L’agression des néons

Par Jehanne Denogent

En manque / création de Vincent Macaigne / Théâtre de Vidy / du 13 au 21 décembre 2016 / Plus d’Infos

© Mathilda Olmi

Au Théâtre de Vidy, Vincent Macaigne nous parle du sentiment de manque, presque physique, lié à l’absence et à la mélancolie. Le corps du spectateur est lui aussi mis à rude épreuve par cette performance, qui laisse un sentiment de colère.

Sous la salle René Gonzales, dans la lumière froide des néons bleus, on nous distribue des boules Quies. Le présage est inquiétant. L’attente, dans la nuit, n’apaise pas le sentiment de malaise et de peur. Puis la porte de la salle s’ouvre, d’où jaillissent musique, basses, cris, une femme en costume doré, un homme visiblement éméché. Hurlant dans un mégaphone, la femme nous invite, semble-t-il, à la suivre à travers les bois. Ne m’attendant pas à être mise à contribution, je ne porte pas les bons souliers et mon sac me scie les épaules. Mais cela fait partie de l’aventure, l’aventure d’une performance qui confronte et éprouve le spectateur. A noter que l’expérience est réservée aux personnes valides.

Arrivée sur la pelouse, où nous attend notre guide dorée, je comprends que nous assistons au discours d’inauguration d’une fondation artistique. La communication terminée, on sert l’apéritif : quelques canettes de bières bon marché. La canette de bière pourrait être la boisson iconique de l’œuvre de Vincent Macaigne, dont les personnages sont bien souvent désillusionnés et fauchés. Acteur, en plus d’être réalisateur et metteur en scène, il a souvent incarné des rôles de loosers romantiques et magnifiques. Dans ses mises en scène aussi – par exemple Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer, créé en 2015 au Théâtre de Vidy – le minable devient beau, le beauf devient cool.

L’espace de la fondation, que nous découvrons en entrant dans la salle de théâtre, relève lui aussi de l’esthétique du médiocre. Eclairés par des néons surpuissants, les tableaux de grands maîtres italiens sont des photocopies, pâlies et gondolées. Les comédiens nous invitent à admirer les œuvres exposées sur le plateau. Mis à contribution (qu’on le veuille ou non) nous ne sommes plus des spectateurs passifs puisque nous incarnons les visiteurs de l’inauguration. La performance se veut ainsi participative, déplaçant le spectateur de son fauteuil.

Nous finissons malgré tout par nous asseoir, afin d’écouter le discours de Liza, la fille de la fondatrice.  Elogieux, il laisse pourtant rapidement deviner une relation difficile, tourmentée, presque œdipienne. A l’amour pour sa mère se joint la haine d’avoir été mise au monde. Une des scènes finales, sensationnelle et excessive comme toujours chez Macaigne, rejoue l’enfantement. La poche des eaux, une bâche tendue au-dessus du plateau, se rompt, laissant tomber le corps de Liza. Refusant d’exister, elle se couche sur sa mère, pour chercher à retourner dans la matrice. Si cette scène constitue probablement le moment d’apothéose, le fil de la performance est si difficile à suivre qu’elle apparaît comme incongrue et inopportune.

Plutôt qu’un discours construit, le théâtre de Macaigne, par sa démesure, veut exprimer la force incontrôlable de la « vitalité et du désir ». En manque ne cherche donc pas à toucher l’intellect du spectateur mais ses tripes.  Il l’éprouve physiquement, que ce soit par le volume indécent de la musique, les basses sismiques (je n’ai jamais senti le sol vibrer aussi fort !), la fumée aveuglante, etc. Le corps du spectateur est impliqué mais il n’a pas le choix. Il subit. Cela est encore plus manifeste lorsque dix figurants, cachés dans la salle, bondissent de leur siège afin d’essayer de traîner les spectateurs sur scène pour danser. A part quelques courageux, la plupart d’entre eux rechignent. Car en réalité la performance n’inclut pas réellement le public : elle s’impose, à la fois arrogante et prétentieuse. Agressée par les décibels, les cris et la violence du langage, j’ai eu hier l’impression qu’on me manquait de respect en tant que spectatrice.