et spectacle, le lien peut souvent toutefois être difficilement saisissable.
Faisant écho à cette intrigue fragmentaire, l’un des moments les plus amusants de ce spectacle est l’étrange et sympathique « dialogue » entre une tête d’éléphant rose, un personnage type « Monsieur-Madame » et une goutte d’eau. Les trois personnages s’interrogent, dans la langue de Shakespeare, sur leur place au sein de ce vaste fleuve désorganisé qu’est la représentation, un peu comme s’ils montraient le désarroi des spectateurs. Pauvres enfants perdus dans un univers technique et adulte, ils essaient de trouver un point d’accroche dans le flux techno-lumineux. Le « colinguisme », qui traverse tout le spectacle (la plupart du temps en anglais), peut être compris comme symptomatique d’un milieu musical divisé. Sur la scène internationale, l’Anglais semble être la langue de référence standard. Les deux metteurs en scène, venus de Suisse alémanique, incarnent un étrange mélange d’influences entre l’Anglais, le Français et l’Allemand et les mettent aussi à profit dans ce spectacle en croisant les langues et les musiques.
L’affrontement entre la mise en forme rationnelle et la singularité créatrice d’une part, l’instinct originaire et le débordement de l’autre a quelque chose de nietzschéen. Entre les pulsions esthétiques apollinienne et dionysiaque de ce clash des géants, au-delà des deux visions musicales, ce sont des idéologies qui s’opposent. « A l’ère de sa reproductibilité technique », la musique doit s’interroger sur ses propres fondements et sa manière d’être : peut-on tout mixer ? Peut-on tout reproduire ? Que puis-je écouter ? Sans prétendre trancher entre l’un ou l’autre pôle, Clash of gods sollicite, comme le font rarement les spectacles, les capacités sensorielles des spectateurs et leur créativité face à une intrigue éclatée. Sans ligne narrative claire, le spectacle joue sur cette pléthore d’effets sonores et lumineux pour inviter le public à se laisser emporter dans le tourbillon.