Festival Le Printemps des compagnies
Le Printemps des compagnies / du 22 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Fribourg) / Critiques par Nicolas Joray, Jonathan Hofer et Deborah Strebel.
22 mai 2015
Par Nicolas Joray
Ouvertures livresques (Ma Solange, comment t’écrire mon désastre et L’Interrogatoire)
Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux (épisode 1) / de Noëlle Renaude / mise en scène François Gremaud / du 22 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
L’Interrogatoire / de Jacques Chessex / mise en scène Laurent Gachoud / du 22 au 24 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Place à « la création d’aujourd’hui » au Théâtre des Osses ! Sur les planches du centre dramatique fribourgeois, des livres : objets emblématiques de deux des spectacles donnant le coup d’envoi à cette première édition du Printemps Des Compagnies. D’un côté, quatre comédiennes se font les porte-voix modulables d’un ouvrage de Noëlle Renaude – présente par ailleurs dans la salle. De l’autre résonnent les propos d’un illustre absent, Jacques Chessex, incarnés pour le coup par un duo.
Chacune des actrices du premier épisode de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux possède un exemplaire du texte de la dramaturge, écrit de 1994 à 1998. De chacun des quatre livres dépasse une couronne de post-its roses, verts, bleus. C’est que les comédiennes piochent dans cette pièce-fleuve (un « feuilleton théâtral » de plus de 350 pages !) pour en faire jaillir des fragments. Le projet ? Donner à entendre en six épisodes « la petite musique de nos vies (elles aussi fragmentées) ». Entre le public et les quatre femmes, une table parsemée de multiples objets : quelques figurines Playmobil représentant une poignée de personnages de cette épopée (il y en aurait « deux mille » en tout) ; des clochettes et une radio, un métronome et un piano dont s’emparent les comédiennes pour produire la bande-son ; un chien noir en peluche à la tête qui dodeline ou un chalet miniature qui s’anime. Les variations des voix et les objets insolites enrichissent les multiples histoires qui se déploient.
Une heure à flâner entre 19h30 et 20h30, puis retour au théâtre pour L’Interrogatoire. Ici aussi, une table. Des livres, à nouveau. Cette fois, ils sont très nombreux : serait-ce l’œuvre intégrale de Chessex ? Ordonnés d’abord sagement sur cette table, les ouvrages sont bousculés à mesure que les thèmes (sexe, suicide, alcool, jalousie) sont abordés. Le décor (des rouleaux de papier blanc déroulés du plafond au sol) est déchiré alors que l’« interrogateur » se mue en « inquisiteur ». Au fil du texte, la sainteté revendiquée fait place au vice avoué. Afin de « montrer l’homme derrière l’écrivain », Laurent Gachoud a choisi de camper le personnage du célèbre auteur suisse en proie à ses propres interrogations dans deux corps, ceux de Nora Steinig et de Laurent Sandoz. Jacques Chessex semble ainsi expérimenter un cache-cache avec lui même : les questions sont tantôt esquivées, les silhouettes parfois dissimulées. Une interrogation restera : certaines propositions de mise en scène ne sont-elles pas trop timides ? Une cuvette de toilettes dans laquelle est renversée une bouteille d’alcool ne fait-elle pas écho de manière un peu légère aux pratiques sexuelles du poète ? Une robe à moitié entrouverte suffit-elle à rendre compte des ébats que décrivent les voix ?
Les chants à caractère religieux, présents dans les deux spectacles, cristallisent à merveille le traitement différent du rapport au spectateur proposé par ces deux projets Dans L’Interrogatoire, le public fera rapidement sens de ces morceaux de musique : ceux-ci sont en effet une déclinaison parmi d’autres de la thématique du sacré, présente tant dans le texte (questionnements explicites du personnage à propos de ses influences protestantes) que dans les choix de mise en scène (proposition de parsemer l’espace de lumières en douche faisant écho à une forme de verticalité du divin). Confortable et agréable, le siège du spectateur. Mais comment faire sens des chants d’église polyphoniques brillamment exécutés par les protagonistes de Ma Solange, alors que le thème n’est ici pas explicité ? Il semblerait que ce soit le fait que ces chants reviennent qui justifie leur existence. De manière générale, on est d’abord noyé dans des histoires disparates et sans liens apparents. Ensuite, on repère des constantes – post-its pour spectateurs : les aventures de Bernadette Fouineau sont toujours couplées avec le son du métronome ; les bruits d’un restaurant sans cesse reproduits à l’aide de tintements de crayons contre les verres ; le récit d’une personne âgée qui a « encore toute sa tête » est cependant toujours identique. La répétition est un gage, fragile peut-être, de signification. L’équilibre de la place du spectateur est ici plus précaire, car les liens sont à construire en permanence. En témoigne le jeu comique avec l’éternuement d’un membre du public, improvisé avec brio par Valérie Liengme alors que son propre personnage éternuait. Répétition toujours.
