Par Lucien Zuchuat
Un entretien autour de la pièce Le Projet / De Luisa Campanile / Le 8 décembre 2017 / Plus d’infos
Lucien Zuchuat, pour l’Atelier Critique (LZ) : Votre pièce s’ouvre et se termine dans une salle de classe. Pourquoi avoir inscrit l’école au centre de votre réflexion ?
Luisa Campanile (LC) : Je suis moi-même enseignante et je ne peux que constater, et regretter, le lent démantèlement de l’État, la montée des inégalités sociales dont l’école se fait la vitrine. Aujourd’hui, j’ai l’impression que l’on forme des citoyens à jeter. Et ce sentiment est exacerbé chez les adolescents qui, tout en ayant une pulsion de vie fantastique, se retrouvent en proie à un monde, celui des adultes, aux codes complexes. Cette période de la vie est une période charnière délicate, faite de paradoxes de plus en plus forts, car la pression économique est aujourd’hui de plus en plus énorme, omniprésente. Et l’école cristallise ces tensions; ça me semble donc être le lieu idéal où interroger notre rapport aux autres, la fragilité de nos relations, mais aussi la validité de nos valeurs : si dans ma pièce, de nombreux élèves n’assistent plus au cours de Marie, c’est que le décalage est réel entre ce que véhicule l’enseignement, les bénéfices à en tirer, et les besoins immédiats, concrets des élèves. Être enseignant, c’est porter la responsabilité de la transmission. Dans cette pièce, justement, je pose la question du modèle de société que nous souhaitons laisser aux générations futures.
LZ : En quoi le théâtre peut-il incarner cet espace de transition et de transmission ?
LC : Pour moi, le théâtre a une vocation sociale. Le théâtre met sur scène nos représentations intérieures, qu’elles soient politiques, économiques, familiales, intimes, etc. Le théâtre est donc forcément un art « de liens », car dans la foule de ces représentations, je remarque que nous ne sommes jamais seuls. Adolescente, j’ai été fascinée par les pièces de Brecht et je garde une vive émotion d’une captation de Mère Courage, celle donnée par le Berliner Ensemble. Aujourd’hui, les référents et enjeux sociétaux ayant changé, il faut à mon avis que la dramaturgie interroge différemment la société. Personnellement, je ressens la nécessité de mettre en lumière ce qui nous arrive. Dans mon impulsion d’écriture, je pars du quotidien, car j’ai besoin de comprendre ou du moins de mettre en trois dimensions ce qui me semble peu clair, peu évident. J’espère ainsi engager une réflexion.
LZ : On sent bien, en vous écoutant, qu’à travers un questionnement sur l’éducation, votre pièce ambitionne d’interroger notre rapport au monde capitaliste. Vers la fin de votre pièce d’ailleurs, un personnage du nom de Pierre Dürr débarque dans l’école pour y vanter une nouvelle méthode d’enseignement qu’il dit plus efficace, plus optimale, usant d’un vocabulaire néolibéral qui agace Marie. Peut-on dire que votre texte est engagé ?
LC : Oui. Et d’ailleurs la première question qui se pose par rapport à cette pièce, c’est de savoir à quel public elle s’adresse. Puisqu’elle met en scène des adolescents, on pense tout de suite à une pièce pour les jeunes. Mais elle s’adresse à un public plus large, car j’interroge justement le lien entre les générations. Parler des adolescents, de l’école, est un prétexte pour parler de notre folie furieuse, de notre course vers l’avant. Le personnage de Marie porte cette critique. Dans cette société de la performance et du Big Brother, Marie n’entre dans aucune case. Tous comme les ados d’ailleurs… d’où leur difficulté à s’approprier les codes de ce monde dont la valeur centrale reste le travail. Marie est pleine de bonnes intentions, elle a encore ce qu’on appelle une vocation sociale. Mais elle est dépassée par ce qui l’entoure : ses méthodes d’enseignement ne sont pas orthodoxes, elle ne comprend pas son fils, etc. Ce sentiment d’impuissance est son drame intérieur, le moteur tragique de la pièce. Mais c’est aussi ce qui la rend authentique. Je voulais un personnage qui soit humain.
LZ : Le fait que votre héroïne soit une femme relève-t-il aussi de l’engagement ?
LC : Oui, c’est certain. Mais Marie est une anti-héroïne. Je ne voulais pas une battante, une femme engagée dans le sens politique du terme. Marie incarne l’énergie féminine dans le sens du « prendre soin », qui tient de la joie à être ensemble, une énergie très vitalisante pour qui l’exprime et aussi pour qui en bénéfice. Notre société, à mon avis, brime cette force. C’est une immense perte pour notre humanité.
LZ : Et ces valeurs sont perceptibles dans la relation que Marie entretient avec son fils, MonCœurx2. D’où vient ce nom d’ailleurs ?
