La Grande Rage de Philippe Hotz
De Max Frisch / Mise en scène de Michel Fidanza / Théâtre La Grange de Dorigny / du 20 au 24 mars 2018 / Critiques par Amalia Dévaud et Maxime Hoffmann.
20 mars 2018
Par Amalia Dévaud
Max Frisch et son double

1958, naissance du personnage de Philippe Hotz. En double fictionnel de Max Frisch, il incarne l’archétype de l’écrivain tourmenté : malheureux en amour, malheureux de se trouver trop sérieux pour que quelqu’un le prenne – justement – au sérieux. Même Dodo, sa femme, ne le croit pas capable de la quitter malgré l’échec apparent de leur mariage. « Ça, tu ne le feras pas Philippe, parce que je te connais ! » s’amuse-t-elle. Celui qui croit en revanche au pouvoir cathartique de la pièce de Max Frisch, à La Grande Rage de Philippe Hotz comme reflet de notre propre quête identitaire, est le metteur en scène Michel Fidanza. Avec la Compagnie Slapstick, il signe ici un spectacle dont le décor restitue en tout point le contexte des années 1950.
Avant d’être un visage, Dodo est une armoire qui fume – la fumée de sa cigarette s’échappant par quelques interstices du bois. Elle s’ennuie, bien obligée d’écouter les diatribes égocentriques de son Philippe qui l’y a enfermée, et qui ne cesse de répéter qu’il va quitter l’appartement pour s’enrôler dans la Légion étrangère. Le décor – qui ne changera pas au cours de la pièce – est celui d’un intérieur bourgeois typique du milieu du XXe siècle en Allemagne, entre mobilier sombre et téléphone à cadran.
Philippe parle, parle encore et toujours, mais n’agit pas : « je n’ai jamais été un homme d’action », affirme-t-il, face au public. On retrouve ici l’une des thématiques privilégiées de Max Frisch, à savoir la difficulté d’être simultanément à soi et aux autres ; de rester fidèle à son identité tout en empruntant une voie tracée par la société. Le drame du mariage des Hotz illustre l’incompatibilité – toutefois jamais désespérée dans la pièce – entre vie intérieure et vie commune.
Cette dualité est explicitement montrée par le dédoublement de l’espace scénique : d’une part, le lieu de la fable – en forme de quadrilatère légèrement surélevé ; d’autre part, l’avant-scène et ses côtés où Philippe Holz – seul personnage qui puisse en disposer librement – confie au public ce qu’il n’ose avouer à ses proches. Ce dernier espace fait se rejoindre les enjeux psychologiques et dramaturgiques, permettant au personnage d’explorer sa psyché et de commenter l’action de la fable. Il permet aussi de montrer que ses actions sont empreintes d’une mauvaise foi comique, Philippe Hotz mentant autant aux autres qu’à lui-même. D’où ces questions lancinantes qui traversent la pièce : que se joue-t-il réellement entre lui et Dodo – hormis leur orgueil réciproque ? Quel est le moteur de cette grande rage que se force à assumer Philippe ?
Le dispositif sonore souligne le jeu entre ce qui est montré et ce qui est caché aux spectateurs. Au début du spectacle, Philippe Hotz reçoit des déménageurs venus à sa demande détruire le mobilier de l’appartement conjugal. Ce travail, rendu ici par bruitages, ne se déroule pas sur scène mais dans les coulisses. Le dispositif parle de lui-même : bien que la table et les chaises se retrouvent démantelées sur scène, c’est l’action même de détruire ce qui a été construit – au sens propre comme au sens figuré – qui est rendu invisible car assurément trop insupportable à Philippe Hotz.
Cette pièce de Max Frisch a bien quelque chose d’universel – et donc d’actualisable – dans son interrogation sur la possibilité de vivre l’amour conjugal sans que l’une ou l’autre des parties ne perde son identité, sa liberté intérieure. Pourtant, la mise en scène de Michel Fidanza, en prenant le parti de restituer l’époque originale de la fable et en refusant de transposer l’action dans une réalité historique contemporaine, risque d’atténuer ses enjeux auprès d’un public plus jeune qui pourrait s’interroger sur le sens, aujourd’hui, de ce geste historicisant.