Si L’Interrogatoire nous tend la main, c’est à nous d’aller chercher les significations de Ma Solange. Selon sa sensibilité, on regrettera un soupçon de timidité ou l’on saluera la limpidité d’un côté. De l’autre, on blâmera un brin d’opacité ou l’on applaudira la témérité. Quoi qu’il en soit, on s’inclinera devant des projets aboutis dont les bibles, les voix et les corps nourriront pour sûr l’assistance d’une manière ou d’une autre. Le Printemps des Compagnies, c’est parti !
22 mai 2015
Par Nicolas Joray
22 mai 2015
Par Nicolas Joray
Éclairés jusqu’aux Osses (Le jour où j’ai tué un chat , Ma Solange, comment t’écrire mon désastre et Zazous Zaz)
Le jour où j’ai tué un chat / de Laetitia Barras / du 22 au 24 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux (épisode 3) / de Noëlle Renaude / mise en scène François Gremaud / du 22 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Zazous Zaz / de Maud Heinzer, Jonas Marmy et Fabienne Barras / du 22 au 24 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Restobar, Studio, Atelier de construction : le festival qui se tient au Théâtre des Osses se targue d’investir « tous les lieux possibles » du centre dramatique fribourgeois. En ce dimanche, les lieux semblent programmatiques des spectacles qui s’y déroulent. Au menu : spectacle musical divertissant, épisode hilarant, agencement de listes épatant.
Lumière tamisée. Il est vingt-trois heures vingt et la soirée touche à sa fin dans le foyer du théâtre qui a revêtu pendant plus d’une heure des allures de music-hall. Zazous Zaz proposait un plongeon historique dans l’univers des zazous, un type qui s’est répandu, apprend-on, aux alentours des années 1940. Ses caractéristiques ? Un attrait pour ce qui swingue. Pour le jazz. Une propension à faire la fête – revendiquée comme « acte de résistance ». Le parti pris de la mise en scène est celui de la reconstitution historique : costumes de l’époque (jupes et pantalon bariolés, costards et cravates) ; chansons entraînantes, de l’époque encore (de Cab Calloway à Boris Vian en passant par Marie Bizet) ; journaux, de l’époque toujours. On salue la cohérence aboutie de ce projet – de même que la généreuse énergie des trois jeunes acteurs-chanteurs, même si on peut se demander si un tel parti pris parlera aux plus jeunes spectateurs, qui n’auraient par exemple pas les chansons en tête. De manière générale, ceux qui cherchent dans le théâtre questionnements et références issues du monde d’aujourd’hui resteront sur leur faim ; les autres savoureront sans doute la charmante nostalgie de Zazous Zaz.
Quelques heures auparavant, perché dans les hauteurs du Studio, on continuait de scruter des fragments d’existences à travers le troisième volet de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux. Les nouveaux venus à bord de cette barque aux allures de feuilleton théâtral ont pu s’immerger dans une banalité drôle, celle des multiples personnages de cette épopée du quotidien. Pour reprendre une formule du texte de Noëlle Renaude : « je regarde le monde me passer devant ». Ceux qui suivent de manière plus assidue ce feuilleton voient leur regard s’enrichir de leurs références passées qui ressurgissent – c’est aussi l’intérêt d’une telle proposition artistique : on retrouve une femme ployant sous ses propres plaintes, délicieusement interprétée par Anne-Marie Yerly ; un autre personnage joué par Stefania Pinnelli continue d’accrocher sur un mur des photos de personnes décédées. Mais les nouveautés sont d’autant plus appréciées qu’elles apportent au feuilleton une certaine fraîcheur : les coups de poing sur la table d’un protagoniste incarné par Heidi Kipfer font sursauter de manière hilarante les autres personnages ; le spectacle est volontairement retardé par les bruitages en coulisses d’un homme de chantier en combinaison orange interprété par Anne-Marie Yerly affublée d’une moustache, vision cocasse s’il en est.
