Marcel la nuit

Par Thomas Flahaut

Une critique sur le spectacle:
La Recherche / D’après A la recherche du temps perdu de Marcel Proust / Création et mise en scène de Yves-Noël Genod / L’Arsenic / du 1er au 5 novembre 2017 / Plus d’infos

© Christine Monlezun

« On peut connaître l’œuvre de Proust de trois manières : la connaître très bien, un peu, ou pas du tout. » Déclare Yves-Noël Genod, chevelure blonde, silhouette longiligne et noueuse d’un Iggy Pop perché sur les talons hauts de bottines argentées, seul au milieu de l’obscurité de la scène dans un improbable costume de satin rouge. « Moi, je suis dans ces trois cas ».

Adapter les trois mille pages de La Recherche du temps perdu au théâtre peut sembler, à juste titre, une gageure. Mais La Recherche ne dure que deux heures. Ce solo ne prétend pas faire tenir toute une œuvre dans ces quelques dizaines de minutes et ces quelques dizaines de mètres carrés de scène, mais offrir une lecture en partage. On pourrait craindre d’être submergé par la masse de textes, de paroles, de personnages, d’être noyé dans le flux de la phrase proustienne. On se tromperait. La Recherche est une conversation. Loin des déclamations bruyantes et surannées d’un Luchini, elle se fait souvent sur le ton du  murmure. La phrase proustienne, cette construction tentaculaire, possiblement infinie, Yves-Noël Genod lui donne un souffle, un rythme. Il traduit en voix cette syntaxe si particulière. Usant d’une large palette, Yves-Noël murmure, susurre Proust, s’amuse de la longueur des phrases, des images que l’auteur convoque. S’étonne de leur force, souvent. Yves-Noël lit des fragments du livre de Marcel et nous parle de sa lecture, la commente avec légèreté, dérision, s’interrompt pour se raconter lui, raconter sa relation au texte et plus généralement au théâtre, à la littérature.

De cette légèreté, du caractère impromptu des commentaires, de l’ironie du comédien, de sa nonchalance se dégagent l’impression qu’Yves-Noël Genod erre, se promène dans La Recherche. À cette impression  participent les jeux de lumière, l’usage des musiques, des sons. Figurant parfois la mer lorsqu’il est question de Balbec (la station balnéaire où séjourna le narrateur), ou un champignon atomique de fumée artificielle lorsque surgit le spectre de la guerre mondiale dans la douce torpeur du quotidien mondain, elles ne sont pas, la plupart du temps, des signes lisibles. Elles glissent sur le corps du comédien, captent des arabesques de fumée, travaillent l’obscurité du plateau. Tout ici est tâtonnement. Tout ici montre des tentatives de lecture. Lumière, voix, tentent de saisir quelque chose des ambiances, des impressions, du rythme des phrases, de trouver, pour suivre la métaphore utilisée par Genod, les correspondances des notes proustiennes sur leur propre clavier. Le spectacle court sur un fil que tendent le texte de Proust, sa lecture et la relation que le comédien entretient avec les spectateurs. La seule lumière constante est ainsi celle, blanche et crue, que projette la liseuse du comédien sur son visage.

« Longtemps je me suis couché de bonne heure », ainsi commence À la recherche du temps perdu. Cette obscurité de la scène, cette « boîte noire » ainsi que la qualifie Genod, est celle de la nuit dont le motif traverse l’œuvre. Car le comédien donne à lire La Recherche comme un livre de la nuit. Le narrateur est, chez lui, un homme de la nuit. C’est là que se situe sans doute une des clés de ce spectacle vaporeux comme un demi-sommeil. Vêtu de son costume extravagant rappelant autant un pyjama qu’une panoplie de drag queen, de celle des groupes glam-rock des années 70, Bowie, New-York Dolls, assis lascivement sur un canapé de velours Belle Époque, Yves-Noël Genod est, à n’en pas douter, une créature de la nuit. Et il cherche la complicité de ses semblables, Marcel — à travers les années — et les spectateurs — face à lui. Cette obscurité nocturne est d’abord celle du théâtre, ce lieu où des communautés se réunissent, ainsi que l’écrivait Jean-Loup Rivière[1], « à la tombée de la nuit » pour « l’amour » de cette chose étrange qu’est un spectacle théâtral. Le spectateur et le lecteur sont à l’image du narrateur, Marcel. Comme lui, ils se plaisent dans ce doux intervalle entre l’abandon à la rêverie et l’éveil que sont la lecture et la représentation. Cette obscurité est aussi celle dans laquelle est plongée cette « race » des « invertis » que décrit Proust et dont il faisait partie : les homosexuels. C’est d’ailleurs d’eux que la plus longue phrase de l’œuvre parle ; grave et belle dans la bouche de Genod, elle est un des derniers fragments du spectacle.

Ressortant de la salle de théâtre pour plonger dans une nuit bien réelle, bien plus froide, il nous reste l’impression d’un spectacle doux et cotonneux qu’on emporte jusque chez soi, jusqu’à se laisser glisser dans le sommeil. La certitude, aussi, que dans cette douceur grandit une parole sans doute plus politique qu’il n’y paraît.

 

[1] Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit ? Essai sur l’amour du théâtre, Paris, L’Arche, 2002