20 mars 2018
Par Amalia Dévaud
20 mars 2018
Par Maxime Hoffmann
Une incompréhension dans le couple

Philippe Hotz entre dans une rage froide. Sa femme, Dominique, dite Dodo, vient d’interrompre la procédure de divorce en cours. Pour qu’elle le prenne enfin au sérieux, il décide de s’engager dans la Légion étrangère en laissant son appartement méthodiquement saccagé. La mise en scène de Michel Fidanza accentue, dans un décor épuré, les faiblesses des personnages, proposant une lecture de la pièce tournée vers les problèmes que l’incompréhension peut engendrer au sein d’un couple.
En entrant dans le théâtre, on sent l’odeur de bois typique de la Grange de Dorigny. Les yeux se fixent sur la scène, où le bois se retrouve. En guise de décor, des meubles peints d’une lasure foncée qui évoque un temps passé. De gauche à droite, une commode sur laquelle trône un téléphone à cadran, une armoire, une pendule et, un peu en avant, une table et trois chaises. Pâle, une lumière verte entretient le mystère. Ni chaude, ni froide, elle console les indifférents et nourrit les questionnements des curieux. Un carré de moquette blanchâtre délimite ce qui semble être un appartement aisé. Une musique résonne, appelant les spectateurs à faire silence et à s’asseoir. La mélodie dérange. D’abord, deux violons en lutte l’un contre l’autre dans un jeu de tensions presque cacophonique, qui laissent petit à petit la place à un piano plus équilibré reprenant le même thème dans une teinte enjouée. Le ton est donné : le paradoxe et l’humour seront à l’honneur.
Un personnage entre, son accoutrement se confond avec le décor : voici Hotz, qui se noie dans un manteau « altmodisch », taillé grand, ample comme d’antan. L’air soucieux, il semble atteint d’une folie froide. Dans un monologue, il s’explique sur les raisons de sa colère. Mais – fait étrange – des geignements sortent de l’armoire. La surprise fait sourire. Après s’être brièvement interrompu, Hotz reprend comme si de rien n’était. La tension entre son obstination et les circonstances irrémédiablement perturbatrices continue à susciter le rire, comme lorsque la sonnette de l’appartement retentit : « ce sont sûrement les déménageurs », annonce-t-il, alors que c’est une dame à l’allure vieillotte qui entre seule. Hotz veut tout casser, chouchoutant sa « Grande Rage ». Deux hommes se présentent enfin à la porte pour l’aider. L’aider à tout casser ? Un doute surgit : a-t-on besoin d’aide pour mettre sens dessus dessous un appartement quand on est réellement plongé dans une « Grande Rage » ? Sereinement, il scie un cadre à titre d’exemple. Les déménageurs feront le reste. Les chaises en auront les pieds coupés. Le cadavre d’un piano à queue, ainsi que celui d’un lit, tous deux transformés en petit bois, apparaîtront sur scène. La Grande Rage ne paraît pas en être tout à fait une.
L’humour de la pièce résulte en partie d’un jeu de clichés. Les personnages incarnent des types connus : un mari lâche ; une amitié surjouée, cachant un adultère ; des déménageurs aux raisonnements simples contrastant avec des propriétaires « cultivés », malheureux par ennui, plongés dans leurs attentes fantasmées. On peut regretter que le jeu des comédiens accentue relativement peu ces contrastes, qu’appelle parfois l’absurdité du texte. La mise en scène se focalise sur un autre contraste, plus doux, celui qui règne entre le discours de Hotz et ses actes. « Il faut que je garde ma rage » répète Hotz : mais le personnage qui se présente sur la scène ne rage pas. Il transpire la méthode. Sa forte voix résonne plus comme celle d’un orateur éloquent que comme celle d’un homme en proie aux passions. Le comédien donne ainsi à voir cette rage comme l’effet d’une lâcheté. Celle-ci mine son mariage. Une question récurrente, dans la pièce, est d’ailleurs celle de savoir si le mariage est possible. Hotz et sa femme ne semblent pas pouvoir rester mariés. Les deux partis demeurent distincts, dans une incompréhension entre deux égos sourds l’un pour l’autre. Anne-Laure Luisoni (Dominique) affiche un visage stoïque, surprenant et drôle. Les deux comédiens incarnent l’égoïsme de leur personnage et donnent vie à ce paradoxe amoureux. L’un, enfantin et soucieux d’être aimé ; l’autre, enfantine et soucieuse d’être aimée, chacun à sa manière est semblable, mais séparé de l’autre par lui-même.
20 mars 2018
Par Maxime Hoffmann