Ce chantier de l’ordinaire était précédé d’une usine poétique. En effet, le coup d’envoi fracassant de cette soirée théâtrale a été donné par le spectacle écrit et mis en scène par Laetitia Barras. C’est dans l’Atelier de construction du théâtre, improvisé pour le coup en salle de spectacle, que s’est déployé Le jour où j’ai tué un chat, une mécanique humaine bien huilée. Faisant écho aux tournevis et autres perceuses bordant le lieu, les quatre acteurs se transforment en machine à brasser journaux et mots. Place à une esthétique de la liste ! « En général, je passe assez vite d’un article à un autre quand je lis le journal », affirme un personnage. Le public, lui, est contraint de passer assez vite d’une réplique à une autre : on nous parle de faire l’amour, puis de ne pas aimer la langue de bœuf ; on passe de l’automédication à l’ingurgitation d’antidouleurs, des paires de claques aux paires de chaussures. Les fils d’actualité de Facebook, Twitter et autres réseaux sociaux ne semblent pas si loin. « Est-ce qu’un jour on aura écrit tous les mots ? » En épuisant le quotidien, la Compagnie Überrunter le sublime. C’est que de l’amoncellement surgit parfois le lyrisme. En témoigne un final verbal frissonnant couplé à un morceau classique solennel : « j’aime l’odeur du café le matin », « j’aime répéter un mot jusqu’à ce qu’il n’ait plus de sens », « j’aime l’odeur de l’herbe fraîchement coupée ». L’un des personnages déclarait que l’art contemporain le laissait parfois perplexe. Cette forme de théâtre contemporain laissera, elle, admiratif.
En somme, l’obscurité n’est pas venue à bout des spectateurs de cette troisième soirée du Printemps Des Compagnies. Les quelques spots braqués sur le public du troisième volet de Ma Solange transformaient à nouveau celui-ci en acteur éclairé. Et alors que les ombres des visages des spectateurs de Zazous Zaz vacillaient sous l’effet des bougies, l’assistance de Le jour où j’ai tué un chat baignait dans une resplendissante lumière diurne.
22 mai 2015
Par Nicolas Joray
22 mai 2015
Par Jonathan Hofer
Quand Chessex subit l’interrogatoire (L’Interrogatoire)
L’Interrogatoire / de Jacques Chessex / Mise en scène Laurent Gachoud / du 22 au 24 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Les lumières s’éteignent, l’Ogre raisonne et résonne. Pendant près d’une heure et demi, la confrontation fait rage, elle bouscule, elle chamboule. Le décor se déchire. Laisse place à la nudité, au rire, à la haine, au vide.
La voix profonde séduit tout de suite. Le physique, d’une ressemblance frappante avec celui de l’auteur, impressionne par sa prestance. Dans une salle peu éclairée, la voix soliloque. Le spectateur reconnaît les thèmes « chesseiens » familiers : religion, écriture, sexualité, … Soudain, en contraste total avec cette première figure, une jeune femme gracieuse (l’interrogateur) intervient. Elle remet en question, creuse, cherche à savoir les fondements de la pensée, brise le cadre bien installé, se moque de tout … L’Interrogatoire, c’est la confrontation entre un Chessex auto-fictif et son alter ego, ici féminin, bien décidée à chambouler la sérénité du plateau.
Dans cette interprétation, créée l’année dernière par la Compagnie de l’Oranger, le public assiste à une partie de cache-cache entre les deux personnages. Chacun prend tantôt le rôle du tortionnaire, tantôt le rôle du supplicié. Ils se cherchent, s’évitent et se mêlent parfois dans une sensualité aussi touchante par sa simplicité que perturbante par son ambiguïté quasi incestueuse. La prestation ne comporte pas d’« Ogre ». Le personnage de Chessex, souvent tourné en ridicule par sa part féminine, n’arrive pas à maintenir une position ferme.
Saluons le travail sur les lumières réalisé pour le spectacle. Les jeux et le dynamisme qu’elles créent dirigent le spectateur, le transportent d’un coin à l’autre de la scène. Certaines fois fixes, certaines fois en mouvement, lueur d’une simple ampoule ou projecteur aveuglant dirigé vers le public, elles fascinent par la diversité de leurs emplois. En accompagnement, la musique charme le spectateur, elle aussi à travers des registres différents, sensuelle ou matraquante. La prestation joue sur une panoplie de registres et de rythmes : l’ambiance transporte.
