Une critique sur le spectacle :
La Ferme des animaux / D’après le roman de George Orwell / Adaptation et mise en scène de Christian Denisart / Compagnie Les Voyages Extraordinaires / Théâtre de la Grange de Dorigny / du 18 au 28 janvier / Plus d’infos
Après avoir incarné les pingouins de L’Arche part à huit heures, les acteurs de la compagnie Les Voyages Extraordinaires réenfilent leurs costumes d’animaux dans une adaptation de la célèbre satire politique de George Orwell. Une création haute en couleur à la scénographie carnavalesque, mais qui ne pose qu’assez peu la question de la modernité du texte.
Des sabots, des plumes et des griffes, le théâtre de Dorigny redevient bien, en ce début d’année, une grange. Mais ces animaux, à l’inverse des chimères qui peuplent les affiches du théâtre, ont un visage humain et c’est bien de l’humain qu’ils parlent. Dans le court roman d’Orwell (1945), satire de la révolution russe qui a marqué la littérature politique du XXe siècle, les bêtes d’une ferme se révoltent contre leur propriétaire humain et fondent, sous l’autorité de trois cochons « plus intelligents », l’animalisme, un mouvement politique censé leur apporter la paix, la liberté et les lendemains qui chantent. Or, c’est tout l’intérêt de la fable, la révolution dégénère, le putsch de Napoléon évince, dans la violence, l’idéaliste Boule de Neige et le Grand Soir reproduit rapidement le système de domination que les révolutionnaires s’étaient acharnés à renverser. L’histoire se termine par la vision cruelle des animaux fouettés de nouveau par les cochons-dictateurs vêtus comme des humains. L’allégorie de la Révolution Russe est claire, on y lit aisément l’évincement de Trotski, la falsification historique, la propagande soviétique, les paradoxes de la NEP (Nouvelle Politique Economique), l’instauration des goulags et bien d’autres aberrations connues de l’U.R.S.S. dans la première moitié de son existence.
La version qu’en propose ici la compagnie des Voyages Extraordinaire se veut littérale : l’adaptation suit précisément l’intrigue, les personnages se cantonnent à leurs rôles allégoriques et la scénographie donne dans le premier degré (une ferme, un fermier, du foin, des enclos). Mais quel est aujourd’hui l’enjeu d’une interprétation si peu distante ? Le texte orwellien, en dépit de son intérêt historique, est-il encore pertinent ?
Dans le texte, les quatre cochons, seuls personnages à avoir un véritable projet, à affronter des dilemmes complexes et, aussi, à savoir lire, ont un propos très manichéen sur la division des pouvoirs. Leur appel à la Révolution résonne étrangement de nos jours : il semble évoquer aussi bien le burlesque de l’histoire communiste que le présent immédiat. Les autres animaux, monolithiques (les moutons bêlent du début à la fin, le cheval ne pense qu’à travailler, les poules qu’à pondre), ne font que subir sans broncher, à l’exception notable de l’âne Benjamin, la propagande et la violence de leurs leaders : résignation d’autant plus problématique qu’ils sont censés incarner « le peuple ». La révolte n’est valorisée que brièvement ; dès la première assemblée populaire, la malveillance des cochons est explicite et leur « supériorité intellectuelle » mise en évidence.
Il est difficile d’y décoder autre chose que des situations et des personnages historiques spécifiques et le texte se transpose assez mal en dehors de cette clé allégorique précise : seule une lecture distanciée, et donc fixe, demeure possible. Pour autant, dans une lecture contemporaine, la métaphore des hommes et du pouvoir risque de se montrer comme intemporelle même si l’on n’y retrouve, en définitive, ni les apparences modernes du fascisme ni les formes nouvelles de la révolte ou du changement. La dénonciation des utopies prend des airs quelquefois trop cyniques et la fin d’Orwell, lorsqu’elle semble condamner l’homme à un éternel retour de la domination et du grand soulèvement populaire (les animaux se remettent à chanter leur Internationale), ne parle plus du tout du présent.
Au-delà du texte, ces réserves engagent aussi la pièce et particulièrement une mise en scène qui se distancie peu de l’œuvre originelle. Cette version risque de laisser penser, faute d’indications, que la fable évoque le monde contemporain. Si la scène de l’usine et le propos sur l’aliénante mécanisation du travail restent d’une actualité criante et en dépit de ces animaux anthropomorphes qui soulignent, intentionnellement ou non, la cruauté de l’exploitation animale moderne (les poules, avec leurs voix humaines, parlent du « massacre de leurs enfants »), on aurait aimé sortir de La Ferme des animaux avec de nouveaux outils pour penser les diktats modernes.
Le spectacle, plutôt destiné à un jeune public, relègue donc la responsabilité du sens et de la discussion aux professeurs des nombreuses classes qui viendront, à n’en pas douter, assister à la représentation. Que saisiront les plus jeunes de l’allégorie ? Que pourront-ils en dégager ? Faut-il l’historiciser pour déterminer ce qui demeure pertinent aujourd’hui et ce qui appartient au passé ? Rejouer La Ferme des animaux reste, quoi qu’il en soit, une occasion formidable de discuter de pouvoir et de poser, justement dans ce que le texte a d’inactuel, les questions des fascismes contemporains.