Et jamais nous ne serons séparés
de Jon Fosse / mise en scène Andrea Novicov / Cie Angledange / du 12 au 21 janvier 2017 / Théâtre de La Grange de Dorigny / Critiques par Josefa Terribilini et Ivan Garcia.
12 janvier 2017
Les objets du désir
Avec Et jamais nous ne serons séparés, c’est une soirée « tout à fait ordinaire » que nous fait vivre la compagnie Angledange. Une femme qui s’ennuie et son mari adultère. C’est du moins ce qu’il semble… Simultanément présents sur la scène et pourtant si déconnectés, les personnages sont déroutants et les époques paraissent s’entrechoquer. Donnant vie avec agilité à cette tragi-comédie beckettienne de Jon Fosse, Andrea Novicov nous fait passer du gloussement au cafard dans l’indifférence rassurante des meubles d’un salon rose orangé.
En cette soirée de janvier, à la Grange de Dorigny, les spectateurs étaient invités au drame existentiel d’un salon très étroit et de ses trois locataires. Elle, lui, et une fille. Ils n’ont pas de noms. Avachis sur un canapé ou tournant mécaniquement en rond, ils répètent inlassablement quelques mots et quelques phases comme de petits automates plus ou moins remontés. Irrémédiablement seuls, ils ne paraissent jamais se voir, ou presque. Sont-ils vraiment dans la même pièce ? Est-ce la même année ? On hésite. Leurs quelques interactions sont déconcertantes. « – Il faut qu’il vienne maintenant. – Je suis là maintenant. – Il faut me répondre ». Ce qui est sûr, c’est que peu importe où et peu importe quand, les personnages ne font qu’une chose. Ils attendent.
Mais quoi ? Ça, personne ne le sait, nous explique-t-elle. Depuis nos sièges, nous autres voyeurs discernons tout de même une chose que tous semblent rechercher mais que Jon Fosse ne les laissera pas attraper : l’amour. Cet amour, il a disparu, « comme dans la mort ». Il ne semble pouvoir même jamais exister, car il se décompose lorsqu’on s’en saisit. À l’image de ce si beau verre que la femme admirait à la lumière et qu’elle brise délibérément, comme machinalement, au moment d’y verser du vin. « Peut-être qu’on pourra le recoller ? ». Absurde. Non, on ne pourra rien recoller du tout. Lorsque lui-même rentre enfin à la maison, leurs retrouvailles ne durent pas. Bien qu’elle soit heureuse de le serrer à nouveau dans ses bras, il suffit qu’il lui annonce que maintenant, il restera auprès d’elle, pour que l’attente recommence.
Alors, elle ne le voit plus. Le dossier du canapé remplace les épaules qu’elle massait quelques instants auparavant. Le téléphone devient l’oreille de son mari qu’elle appelle, qui est ici, pourtant, mais qui ne répond pas. Elle ne voit pas même la jeune fille en orange vif qu’il ramènera à la maison avant de s’affaler à nouveau sur le sofa vert bouteille. Réel adultère ou simple souvenir ? On ne saura jamais très bien. Elle, en tout cas, ne s’en préoccupe pas. Elle dit qu’elle a choisi. Qu’elle ne veut plus qu’il vienne. Dans son chignon serré et sa robe évasée, la femme en bleu essaie de se contenter de ses objets dans son salon des fifties.
Les objets, parlons-en. Ils sont peu sur le plateau, et pourtant ! On réalise rapidement qu’ils tiennent le premier rôle. Toujours présents, immobiles, rangés bien comme il faut. Le coussin jaune canari sur le canapé à gauche, la bouteille de vin blanc sur la table à droite, la lampe rouge à trois ampoules contre le mur pamplemousse… Ils sont rassurants, eux. On s’en sert et on leur donne sens. « Je suis un lien ! » s’exclame la femme. Mais on comprend vite que, sans eux, elle n’aurait aucun sens non plus. Au fur et à mesure que le spectacle avance, cette tragique vérité se dévoile et ravage tout. À travers ses mots à elle, on s’en rend compte : seule et sans amour, incrustée dans sa maison, elle est un objet parmi ses objets. Silence sur la scène. Comme pour appuyer encore le trait, l’énorme projecteur derrière les portes coulissantes du mur entrouvert strie le sol de lignes lumineuses. Il scanne le plateau comme un code-barres. Puis la petite musique de fond synthétique reprend, la femme se relève, l’attente continue.