Quelques interrogations, déceptions peut-être, demeurent. Comme toujours chez Chessex, la sexualité joue un rôle dominant. L’écrivain romand prend d’ailleurs plaisir à décrire de quelle façon le sexe féminin, les lèvres et leur sillon en particulier, le passionnent. Dans une scène d’une splendeur et d’une sensualité inouïes, l’interrogateur se fait déshabiller par le personnage de Chessex, un air de guitare planant dans l’air, il la caresse de ses mains, sans jamais la toucher réellement, mais tout finit par s’écraser dans un paroxysme étrange. Est-il pertinent d’illustrer les fantasmes si crûment décrits par l’auteur à travers une cuillère de marmelade sur un dos nu ? Si le rapprochement entre nourriture et désir charnel est pertinent, le geste appliqué semble quelque peu timide. Pourquoi ne pas répandre cette confiture, la lécher ? Dévorer ce corps féminin qui semble si affamant, si irrésistiblement attirant ? En somme : une ambiance prenante et un spectacle qui aurait pu convaincre, si la folie du geste avait servi la folie du texte. resplendissante lumière diurne.
22 mai 2015
Par Jonathan Hofer
29 mai 2015
Par Nicolas Joray
Les brumes du soi et de l’Histoire (Les Ogres et Y penser sans cesse)
Les Ogres / de Anna Van Brée / du 29 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Y penser sans cesse / de Marie Ndiaye / mise en scène Nalini Selvadorey / 29 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Vendredi soir : voici venue la seconde salve de spectacles en ce dernier week-end du Printemps Des Compagnies. Parmi ceux-ci, tant Les Ogres de Anna Van Brée que Y penser sans cesse mis en scène par Nalini Selvadorey tentent une rencontre entre un soi et un moment de l’Histoire. Pour le premier, la Seconde Guerre Mondiale ; « les fantômes de Berlin » pour l’autre.
Par deux fois, la vision des spectateurs est troublée. Dans Les Ogres, une toile tendue à moitié transparente sépare le public du plateau aux multiples objets : un chalet miniature illuminé, des chandelles éteintes puis allumées, un sapin de Noël, des photos de famille notamment. Dans Y penser sans cesse, de la fumée jaillit d’une machine. Elle brouille un instant les regards du public de l’Atelier de construction du Théâtre des Osses. Comme dans un rêve, le regard est embrumé. L’assistance est confrontée par deux fois à un personnage au visage barbouillé de noir. Dans le premier cas, représente-t-il un individu victime de la colonisation belge, évoquée dans le texte ? Ou la « nounou malienne » de la nièce de la narratrice, abattue en pleine rue d’Anvers par un extrémiste de droite ? Dans le spectacle de Nalini Selvadorey, qui est ce personnage masqué qui se fait l’écho de questionnements d’un enfant ou compare les mots à des bouts de viande trop gros ? Comme dans un rêve, les identités sont fluctuantes. Des micros et haut-parleurs amplifient les paroles par deux fois. Ici et là, les voix des protagonistes se conjuguent aux enregistrements, voire au texte qui défile sur un écran pour Y penser sans cesse. Comme dans un rêve, des litanies.
Comment résumer les thématiques abordées dans ces spectacles, si ce n’est par le fragment ? Les Ogres conjugue notamment le passé familial au futur, l’histoire de soi à la guerre et au colonialisme, le rapport à ses proches aux discours sur le rôle des pères et autres incursions risquées dans les différence de genre (« maintenant que les hommes suivent, les femmes commencent »), le passé belge de la narratrice à son présent suisse. De son côté, Y penser sans cesse travaille entre autres les rapports entre enfants et parents, les souvenirs d’une ville (Berlin), le côtoiement des langues (allemand et français).
Parmi les différences entres les deux projets, la scénographie. Si Les Ogres respecte la séparation conventionnelle entre la scène et la salle, le spectacle conceptualisé par Nalini Selvadorey s’attache à briser cette frontière : les spectateurs prennent place de façon désordonnée dans un espace entouré de projecteurs ; ils sont également amenés à se déplacer, voire à s’asseoir, selon les endroits où se déroulent les scènes. C’est la force de cette proposition. Car la faiblesse de ces deux spectacles réside aussi dans le fait qu’il s’avère parfois ardu d’interpréter clairement ce qui est donné à voir ou à entendre. De la même manière qu’il est également difficile de donner sens à un rêve (certains vont d’ailleurs jusqu’à payer cher pour tenter l’expérience). Et quitte à faire le deuil d’une compréhension totale, autant se trouver à l’intérieur de l’espace mystique plutôt que de l’autre côté de la toile. Dans l’esprit des rêveurs plutôt que dans l’espace des réveillés. Quoi qu’il en soit, les plus férus de propositions expérimentales apprécieront certainement les suspensions de sens proposées au Théâtre des Osses. Et se feront, pour un temps, les psychanalystes attentifs de ces spectacles déroutants.
