Les brumes du soi et de l’Histoire

par Nicolas Joray

Les Ogres / de Anna Van Brée / du 29 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos

Y penser sans cesse / de Marie Ndiaye / mise en scène Nalini Selvadorey / 29 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos

Les Ogres, © Théâtre des Osses
Les Ogres, © Théâtre des Osses

Vendredi soir : voici venue la seconde salve de spectacles en ce dernier week-end du Printemps Des Compagnies. Parmi ceux-ci, tant Les Ogres de Anna Van Brée que Y penser sans cesse mis en scène par Nalini Selvadorey tentent une rencontre entre un soi et un moment de l’Histoire. Pour le premier, la Seconde Guerre Mondiale ; « les fantômes de Berlin » pour l’autre.

Par deux fois, la vision des spectateurs est troublée. Dans Les Ogres, une toile tendue à moitié transparente sépare le public du plateau aux multiples objets : un chalet miniature illuminé, des chandelles éteintes puis allumées, un sapin de Noël, des photos de famille notamment. Dans Y penser sans cesse, de la fumée jaillit d’une machine. Elle brouille un instant les regards du public de l’Atelier de construction du Théâtre des Osses. Comme dans un rêve, le regard est embrumé. L’assistance est confrontée par deux fois à un personnage au visage barbouillé de noir. Dans le premier cas, représente-t-il un individu victime de la colonisation belge, évoquée dans le texte ? Ou la « nounou malienne » de la nièce de la narratrice, abattue en pleine rue d’Anvers par un extrémiste de droite ? Dans le spectacle de Nalini Selvadorey, qui est ce personnage masqué qui se fait l’écho de questionnements d’un enfant ou compare les mots à des bouts de viande trop gros ? Comme dans un rêve, les identités sont fluctuantes. Des micros et haut-parleurs amplifient les paroles par deux fois. Ici et là, les voix des protagonistes se conjuguent aux enregistrements, voire au texte qui défile sur un écran pour Y penser sans cesse. Comme dans un rêve, des litanies.

Comment résumer les thématiques abordées dans ces spectacles, si ce n’est par le fragment ? Les Ogres conjugue notamment le passé familial au futur, l’histoire de soi à la guerre et au colonialisme, le rapport à ses proches aux discours sur le rôle des pères et autres incursions risquées dans les différence de genre (« maintenant que les hommes suivent, les femmes commencent »), le passé belge de la narratrice à son présent suisse. De son côté, Y penser sans cesse travaille entre autres les rapports entre enfants et parents, les souvenirs d’une ville (Berlin), le côtoiement des langues (allemand et français).

Parmi les différences entres les deux projets, la scénographie. Si Les Ogres respecte la séparation conventionnelle entre la scène et la salle, le spectacle conceptualisé par Nalini Selvadorey s’attache à briser cette frontière : les spectateurs prennent place de façon désordonnée dans un espace entouré de projecteurs ; ils sont également amenés à se déplacer, voire à s’asseoir, selon les endroits où se déroulent les scènes. C’est la force de cette proposition. Car la faiblesse de ces deux spectacles réside aussi dans le fait qu’il s’avère parfois ardu d’interpréter clairement ce qui est donné à voir ou à entendre. De la même manière qu’il est également difficile de donner sens à un rêve (certains vont d’ailleurs jusqu’à payer cher pour tenter l’expérience). Et quitte à faire le deuil d’une compréhension totale, autant se trouver à l’intérieur de l’espace mystique plutôt que de l’autre côté de la toile. Dans l’esprit des rêveurs plutôt que dans l’espace des réveillés. Quoi qu’il en soit, les plus férus de propositions expérimentales apprécieront certainement les suspensions de sens proposées au Théâtre des Osses. Et se feront, pour un temps, les psychanalystes attentifs de ces spectacles déroutants.