La Recherche
D’après A la recherche du temps perdu de Marcel Proust / Création et mise en scène de Yves-Noël Genod / L’Arsenic / du 1er au 5 novembre 2017 / Critiques par Ivan Garcia et Thomas Flahaut.
Fumée blanche et masse noire
5 novembre 2017
Par Ivan Garcia
Elaborée à partir du matériau proustien, la performance d’Yves-Noël Genod démontre que ce classique de la littérature peut être autant lu que vécu. Par une mise en scène sensorielle, le comédien nous fait éprouver « la marche du temps » et amène le spectateur à se questionner sur l’expérience métalittéraire qu’est La Recherche.
En cette froide soirée d’automne, dans la chambre noire de l’Arsenic, une lecture se prépare. C’est dans l’obscurité, avec quelques applaudissements fictifs, que débute la représentation. Sur le plateau, personne… Un canapé vert, une lampe et un lutrin occupent le grand espace. Puis entre Yves-Noël Genod, style androgyne, tout en rouge, long manteau de fourrure, qui va chercher sa tablette placée sur le lutrin et commence à lire des extraits choisis de La Recherche. Et avec la formule : « j’espère que le temps passé ensemble ne sera pas du temps perdu », notre exploration peut débuter.
A la fois long récit et interrogation sur les conditions de possibilité du « devenir écrivain », La Recherche de Proust est ici reprise par le comédien pour interroger notre rapport à la temporalité : le passé et le présent, l’ailleurs et l’ici. Dans cette performance, Yves-Noël Genod oscille entre admiration pour le texte original et commentaires comiques sur celui-ci. Au premier abord, on est surpris : une lecture d’un classique au théâtre ? La Recherche serait-elle une œuvre à entendre plutôt qu’à lire? Proust étant un écrivain de la phrase longue, la lecture de ses textes est parfois lourde et ardue, ce qui décourage plus d’un lecteur potentiel de s’aventurer en ces terres hostiles. Mais lire un texte (pour autrui), c’est également lui insuffler une nouvelle vie, une tournure propre. Cette lecture de Proust à travers la voix d’autrui permet aux spectateurs d’apprécier le texte, à petites doses, sans « trouver le temps long ». Pour le performeur, le temps est composé de fragments qui ne sont pas forcément continus ou linéaires et qui, illustrant des moments quotidiens, permettent aux amateurs et aux néophytes de se laisser guider dans cette aventure par la voix du comédien.
Parler de l’auteur de La Recherche, c’est aussi parler des autres auteurs qui l’ont influencé dans son activité d’écrivain. Yves-Noël Genod fait de sa performance une fresque où Racine, Baudelaire, Chateaubriand et bien d’autres s’invitent pour y côtoyer la figure de Proust. Ce dernier, leitmotiv de la représentation, est souvent amené à dialoguer avec la figure de Marguerite Duras. Pourtant, tout semble opposer Proust et Duras : le verbe, le style, les thèmes… sont-ils réellement si différents ? Dans sa mise en scène, le comédien dévoile les points de convergence entre ces figures bien connues de la littérature française, non seulement dans leurs questionnements, mais également au sein de leurs œuvres, à travers lesquelles les lecteurs peuvent reconnaître les influences des uns sur les autres. On se souvient de cette fameuse querelle entre Proust et Sainte-Beuve sur le statut de l’œuvre littéraire et son rapport avec l’écrivain. Pour le premier, le « moi social » n’est pas le même que le « moi-écrivain ». C’est cette dernière instance, la plus intime au sein de l’être, qui est mise en résonance dans la performance avec d’autres conceptions très similaires de l’écriture. Pour Yves-Noël Genod, cette part intime obscure et profondément enfouie en nous est celle dont parle Baudelaire lorsqu’il rédige « les ténèbres ». Puis, tandis que le performeur convoque à nouveau Duras, la représentation opère un rapprochement entre elle et Proust, entre ce qu’elle appelait « la masse noire de l’écriture » et le moi créateur proustien.
Dans cette exploration, le spectateur appréciera particulièrement la scénographie des différents jeux de lumière. Occulté derrière le canapé, un tuyau gris commence petit à petit à envelopper la salle dans une épaisse fumée blanche. Une fois dans le brouillard, les projecteurs bleus viendront éclairer cette étrange brume, conférant ainsi une atmosphère fantomatique à la représentation, dont la vision n’est pas sans rappeler Le voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich. Face à ce plateau envahi par la blanche fumée, le spectateur se laissera entraîner par le texte dans une légère rêverie.
Avec La Recherche, Yves-Noël Genod rend un hommage à Marcel Proust et à sa conception de l’œuvre artistique. Loin de ne proposer qu’une simple lecture du texte original, la performance du comédien démontre qu’un texte n’est pas seulement lu mais vécu. Cette expérience du vécu est notamment mise en avant par la scénographie, qui interroge les spectateurs sur cette masse noire de laquelle se dégagent les œuvres importantes.