29 mai 2015
Par Nicolas Joray
29 mai 2015
Par Jonathan Hofer
Une pensée pour eux (Y penser sans cesse)
Y penser sans cesse / de Marie Ndiaye / mise en scène Nalini Selvadorey / le 29 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Dépaysé, meurtri, abandonné. Grandir dans un pays qui n’est pas le sien, dans une langue qui n’est pas la sienne. Y penser sans cesse s’ancre dans un paysage berlinois et, comme les stolpersteine, le texte fait ressurgir les mémoires des victimes de la guerre.
Moitié supérieure d’un visage noir, robe noire, pieds nus, éclairages sous des angles différents, un peu de fumée, une montagne de tabourets pliants, un texte défilant sur un écran et une pianiste. Voici tout ce que la proposition de Nalini Selvadorey donne à voir. Mais tendez l’oreille, laissez vous prendre, bercer par la musique du texte. Portée par la diction irréprochable de Dominique Gubser, la plume de Marie Ndiaye prenait forme dans l’atelier du théâtre des Osses hier soir. Y penser sans cesse est un hommage aux mères et aux enfants, victimes des guerres à travers le monde. Difficile de raconter l’histoire de la « pièce ». Des dialogues entre une mère et son fils, des lieux, des souvenirs, la vision d’une langue perdue face à la langue d’adoption : « Gehen wir nach Hause ? ». Par une forme mixte, entre poésie et théâtre, le texte se destinait d’abord à la lecture. Une forme réutilisée dans la performance à travers les mots défilant sur un écran ou l’épuration de la mise en scène. La litanie berce pendant une petite demi-heure qui s’éteint tranquillement sur le Clair de lune de Debussy. On manque d’ailleurs parfois de s’y endormir : la complexité du texte et l’absence d’accroches scéniques empêchent de se rattacher facilement à quelque chose jusqu’à l’arrivée de l’écran. Le déplacement demandé au public vise également à le rendre moins passif.
Que dire de plus ? Le spectacle est un coup de poing poétique. Court, intense : le public en prend plein la tête. Malgré la difficulté d’approche, personne n’en ressort indemne et en quittant le théâtre, on est quelque peu chamboulé par cette prestation qui, assurément, vaut le détour.
29 mai 2015
Par Jonathan Hofer
24 mai 2015
Par Deborah Strebel
Hilarant choc de civilisations (Röstigraben)
Röstigraben ou Le Stage / d’Antoine Jaccoud et Guy Krneta / mise en scène de Nicolas Rossier / le 24 ou 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps des Compagnies) / plus d’infos
Le festival « Le Printemps des Compagnies » a proposé à deux reprises un joyeux dîner-spectacle dominical. Alors que sur scène on essaie tant bien que mal de franchir la « Röstigraben », dans la salle on déguste justement une assiette de röstis.
Comédie en deux actes, le premier d’une durée d’un quart d’heure et le second d’une vingtaine de minutes, entrecoupés par un repas, Röstigraben ou le stage raconte la première rencontre entre Daisy Golay et Niklaus Fischer. Suite à la décision du Conseil Fédéral d’imposer à chaque citoyen un stage annuel dans une autre région linguistique, la jeune femme romande est sur le point d’accueillir un compatriote suisse-alémanique. Elle s’affaire alors aux derniers préparatifs : dépoussière énergiquement le luminaire, nettoie le sol, quand soudain un homme chargé de valises tente de se frayer un chemin dans le public en marmonnant quelques « Exgüse ! ».
