En manque / création de Vincent Macaigne / Théâtre de Vidy / du 13 au 21 décembre 2016 / Plus d’Infos
« Pourquoi tout ce fracas ? ». La voix cristalline de la fillette résonne de son innocence au milieu d’un plateau désormais dévasté. Ce fracas, elle l’a vu mais elle ne le comprend pas, parce qu’il est difficile de comprendre. En manque est une anarchie à tous les niveaux, sous toutes ses formes. Détruire tout. Mais pourquoi ? Pour trouver de l’amour vivant, même s’il doit être violent, même s’il ne pourra peut-être jamais être libre. Se battre pour la vie : tel semble être le propos fort de cette performance choc qui ne professe rien et ravage tout, y compris nous.
D’abord, le froid. Nous qui espérions entrer nous mettre au chaud dans la salle, retrouver le confort de sièges rouges molletonnés et bien alignés, voilà que nous en sommes réduits à devoir suivre une femme en combinaison dorée qui hurle dans un mégaphone à travers bois. L’alerte est donnée : Vincent Macaigne ne nous laissera pas nous reposer sur notre statut de « spectateurs ». Les feuilles mortes crissent sous les pieds, deux spots portables aveuglent les regards, la buée sort des bouches transies. On ne se connaissait pas, on ne se reverra plus, mais on se rapproche alors pour avoir chaud. On se regarde aussi, pour se rassurer. Et je sais que les autres pensent comme moi : « on va rentrer, quand même, non ? ». C’est alors que l’actrice pointe du doigt ; elle désigne sa fondation. Mais que pointe-t-elle, au juste ? Le bâtiment derrière nous ? Ou nous-mêmes ? Elle mugit son envie impossible de sortir du cadre et de se révolter. Elle a tenté de construire quelque chose pour cela, même si ça ne change rien, ou presque. On ne sait pas vraiment de quoi elle parle, peut-être parce que c’est de nous qu’il s’agit. Dans cette performance qui renverse tout et tout le monde, le public ne semble plus être cet ensemble de personnes passives, diverties par des comédiens bien appliqués. Dans En manque, les spectateurs deviennent des créatures, regroupées, provoquées, forcées à agir et à s’offrir en représentation aux comédiens. Mais lorsqu’elles rentreront chez elles, rien n’aura changé, ou presque.
Tout s’enchaîne ensuite comme dans un cauchemar. On finit par pénétrer dans une salle, mais ce qui nous attend à l’intérieur n’a rien de confortable. La jolie petite exposition de tableaux sur murs blancs présentée sur le plateau ne restera pas jolie bien longtemps. Ça clignote, ça vibre, ça danse, ça gicle. Ça tape, surtout. Depuis nos sièges (ou depuis la scène, pour les plus affranchis qui auront osé descendre pour danser sur Gangnam Style), on assiste à l’amour-rage d’une anarchiste pour sa mère. Les tableaux sont arrachés, les néons tombent, l’eau coule du plafond, et la fille aux cheveux gris tabasse sa mère, aidée de son amoureuse grecque. Cette mère, c’était la femme en doré. Maintenant, elle est couverte de boue et elle refuse l’aide de son mari. Avec son amour-désespoir, il l’aime moins que ces jeunes qui l’ont battue. Alors elle reste debout, là, immobile au milieu de la scène. Sa mélancolie qui la ronge à l’intérieur comme un corps mort. Elle ne se réveillera que pour étrangler son enfant qu’elle a aimé et qui a gâché sa vie. Dans ce coup de gueule général, tout le monde apparemment en prend pour son grade. Nous aussi, témoins muets qui assistons à ces scènes enfumées entrecoupées de flashs éblouissants et de musique synthétique qui strie nos crânes et fait trembler nos poitrines.
La fin est une non fin. Rien n’est résolu, tout est sale, et tout devient noir en une fraction de seconde. Les applaudissements, eux, sont à l’image du public : divisés. Je me retourne : les dames du dernier rang froncent les sourcils. Elles n’applaudiront pas, ça non. De part et d’autre, quelques personnes debout et quelques sifflements. L’ovation, quoiqu’il en soit, sera de courte durée. Secoués, on sortira rapidement. Le lendemain, le réveil sera rendu difficile par une bizarre sensation de gueule de bois. Trop de bruit, c’était bien trop fort.