Je suis Antigone
De Ella / par la compagnie Lunatik / mise en scène Jean-Luc Borgeat et Elphie Pambu / Petithéâtre / du 5 au 15 novembre 2015 / Critiques par Suzanne Crettex et Josefa Terribilini.
5 novembre 2015
Par Suzanne Crettex
Antigone, post-scriptum
Nous qui croyions en être quittes avec la petite Antigone, morte dans son tombeau avec Hémon à ses pieds, laissant Créon seul à attendre la mort dans son palais comme un tyran ; nous avions tort. Désormais, c’est aux Enfers que la fille d’Œdipe cherche le repos, et qu’elle revit avec Créon une dernière et éternelle confrontation.
Après Vêtir ceux qui sont nus de Luigi Pirandello, Jean-Luc Borgeat revient sur la scène du Petithéâtre de Sion avec la compagnie Lunatik. Il nous présente avec Elphie Pambu la création Je suis Antigone, et pose à nouveau l’éternelle question de la liberté et de la justice. Mais quand Jean Anouilh reliait implicitement son Antigone à une certaine année maudite de 1944, dans un Paris occupé par les Allemands, celle de Jean-Luc Borgeat devient la victime d’une dictature moderne. Point de références précises, mais quand Créon mordille son BIC, répond au téléphone, qu’Etéocle et Polynice ont « déserté » l’armée, on devine que l’ancrage a changé. Même si les questions, par leur charge existentielle, restent universelles et conservent du mythe la densité première.
Il aurait été tentant de faire d’Antigone une courageuse jeune Syrienne ou Palestinienne, victime de l’EI ou du terrorisme, ou même un symbole vivant de Charlie Hebdo – et on pouvait le craindre. Mais la mise en scène, épurée et minimaliste, évite ce genre de piège, qui aurait réduit le mythe à un événement historique. Le sublime est conservé, Antigone reste elle-même et nous tous à la fois, nous obligeant à nous poser des questions sur ce que nous aurions fait, nous, à sa place.
Le texte, écrit tout exprès pour ce spectacle, propose donc de réinvestir par les mots et depuis les Enfers l’histoire d’Antigone. Même si « tout le monde y va de son avis », que leur histoire est « livrée en pâture » à tous, lue dans toutes les classes, qu’on en a fait des pièces de théâtre, des films, des romans, les personnages de la famille maudite des Labdacides, errant aux Enfers, doivent revivre au passé leurs propres actions. Qu’ont-ils fait ? Auraient-ils vécu autrement, si tout était à recommencer ? N’y a-t-il pas une possibilité de se comprendre, une ultime fois ?
On y croit, à cette résolution possible, au moment où la conscience de Créon, figurée par les traits du comédien projetés sur un écran, reproche aux hommes de ne pas voir la réalité et de se croire « hors d’atteinte ». Encore une fois quand Antigone, assise à ses côtés, raconte un souvenir, du temps où elle avait juste huit ans : « Un soir, tu m’as prise par la main pour voir cette pièce de théâtre. Quand nous sommes rentrés, tu m’as appris ce qu’était la liberté ». On s’y accroche encore quand le souvenir de l’enfance redevient le lieu des possibles, l’endroit où Antigone et Créon marchaient encore main dans la main, comme un oncle et sa nièce adorée, au temps où Créon était cet homme épris de littérature, « pas fait pour le pouvoir ».
Mais, et c’est là que le bât blesse, les mots ne servent de rien puisqu’ils sont dits au passé. La tragédie continue : Antigone et Créon n’accèderont jamais au repos. Deux victimes du devoir et de la liberté, parce que vus sans concession ; le cycle infernal à jamais recommencé, c’est le prix à payer pour garder la profondeur tragique du mythe – « L’histoire ne changera pas, même si je te la raconte une millième fois. »
Au terme de la représentation, quand les lumières se sont rallumées, on quitte volontiers les profondeurs des Enfers, prolongeant en nous les échos de la confrontation du roi et de sa nièce. L’excellent jeu des acteurs nous a permis de prendre conscience des parts de Créon et d’Antigone qui sommeillent en nous. Le procédé de catharsis – ou « purgation des passions » – tel que défini par Aristote comme but de la tragédie semble donc atteint, et excuse ainsi les quelques maladresses de ton que nous aurions pu reprocher à un texte se voulant par moments un peu trop « contemporain ».
