L’Histoire du soldat
De Charles-Ferdinand Ramuz / musique d’Igor Stravinsky / par le Teatro Malandro / mise en scène Omar Porras / Théâtre Le Reflet (Vevey) / du 7 au 8 novembre 2015 / Critiques par Emilie Roch et Camille Logoz.
7 novembre 2015
Par Emilie Roch
Explosive et poétique descente aux enfers
A l’occasion de ses 25 ans, le Teatro Malandro, compagnie fondée par Omar Porras, s’invite dans les salles de Suisse romande et de France pour rejouer son interprétation exceptionnelle de L’Histoire du soldat, créée en 2003 au Théâtre Am Stram Gram à Genève. La scénographie haute en couleurs des frères Porras offre une deuxième et vigoureuse jeunesse à cette pièce musico-théâtrale, née de la complicité entre Ramuz et Stravinsky en 1918.
« Entre Denges et Denezy, un soldat qui rentre chez lui… Quinze jours de congé qu’il a, marche depuis longtemps déjà », scande le Narrateur de L’Histoire du soldat (Philippe Gouin), virevoltant, canne de dandy en main, masqué comme tous les autres personnages. Derrière un voile orange, son ombre se découpe à côté de celle de Joseph (Joan Mompart), un jeune soldat naïf sur le chemin du retour à la maison. Celui-ci marche en rythme, comme un petit soldat mécanique, sur l’air joué par l’Ensemble Contrechamps, orchestre de sept musiciens dirigé par Benoît Willmann. Arrivé dans une forêt fluorescente peuplée de papillons lumineux, le soldat y fait la rencontre fatale de l’excentrique Diable (Omar Porras), avec qui il accepte d’échanger son violon contre un livre qui le fera devenir riche. Richissime même, mais ô combien malheureux et esseulé : « je suis mort parmi les vivants », se désespère-t-il, avachi dans un fauteuil à oreilles rose et doré. Son âme, symbolisée par le violon, est désormais prisonnière des griffes du Diable dont il est devenu le jouet. Lors d’une partie de cartes bien arrosée, le soldat réussit à récupérer son précieux bien, ce qui lui permet de tirer la Princesse (Maëlla Jan) de son lit de malade et de conquérir son amour. Sourd aux recommandations du prêtre (Alexandre Ethève), le soldat ne sait se contenter de ce qu’il a et franchit les limites du palais, au-delà desquelles le Diable lui tend une embuscade dont il ne peut s’échapper.
L’Histoire du soldat revisitée par Omar Porras offre une heure intense de ravissement visuel et auditif à son public. Une immersion dans un monde merveilleux, peuplé de personnages fabuleux, dont chaque mouvement est une danse, et où se multiplient les décors et les effets spéciaux, tous ingénieux, surprenants et esthétiques. Malgré la fatalité de l’engrenage qui happe le soldat, le ton du spectacle reste toujours léger, drôle, et le rythme narratif très enlevé. Le personnage du Diable en particulier est source de rire par les différents visages qu’il aborde à chacune de ses explosives apparitions : tour à tour général autoritaire criblé de médailles et faisant claquer sa cravache sur les fesses du soldat, grand-mère espiègle en bas résilles ou encore parrain de la mafia en costard et lunettes à soleil rondes. Beauté, drôlerie et prouesse technique, tous les éléments sont réunis pour séduire un public de tout âge. La mise en scène d’Omar Porras autorise au spectateur ce que la morale de l’histoire refuse au soldat : « Il ne faut pas vouloir ajouter à ce qu’on a ce qu’on avait, on ne peut pas être à la fois qui on est et qui on était », écrivait Ramuz au sortir de la Première Guerre mondiale. En 2015, on ressort de la salle où s’est jouée L’Histoire du soldat par le Teatro Malandro guilleret et insouciant, comme au temps de notre enfance après une sortie au cirque ou à un spectacle d’ombres chinoises. Avec pour seule frustration que le spectacle soit déjà fini.
