Par Maxime Hoffmann
Une critique sur le spectacle :
La Grande Rage de Philippe Hotz / De Max Frisch / Mise en scène de Michel Fidanza / Théâtre La Grange de Dorigny / du 20 au 24 mars 2018 / Plus d’infos
Philippe Hotz entre dans une rage froide. Sa femme, Dominique, dite Dodo, vient d’interrompre la procédure de divorce en cours. Pour qu’elle le prenne enfin au sérieux, il décide de s’engager dans la Légion étrangère en laissant son appartement méthodiquement saccagé. La mise en scène de Michel Fidanza accentue, dans un décor épuré, les faiblesses des personnages, proposant une lecture de la pièce tournée vers les problèmes que l’incompréhension peut engendrer au sein d’un couple.
En entrant dans le théâtre, on sent l’odeur de bois typique de la Grange de Dorigny. Les yeux se fixent sur la scène, où le bois se retrouve. En guise de décor, des meubles peints d’une lasure foncée qui évoque un temps passé. De gauche à droite, une commode sur laquelle trône un téléphone à cadran, une armoire, une pendule et, un peu en avant, une table et trois chaises. Pâle, une lumière verte entretient le mystère. Ni chaude, ni froide, elle console les indifférents et nourrit les questionnements des curieux. Un carré de moquette blanchâtre délimite ce qui semble être un appartement aisé. Une musique résonne, appelant les spectateurs à faire silence et à s’asseoir. La mélodie dérange. D’abord, deux violons en lutte l’un contre l’autre dans un jeu de tensions presque cacophonique, qui laissent petit à petit la place à un piano plus équilibré reprenant le même thème dans une teinte enjouée. Le ton est donné : le paradoxe et l’humour seront à l’honneur.
Un personnage entre, son accoutrement se confond avec le décor : voici Hotz, qui se noie dans un manteau « altmodisch », taillé grand, ample comme d’antan. L’air soucieux, il semble atteint d’une folie froide. Dans un monologue, il s’explique sur les raisons de sa colère. Mais – fait étrange – des geignements sortent de l’armoire. La surprise fait sourire. Après s’être brièvement interrompu, Hotz reprend comme si de rien n’était. La tension entre son obstination et les circonstances irrémédiablement perturbatrices continue à susciter le rire, comme lorsque la sonnette de l’appartement retentit : « ce sont sûrement les déménageurs », annonce-t-il, alors que c’est une dame à l’allure vieillotte qui entre seule. Hotz veut tout casser, chouchoutant sa « Grande Rage ». Deux hommes se présentent enfin à la porte pour l’aider. L’aider à tout casser ? Un doute surgit : a-t-on besoin d’aide pour mettre sens dessus dessous un appartement quand on est réellement plongé dans une « Grande Rage » ? Sereinement, il scie un cadre à titre d’exemple. Les déménageurs feront le reste. Les chaises en auront les pieds coupés. Le cadavre d’un piano à queue, ainsi que celui d’un lit, tous deux transformés en petit bois, apparaîtront sur scène. La Grande Rage ne paraît pas en être tout à fait une.
L’humour de la pièce résulte en partie d’un jeu de clichés. Les personnages incarnent des types connus : un mari lâche ; une amitié surjouée, cachant un adultère ; des déménageurs aux raisonnements simples contrastant avec des propriétaires « cultivés », malheureux par ennui, plongés dans leurs attentes fantasmées. On peut regretter que le jeu des comédiens accentue relativement peu ces contrastes, qu’appelle parfois l’absurdité du texte. La mise en scène se focalise sur un autre contraste, plus doux, celui qui règne entre le discours de Hotz et ses actes. « Il faut que je garde ma rage » répète Hotz : mais le personnage qui se présente sur la scène ne rage pas. Il transpire la méthode. Sa forte voix résonne plus comme celle d’un orateur éloquent que comme celle d’un homme en proie aux passions. Le comédien donne ainsi à voir cette rage comme l’effet d’une lâcheté. Celle-ci mine son mariage. Une question récurrente, dans la pièce, est d’ailleurs celle de savoir si le mariage est possible. Hotz et sa femme ne semblent pas pouvoir rester mariés. Les deux partis demeurent distincts, dans une incompréhension entre deux égos sourds l’un pour l’autre. Anne-Laure Luisoni (Dominique) affiche un visage stoïque, surprenant et drôle. Les deux comédiens incarnent l’égoïsme de leur personnage et donnent vie à ce paradoxe amoureux. L’un, enfantin et soucieux d’être aimé ; l’autre, enfantine et soucieuse d’être aimée, chacun à sa manière est semblable, mais séparé de l’autre par lui-même.