La Dernière Bande
D’après Samuel Beckett / Avec Omar Porras / Mise en scène de Dan Jemmett / TKM / du 14 novembre au 3 décembre 2017 / Critiques par Josefa Terribilini et Coralie Gil.
À l’ombre d’un magnétophone
22 novembre 2017
Dans La Dernière Bande, Omar Porras prête son théâtre et son corps à Dan Jemmett pour explorer la confrontation d’un un vieil homme avec lui-même. Une mise en scène qui démultiplie les jeux d’échos et de rythme, jusqu’à, parfois, nous perdre.
Les lumières se rallument, les applaudissements retentissent et Krapp nous tourne le dos. Il salue la foule peinte sur le mur du fond, dans l’encadrement des rideaux de velours. L’image est belle, évocatrice. Pendant tout le temps qu’ont duré le spectacle et les grommellements du personnage, nous, le public, étions en coulisses. Avec lui, dans son intimité d’homme en fin de vie écoutant des bribes de mémoire capturées sur des bobines, en fin de vie elles aussi. « Bobine ». Ce mot lui plaisait. Il le mastiquait et le susurrait, il se le répétait comme il les réécoutait. Seul avec son obscurité et son enregistreur, dans la lumière diffuse de son plafonnier, il mangeait des bananes et consignait ses souvenirs, comme chaque année depuis des lustres…
Rembobinage. Comme chaque année, Krapp raconte les détails banals de ses derniers mois : « Fanny est venue une ou deux fois », « me suis crevé les yeux à lire Effie », « été aux Vêpres » … Aujourd’hui, il choisit de remonter plus loin encore et d’écouter les banalités d’un ancien lui-même, du Krapp de ses trente-neuf ans. Ce Krapp-là avait la voix plus sûre, et pourtant si semblable. Mais à l’époque, Krapp sortait et rencontrait des femmes. Une femme, surtout, avec laquelle il avait dérivé nu sur une barque, goûtant aux caresses de ses mains et du soleil. Il n’en a pas profité, pas assez ; le jeune Krapp broyait du noir. « Difficile de croire que j’aie jamais été aussi con ! » s’exaspère le vieux Krapp. En réécoutant ses souvenirs, le vieillard regrette ses trente-neuf ans, ou plutôt, il regrette de ne pas les avoir vécus, toujours déjà tourné vers la mémoire qu’il en garderait, à l’ombre de son magnétophone. Mais n’est-ce pas dans cet éternel retour sur son ancien lui-même qu’a toujours résidé sa seule raison d’exister ? La vie, au fond, est-ce autre chose cela ? un perpétuel rembobinage ?
Krapp face à lui-même, donc c’est le jeu d’écho imaginé par Beckett. Et, comme pour lui répondre, Jemmett le répercute. Partout. Sur la scène, il y a une scène. Derrière le rideau, il y a un rideau. Face au public, un autre public. Peut-être pour nous rappeler une fois encore que le monde est un théâtre et que le jeu ne s’arrête jamais, pas même pour soi-même. Alors on est pris, embarqués dans cet univers de la répétition où tout est double, triple, quadruple : si la petite figure blanche et courbée s’avance de sa démarche en saccades pour ouvrir un tiroir et en tirer une banane, elle y retournera, c’est prévisible, pour en extraire une seconde. Cette prévisibilité fait sourire. Omar Porras sait bien la manier, avec sa parfaite pantomime de clown triste. Et pourtant, le silence n’est pas de plomb. Dans la pénombre de la salle, on entend des chuchotements. Il faut dire que le texte de Beckett est exigeant : chaque soupir y est précisé, chaque déplacement consigné, chaque peau de banane décrite. Les didascalies, en somme, composent une partition polyphonique et gestuelle que Porras, sous la direction de Jemmett, suit à la lettre. Mais dans cette œuvre intransigeante dont chaque syllabe est pesée et soupesée, les arythmies se repèrent et les dissonances s’entendent. Et ce soir-là, peut-être que le rythme n’y était pas.
22 novembre 2017
Oh les beaux gestes!
22 novembre 2017
Par Coralie Gil
Omar Porras, mis en scène par Dan Jemmett, se met au service du texte beckettien La Dernière Bande jusqu’en décembre au TKM. Une pièce dans laquelle le geste est aussi vital que la parole : on connaît la précision des didascalies, indications de gestes presque chorégraphiques de Beckett. Omar Porras les exécute avec précision. Mais on sait aussi que Beckett était obsédé par la manière dont les mots sonnent, au point que même ses pièces non-radiophoniques le deviennent par l’attention portée aux sons et aux mots. Ces derniers ne sont malheureusement pas toujours intelligibles dans le spectacle de Dan Jemmett.