LC : Son prénom se lit « Mon cœur puissance 2 ». Cela renvoie à la bombe atomique, à la logique exponentielle de propagation de ses ondes de mort. Sauf que dans ce cas-là, il s’agit d’ondes de vie, de l’énergie et de l’amour de l’enfance qu’on a tendance à perdre en route. MCx2 est un personnage étrange, décalé comme peuvent l’être les enfants précoces, et dont le franc-parler met en évidence la difficulté à être des adultes. Il apparaît sans qu’on sache trop comment ni pourquoi dans la salle de classe de Marie de sorte qu’en tant que spectateur, on ne sait plus si le récit relève de la rêverie, du souvenir ou du réel. Il entretient avec Marie un lien qui dépasse les paramètres spatio-temporels classiques. Quoiqu’il en soit, tout comme l’énergie féminine du « prendre soin » dont nous parlions tout à l’heure, l’énergie innocente et libre qu’incarne MCx2 est une charge d’espoir.
LZ : Les adultes, de leur côté, semblent avoir succombé à ces logiques d’oppression.
LC : Oui, en partie. Marie est un personnage en creux. Elle ne se sent plus en adéquation avec un monde de plus en plus exigeant et individualiste. Certes, elle a un idéal : elle croit en la vocation de la culture, mais elle sent bien que la culture ne fait pas le poids face aux nécessités économiques, aux problèmes matériels. Du coup, elle ne se sent plus légitime dans son rôle d’enseignante. À deux doigts du burn-out, elle cherche tant bien que mal à ne pas se laisser emporter par la dépression du monde. Son mari, lui, a déjà abandonné : il s’est retiré, n’arrivant plus à suivre. En écrivant ma pièce, je ne cherchais pas à désespérer le spectateur, ni à attirer ses bons sentiments. Oui, mes personnages sont dépossédés de leur énergie de vie. Oui, je me situe du côté des perdants. Mais je tiens à ce qu’ils restent lucides quant à leur état et aux enjeux qui les piègent pour qu’ils puissent témoigner de ce qui leur arrive.
LZ : Pour autant, cela ne veut pas dire que tout est désespéré. La fin de la pièce est surprenante à cet égard : Marie agit violemment en frappant un élève, comme si les vannes de la frustration s’ouvraient soudain.
LC : C’est qu’elle est attaquée en premier lieu. Giuseppe, tout juste viré de son stage, vient la trouver à l’école. Et, comme cela arrive souvent chez les adolescents, il déverse sa colère sur une personne qu’il apprécie. Giuseppe brutalise Marie ; elle se défend. Mais en même temps, elle sait qu’en s’en prenant physiquement à son élève, elle sera renvoyée de l’école et qu’il pourra, lui, profiter de sa position de victime pour récupérer un stage. C’est une forme d’ultime sacrifice. Mais y avait-il, sincèrement, une autre issue pour Marie ? Pour le moment, je n’arrive pas à imaginer autre chose. Peut-être que je lui ai demandé de faire avec la violence de notre temps.
LZ : La poésie tient une place à part dans votre pièce : les élèves citent du Walt Whitman, MCx2 rédige un court poème. Cette forme d’écriture représente-t-elle une voie de secours ?
LC : L’hégémonie de la rapidité, de la parole d’ostentation a entamé notre capacité au recul, à la gratuité. Il me semble qu’il est important d’ouvrir un espace psychique dans lequel on peut se retirer, se relier à soi, des bulles à partir desquelles interroger le monde. La poésie est ce bercement qui permet aux personnages de se retrouver, de prendre du recul sur ce qui les entoure. Mais j’avoue que je suis encore à la recherche de la bonne forme. Je doute beaucoup lorsque j’écris et je me réjouis de voir si ma pièce passera l’épreuve de la scène. Vous savez qu’en tant que personne de la deuxième génération de migrants, je n’ai pas de relation forte à la langue d’un territoire. Alors, j’invente et j’occupe la langue de l’entre-deux. Je crée, mais avec des doutes. Même quand je me parle, j’ai l’impression de faire des fautes (rires). En bref, il n’y a pas d’évidence dans la langue, surtout si l’on se trouve en conflit avec le modèle de l’école. C’est le cas des adolescents que ma pièce représente. Dans le choix de leur langue, je voulais m’éloigner du réalisme, des « chelou », et autres « véner ». Je tenais à éviter toute stigmatisation par la parole, à sortir des ghettos. Il me fallait leur donner une langue à eux, une langue étrange, à inventer donc.
LZ : Dernière question : comment avez-vous choisi le titre de votre pièce ? « Le Projet » pour décrire un monde qui en semble privé, c’est pour le moins ironique.
LC : Je voulais un truc banal, du genre jargon néolibéral : « Quel est ton projet de carrière ? ton projet de vacances ? », « Votre problème de couple vient du fait que vous n’avez pas le même projet». Aujourd’hui, la langue du management a colonisé notre vie intérieure. Et puis paradoxalement, ce mot de « projet » révèle une béance : pour la plupart des individus, se projeter est anxiogène. C’est même devenu un luxe ; seuls quelques chanceux, au sommet de la hiérarchie sociale, peuvent regarder l’avenir avec sérénité et faire des projets pour les dix prochaines années. Je voulais un titre qui réunisse l’idée de précarité, avançant masquée, et l’illusion de la toute-puissance qu’offre le modèle néo-libéral. Enfin, je cherchais à distinguer projets et rêves, ces derniers instaurant une autre temporalité, bien éloignée de celles des objectifs à atteindre. Je crois que l’impact de l’économie sur le réel et le langage nous emmerde profondément. Alors je cherche le rêve. Mon projet.