5 novembre 2017
Par Ivan Garcia
Marcel la nuit
5 novembre 2017
Par Thomas Flahaut
« On peut connaître l’œuvre de Proust de trois manières : la connaître très bien, un peu, ou pas du tout. » Déclare Yves-Noël Genod, chevelure blonde, silhouette longiligne et noueuse d’un Iggy Pop perché sur les talons hauts de bottines argentées, seul au milieu de l’obscurité de la scène dans un improbable costume de satin rouge. « Moi, je suis dans ces trois cas ».
Adapter les trois mille pages de La Recherche du temps perdu au théâtre peut sembler, à juste titre, une gageure. Mais La Recherche ne dure que deux heures. Ce solo ne prétend pas faire tenir toute une œuvre dans ces quelques dizaines de minutes et ces quelques dizaines de mètres carrés de scène, mais offrir une lecture en partage. On pourrait craindre d’être submergé par la masse de textes, de paroles, de personnages, d’être noyé dans le flux de la phrase proustienne. On se tromperait. La Recherche est une conversation. Loin des déclamations bruyantes et surannées d’un Luchini, elle se fait souvent sur le ton du murmure. La phrase proustienne, cette construction tentaculaire, possiblement infinie, Yves-Noël Genod lui donne un souffle, un rythme. Il traduit en voix cette syntaxe si particulière. Usant d’une large palette, Yves-Noël murmure, susurre Proust, s’amuse de la longueur des phrases, des images que l’auteur convoque. S’étonne de leur force, souvent. Yves-Noël lit des fragments du livre de Marcel et nous parle de sa lecture, la commente avec légèreté, dérision, s’interrompt pour se raconter lui, raconter sa relation au texte et plus généralement au théâtre, à la littérature.
De cette légèreté, du caractère impromptu des commentaires, de l’ironie du comédien, de sa nonchalance se dégagent l’impression qu’Yves-Noël Genod erre, se promène dans La Recherche. À cette impression participent les jeux de lumière, l’usage des musiques, des sons. Figurant parfois la mer lorsqu’il est question de Balbec (la station balnéaire où séjourna le narrateur), ou un champignon atomique de fumée artificielle lorsque surgit le spectre de la guerre mondiale dans la douce torpeur du quotidien mondain, elles ne sont pas, la plupart du temps, des signes lisibles. Elles glissent sur le corps du comédien, captent des arabesques de fumée, travaillent l’obscurité du plateau. Tout ici est tâtonnement. Tout ici montre des tentatives de lecture. Lumière, voix, tentent de saisir quelque chose des ambiances, des impressions, du rythme des phrases, de trouver, pour suivre la métaphore utilisée par Genod, les correspondances des notes proustiennes sur leur propre clavier. Le spectacle court sur un fil que tendent le texte de Proust, sa lecture et la relation que le comédien entretient avec les spectateurs. La seule lumière constante est ainsi celle, blanche et crue, que projette la liseuse du comédien sur son visage.
« Longtemps je me suis couché de bonne heure », ainsi commence À la recherche du temps perdu. Cette obscurité de la scène, cette « boîte noire » ainsi que la qualifie Genod, est celle de la nuit dont le motif traverse l’œuvre. Car le comédien donne à lire La Recherche comme un livre de la nuit. Le narrateur est, chez lui, un homme de la nuit. C’est là que se situe sans doute une des clés de ce spectacle vaporeux comme un demi-sommeil. Vêtu de son costume extravagant rappelant autant un pyjama qu’une panoplie de drag queen, de celle des groupes glam-rock des années 70, Bowie, New-York Dolls, assis lascivement sur un canapé de velours Belle Époque, Yves-Noël Genod est, à n’en pas douter, une créature de la nuit. Et il cherche la complicité de ses semblables, Marcel — à travers les années — et les spectateurs — face à lui. Cette obscurité nocturne est d’abord celle du théâtre, ce lieu où des communautés se réunissent, ainsi que l’écrivait Jean-Loup Rivière[1], « à la tombée de la nuit » pour « l’amour » de cette chose étrange qu’est un spectacle théâtral. Le spectateur et le lecteur sont à l’image du narrateur, Marcel. Comme lui, ils se plaisent dans ce doux intervalle entre l’abandon à la rêverie et l’éveil que sont la lecture et la représentation. Cette obscurité est aussi celle dans laquelle est plongée cette « race » des « invertis » que décrit Proust et dont il faisait partie : les homosexuels. C’est d’ailleurs d’eux que la plus longue phrase de l’œuvre parle ; grave et belle dans la bouche de Genod, elle est un des derniers fragments du spectacle.
Ressortant de la salle de théâtre pour plonger dans une nuit bien réelle, bien plus froide, il nous reste l’impression d’un spectacle doux et cotonneux qu’on emporte jusque chez soi, jusqu’à se laisser glisser dans le sommeil. La certitude, aussi, que dans cette douceur grandit une parole sans doute plus politique qu’il n’y paraît.
5 novembre 2017
Par Thomas Flahaut