7 novembre 2015
Par Emilie Roch
7 novembre 2015
Par Camille Logoz
Carnaval militaire
Omar Porras et sa troupe Teatro Malandro reprennent à leur sauce L’Histoire du soldat de C.-F. Ramuz et Igor Stravinski, en l’assaisonnant des éléments qui font depuis toujours le succès de leur théâtre festif et claironnant : masques, mimes et confettis.
Le Diable fait sursauter à chacune de ses entrées, apparaissant dans une explosion sonore, un embrasement et un nuage de fumée. Le décor, fluorescent quand la lumière s’éteint, met à mal l’équilibre des proportions, faisant se confondre plans droits et inclinés. À cela s’ajoutent les ombres chinoises qui prennent le relais des acteurs sur le devant de la scène, contribuant au jeu troublant des échelles de grandeur. Ce dispositif artificier plus qu’artificiel, déroutant si l’on n’est pas familier du Teatro Malandro, annonce un spectacle où en surface, tout est destiné à aller de travers – mais qui pourtant file droit. On retrouve également avec bonheur les masques de Fredy Porras, caractéristiques bien connues de la troupe. Ils sont faits comme les costumes : hauts en couleurs, fantasques, on les dirait récupérés et rapiécés, produisant des personnages aux allures de marionnettes, sans conscience propre et bricolés de toutes pièces.
La pièce, écrite en 1917 et montée par Porras pour la première fois en 2003, raconte l’histoire d’un soldat en permission qui se laisse imprudemment piéger par le Diable. Rejeté par les siens, mais riche à n’en plus pouvoir, il trouve finalement le moyen de le tromper à son tour et épouse la princesse d’un royaume d’où il ne peut sortir sous peine de retomber dans les griffes du Diable. Tenté par l’idée de revoir sa famille, le soldat ne saura résister. Cette histoire est racontée par la figure du Lecteur, presque toujours présente sur scène, qui cède régulièrement la parole aux personnages, voire parfois interagit avec eux.
L’une des particularités de L’Histoire du soldat réside dans la partition contenue au même titre que le texte dans le livret de la pièce. C’est dire que la musique tient un rôle prédominant dans le spectacle, comme le souligne l’adaptation de Porras qui inclut les membres de l’orchestre comme acteurs le temps d’une scène. La musicalité est également très présente dans le flux des comédiens, qui scandent leurs répliques de façon très rythmée, imitant presque la diction des voix d’un dessin animé. Cette langue très théâtrale accompagne le jeu saccadé et pantomime des acteurs, qui renvoient l’image de pantins dansant sur commande. Mais qui tire sur les fils ? La musique imposant le rythme, le Diable toujours présent en filigrane, ou… le Lecteur ?
Car s’il s’agit déjà d’une figure particulière dans le texte de Ramuz, pas tout à fait personnage et pourtant interne au texte, Omar Porras exacerbe son statut d’embrayeur de la narration : le Lecteur, par qui la parole circule, se pose en maître de l’histoire en cours, tout en en étant partie prenante. Incarné par Philippe Gouin, il ne cache pas le contrôle qu’il exerce sur l’histoire en déroulement, paraissant pressé de la terminer, montrant de l’agacement lorsqu’il répète un refrain (« Entre Denges et Denezy… Un soldat rentre chez lui… A marché, a beaucoup marché ! »), ôtant les mots de la bouche des personnages, leur donnant même les clés de l’intrigue lorsqu’il s’agit de la sortir d’une impasse. Une figure qui fait donc marcher au pas spectateurs et personnages, dans un simulacre de parade militaire au son de l’ensemble Contrechamps. Ce qui livre un spectacle carnavalesque, hanté par la présence farcesque du Diable mais adouci par la naïveté touchante du soldat.
7 novembre 2015
Par Camille Logoz