5 novembre 2015
Par Suzanne Crettex
5 novembre 2015
L’enfer c’est les nôtres
Créon et Antigone se retrouvent dans les Enfers pour reprendre et peut-être achever leur confrontation acharnée. Deux figures, deux paroles animées par des logiques qui leur sont propres, revisitées sur un pied d’égalité. Dans un non-lieu et un non-temps, dans une froideur feutrée, c’est avec une remarquable finesse que la compagnie Lunatik réétudie un mythe où Justice, Devoir et Famille sont autant de notions qui s’entrechoquent et se troublent.
Le règlement de compte d’Antigone et de son oncle Créon dans un entre-deux atemporel et transitoire : voilà la suite de l’histoire telle que l’imagine le spectacle. Le face-à-face de ces deux vengeurs est annoncé, mais d’abord, il faut qu’ils aident Eurydice, femme de Créon et victime malheureuse du conflit entre son mari et sa nièce, à retrouver la paix. Elle y parviendra, et montera l’escalier en colimaçon pour disparaître dans l’au-delà, auprès des siens. Alors Créon et Antigone seront seuls, et leur dialogue, pur, vrai, exorcisant, pourra enfin entrer en action.
Ce dialogue, c’est dans un petit caveau en pierres grises et froides qu’il résonne ; une étroite scène en contrebas est enrobée de longs rideaux blancs, devant lesquels pendent des lambeaux de tissu sombre. Ce sont les liens maudits qui retiennent les âmes errantes. A gauche de la scène, sur un petit promontoire, le régisseur endosse le rôle du coryphée conteur. Son slam scande la pièce. Les syllabes rythmiques qu’il déclame s’arrêtent en l’air, comme suspendues dans ce vide empli de hargne. Puis, lentement, elles retombent alors que les comédiens reprennent la parole qu’ils avaient rendue pour quelques instants.
On se souvient de Sophocle et de son Antigone, fille d’Œdipe, qui avait osé braver le pouvoir de son oncle Créon, en enterrant son frère Polynice, déclaré traître à sa patrie. Elle en avait assumé les ultimes conséquences, héroïne martyre prête à mourir pour ses convictions et encensée par la tradition. Mais cette fois-ci, la tradition se trouvera bousculée. Antigone ne sera pas l’héroïne sans tache, et Créon ne sera pas le dictateur sanguinaire et sans scrupule. Les enjeux de chacun, leurs réflexions et les tensions qui les animent sont présentés sous un jour nouveau, plus complexe, plus humain. A la fois tyrans et tyrannisés, victimes et bourreaux, égoïstes et dévoués, Créon et Antigone confrontent les idées ou les contraintes qui les ont conduits à provoquer la mort de ceux qu’ils aimaient, et qui les poursuivent encore.
Bien sûr, on pense à aujourd’hui. Au fanatisme qui conduit des groupes à ravager un monde pour des idées qu’ils croient justes, au « Je suis Charlie » qui retentit dans les rues lorsque le peuple manifeste, aux fines manœuvres politiques de personnages publics, habiles manipulateurs de la sur-médiatisation. On pense à tout cela, parce que la pièce nous le rappelle sans cesse. Dans sa modernité, elle revisite un mythe qui lui-même commente notre époque. Antigone ne mourra donc jamais tout à fait.
Je suis Antigone est un texte original, fruit d’une réflexion de plusieurs années d’Elphie Pambu, qui propose à Jean-Luc Borgeat la co-mise en scène du spectacle ainsi que le rôle de Créon qu’il habite avec virtuosité. Chaque mot est ici pesé, pensé, prononcé avec force et justesse, si bien qu’on pourrait presque ne faire qu’écouter ces voix de morts, plus vivaces que jamais. Mais on passerait alors à côté de l’inventivité visuelle de la pièce, car quand la vidéo de Créon s’adressant à Antigone, placée en avant-scène, est projetée sur les rideaux blancs à l’arrière-scène, les arts se confondent et nous emportent avec eux loin de nos repères. Ces repères, on les retrouvera avec peine une fois le rideau tombé. C’est perplexes, ébranlés et pensifs que l’on remontera à l’air libre et que l’on retournera parmi les vivants.
5 novembre 2015