Un noir initial plonge le public dans le silence, puis la lumière, peu à peu, s’allume sur la scène. On perçoit une silhouette penchée sur une vielle table de bois. Un vieil homme, remarque-t-on ensuite quand les projecteurs intensifient encore leur luminosité. « C’est Porras ça? » chuchote un mari-spectateur à sa femme. « Oui oui ! Eh oui ! » répond celle-ci avec assurance. Pourtant, Omar Porras n’est pas vraiment reconnaissable sous sa perruque blanche, adoptant les mimiques de la vieillesse. Une seule chose le trahit : sa voix. Au point que le spectacle peut se scinder en ces deux pôles : le geste et la parole. Le premier est maîtrisé, chorégraphié et toujours précis. La seconde, par moment indistincte, est clamée par une voix qui fait penser aux dessins animés, elle est aiguë, un peu criante. Beckett l’indique d’ailleurs comme devant être « fêlée très particulière » et quand cette voix n’est qu’un grognement satisfait ou un murmure inaudible elle est drôle. En revanche, quand elle doit soutenir un propos, elle perd le spectateur, elle prend le dessus sur la diction.
Le début de la pièce est une chorégraphie, elle exécute précisément tous les gestes ordonnés par Beckett dans ses didascalies. Le vieil homme (Krapp) se lève (péniblement), sort un jeu de clés de sa poche, ouvre un tiroir, ne trouve pas ce qu’il cherche, remet le jeu de clé dans sa poche, se rassoit (péniblement), se relève (péniblement), sort le jeu de clé de sa poche, ouvre un autre tiroir, en sort une banane, la pèle, la mange, etc… Un véritable jeu de clown, presque une bande dessinée par moments dans laquelle on verrait s’allumer la petite ampoule au dessus de la tête du personnage au moment où lui vient une idée. Et cela, simplement par le fait qu’Omar Porras maîtrise chacun de ses gestes et réussit à les décomposer de sorte que le mouvement de son personnage apparaisse image par image. La bouche s’ouvre en une grimace, la main droite s’essuie à la chemise : des mimiques, des petits tics qui se répètent avec exactitude mais ne se font jamais en même temps. Le spectateur a le temps de saisir chaque mouvement séparément ce qui rend les scènes gestuelles drôles, parfois même touchantes.
Toutes les obsessions de Beckett sont présentes dans La Dernière Bande . La gestuelle d’Omar Porras fait entendre les didascalies très précises de Beckett. Parallèlement la trame de la pièce fait écho à l’intérêt du dramaturge irlandais pour les pièces radiophoniques (il voulait d’ailleurs, au début, que La Dernière Bande en soit une). Le protagoniste, en effet, écoute des enregistrements de lui-même quand il était jeune. Un dialogue entre le vieil homme, devant nous sur scène et le jeune homme qu’il était. Plus qu’une voix.
Et cette voix enregistrée (toujours celle de Porras évidemment), le spectateur y est attentif. Il se penche pour écouter tout comme le personnage. Ce dernier rembobine, réécoute ses passages préférés et parfois interrompt la bande sonore pour soupirer ou y répondre. Et ses réponses ne sont pas toujours audibles pour le spectateur, l’exclamation parfois dite trop vite empêche de saisir tous les mots…
La forme comme le fond rappellent les obsessions de Beckett : La solitude après avoir connu l’amour. La vieillesse ne survit plus que par les souvenirs d’une vie passée, en attendant la fin. A l’image, pour ne citer qu’un exemple, de Croak dans Paroles et Musique, qui veut qu’on lui raconte successivement en parole et en musique, l’amour, la vieillesse et ce visage oublié.
« Tu comprends tout toi ? » souffle la femme-spectatrice à son mari. « Non… » répond-il penaud. Il faut dire que le spectacle est difficile à suivre quand chaque silence est ponctué par les toux hivernales de certains spectateurs. Ils se répondent, quinte après quinte et l’idée de sortir se calmer n’est pas au programme. Mieux vaut suçoter le bénéfique Ricola en toute discrétion…
Pour ces diverses raisons sonores, le spectacle ne laisse pas un souvenir comblé. On le sait, les didascalies de Beckett laissent très peu de place à la liberté dans la mise en scène. Elles sont globalement respectées dans ce spectacle. Mais, dans ce cadre, l’intérêt réside dans le fait de trouver le minuscule espace de liberté et de l’explorer. Ainsi, dans la mise en scène de Jemmett, le décor est similaire à celui que donne Beckett : une table à l’avant-scène sur laquelle sont posés un magnétophone et des bobines. Le metteur en scène explore l’espace de liberté en déterminant l’espace scénique comme une petite estrade posée sur la scène ordinaire du TKM. L’estrade tourne au début et à la fin du spectacle, elle est entrecoupée d’un rideau. Krapp est donc en coulisse, le public imaginaire est de l’autre côté de ce rideau, à l’opposé du vrai public, c’est vers cet opposé qu’il salue à la fin du spectacle. Certains projecteurs sont visibles sur la « vraie » scène (pour mettre en valeur leur importance), ils éclairent l’estrade.
Les pièces de Beckett ont souvent un double-sens : le propos interroge le sens de la vie comme il interroge le sens du spectacle. Par cette estrade, ce théâtre dans le théâtre, c’est ce que Dan Jemmett veut mettre en place. Krapp représente peut-être Beckett lui-même en coulisse, il se réécoute, met en doute, enregistre, avec cette question permanente : que raconter maintenant ? D’où l’importance de comprendre exactement tout ce qu’il dit et comment il le dit. Le joli petit décor tournant, le respect des didascalies et la gestuelle travaillée d’Omar Porras ne suffisent donc pas.
22 novembre 2017
Par Coralie Gil