Et nous ? La réponse ne se fait pas désirer. En tendant son verre de vin au spectateur devant elle, la femme nous inclut dans son drame, que la comédienne Nathalie Boulin sait malgré tout rendre léger par la formidable variété de tons qu’elle adopte dans ses monologues délirants. Alors elle nous sourit. « Je ne suis plus seule, tu es là, maintenant ». C’est vrai, nous aussi, assis sur nos sièges on attend ensemble, avec elle. Et c’est plus agréable comme ça.
12 janvier 2017
12 janvier 2017
Par Ivan Garcia
Inquiétantes solitudes
La solitude, nouveau mal du (XXIe) siècle ! Première pièce du Norvégien Jon Fosse, Et jamais nous ne serons séparés embarque le spectateur dans une tragédie psychologique sombre et angoissante. C’est à huis clos, dans une situation a priori banale, l’attente, qu’Andrea Novicov nous fait sentir à quel point la frontière entre réalité et imaginaire n’est pas si étanche et claire que cela.
Une femme d’environ quarante ans, visiblement névrosée, s’agite sur un confortable canapé vert. Toute vêtue de bleu dans son appartement branché, elle se plaint d’être seule, si seule. Elle attend son ami, qui est en retard. Agitée, triste et schizophrène, elle chahute et rit. Dans une ambiance d’inquiétante gaieté, elle se rassure en se disant qu’il arrivera et qu’elle est « belle, grande et forte ». Mais, très vite, la représentation bascule dans un minimalisme répétitif qui parfois devient même « minimalisme dépressif » pour reprendre l’expression éloquente, dans un autre contexte, de l’un des protagonistes d’Empire de Milo Rau. Entre les répétitions avec quelques variations, le temps de l’attente s’allonge. Plus la femme se répète et plus les spectateurs s’angoissent et s’interrogent. On a l’impression qu’elle est folle à force d’attendre son ami et d’imaginer qu’il est présent. Eclairage à l’appui, la pièce devient sombre.
Finalement, un homme, qui doit avoir dans la cinquantaine, apparaît. De touchantes retrouvailles entre amoureux ont alors lieu. Le bonheur semble revenu mais disparaît subitement. Le femme oublie la présence de son ami et poursuit son interminable attente. Celui-ci tente quelquefois de la raisonner mais finit par abandonner et sa femme et l’appartement, avant même le dîner, pour aller retrouver une jeune fille à l’extérieur. Il revient au salon accompagné de cette jeune fille, qui semble être sa maîtresse. Elle joue avec lui et lui montre à quel point il est seul. L’épouse semble ne pas réellement s’apercevoir de ces deux présences. Bien qu’elle caresse les cheveux de la maîtresse de son mari, elle semble plongée dans un monde imaginaire. Troublés, nous nous demandons si tous ces personnages coexistent au sein d’un même temps ou d’un même espace. Existent-ils ou ne sont-ils que des images mentales ? On se sent un peu perdus. Peut-être sommes-nous face à une projection de l’une de ces trois consciences. Si tel est le cas, alors laquelle ? Notre esprit s’assombrit en même temps que la pièce. L’angoisse monte et sur nos sièges, on attend de savoir.
C’est alors qu’on passe « de l’autre côté du miroir » : en arrière-scène, même table, mêmes chaises, mêmes couverts, seul le vin blanc est devenu vin rouge… Nos neurones s’entrechoquent : hallucinations ? Réalités alternatives ? Folie ? Notre imaginaire cogite tandis que le couple boit du vin et glose sur le retour de sa vie conjugale. Nous avons affaire à deux visions sombres de l’appartement. L’une, monde hypocrite où mari et femme dînent ensemble en pseudo-harmonie. L’autre, monde de ce qui semble être le réel, où la solitude des êtres règne en maître. Sur le moment – tout au moins on le pense – la femme et l’homme semblent exister, même s’ils sont un peu fous, dans cet appartement banal. Lorsque la maîtresse de maison brise un verre, est-ce notre miroir qui a volé en éclats ou seulement sa psyché qui tombe en morceaux ? Le verre brisé, la vision onirique l’est aussi. Spectraux, l’homme et la jeune fille finissent par s’en aller par où ils sont venus. Comme au début, seule la femme reste. Elle rit, s’adresse à vous et à moi. Elle souhaite boire. Elle partage un verre de vin avec moi et nous trinquons à la compagnie inventée dans la solitude. L’ivresse serait peut-être la clé de toute cette fantasmagorie. Y a-t-il eu un verre de trop ? Peu importe, finalement, puisque de cette solitude se dégage une multitude de mondes possibles.
12 janvier 2017
Par Ivan Garcia