Le spectacle sera bilingue, comme le titre le suggère. Il à été écrit à quatre mains : deux romandes, celles d’Antoine Jaccoud, dramaturge entre 1996 et 2005 de la compagnie « Théâtre en Flammes », fondée par Denis Maillefer et plus connu récemment pour sa collaboration avec Ursula Meier pour les films « Home » et « L’Enfant d’en-haut » ; et deux alémaniques, celles de Guy Krneta, heureux lauréat d’origine bernoise du prix suisse de littérature en 2015. Le premier s’est chargé de créer le personnage de Daisy et le deuxième s’est occupé de celui de Niklaus. Ce processus de rédaction « est relativement étrange », confie Antoine Jaccoud et « implique de lâcher prise au moins pour un moment ». Jaccoud proposait des situations en envoyant à son collègue quelques répliques, sur lesquelles ce dernier rebondissait aussitôt. Bien que les deux auteurs se connaissent bien (ils collaborent fréquemment dans le cadre de « Bern ist überall », collectif promouvant la production de textes scéniques dans toutes les langues nationales), ils ne se comprennent pas toujours complètement. Le metteur en scène Nicolas Pasquier annonce également volontiers que lors des répétitions chacun n’a pas énormément appris la langue de l’autre.
La fiction ici reflète la réalité, car la trame de l’histoire tourne justement autour d’incompréhensions comiques, et pas uniquement sur le plan linguistique. Alors que l’invité bâlois a apporté des douceurs issues de la célébrissime confiserie « Sprüngli », probablement comme cadeau de remerciement, l’hôtesse lausannoise frise la vexation et imagine d’emblée qu’il a pris avec lui des réserves alimentaires par peur de mal manger, un peu à l’image des Hollandais dont un lieu commun voudrait qu’ils ne voyagent jamais sans emporter avec eux toutes leurs victuailles. La pièce évoque ainsi de nombreux clichés tellement connus de tous qu’ils ne peuvent que faire sourire les spectateurs. À la non maîtrise de la langue s’ajoute la méconnaissance de la région de l’autre. Terrorisée, enfant, par la menace (entendue par de nombreux petits welches) d’être envoyée au fin fond d’une ferme en Suisse allemande si elle ne cessait pas de bavarder, Daisy imagine alors l’outre Sarine comme un endroit reculé rempli d’ogres munis de dentiers mal ajustés. Mais en fin de compte, grâce à la venue de son stagiaire, elle aura envie de découvrir cette contrée fantasmée et voudra visiter les usines de Läckerlis, les laboratoires de Rivella ou encore les centres de tris des petits pots « Hero ».
Savoureux et court spectacle, cette commande à l’origine insérée dans le concept « Midi, théâtre ! » déjà expérimenté dans plusieurs théâtres romands durant le mois de mars dernier, a encore une fois remporté un vif succès auprès des festivaliers du Printemps des compagnies, réunissant romands et alémaniques pour une bonne heure de rire., vaut le détour.
24 mai 2015
Par Deborah Strebel
29 mai 2015
Par Deborah Strebel
Le juste prix (Haute-Autriche)
Haute-Autriche / de Franz-Xaver Kroetz / mise en scène Jérôme Richer / du 29 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemp des Compagnies) / plus d’infos
Haute-Autriche présente un couple dont la vie est régie par la société de consommation. Leur bonheur préconçu tend à s’effriter avec l’arrivée d’un enfant.
Assis côte à côte, Heinz et Anni semblent hypnotisés. Silencieux, ils observent droit devant eux et sont traversés par une série de sentiments que leurs expressions et gestuelles laissent parfaitement entrevoir. Leurs regards sont en réalité fixés sur un téléviseur qui n’est pas représenté sur la scène. Nous sommes dans les années 1970, ce jeune couple issu de la classe ouvrière vit inconsciemment sous l’emprise de la société de consommation à un degré tel qu’après avoir vu une émission sur Vienne, Anni souhaite vivement s’y rendre tandis que, suite à la lecture d’une annonce pour la vente de piscines, Heinz a soudain envie de s’en procurer une. Ce quotidien préfabriqué est bouleversé lorsqu’Anni révèle sa grossesse. Cette annonce coupe le souffle à Heinz. L’arrivée d’un enfant a forcément des conséquences sur le budget familial. Toutes les dépenses sont listées. Ce recomptage préfigure de multiples sacrifices. Au-delà de ces craintes financières, Heinz réalise qu’il n’est pas prêt et qu’il n’est peut-être pas celui qu’il a voulu être.
Pièce en trois actes, écrite par Franz Xaver Kroetz, jouée pour la première fois à Heidelberg en 1972, Haute-Autriche marque un tournant au sein de la production dramatique de l’auteur allemand : il délaisse alors les marginaux pour s’intéresser cette fois-ci aux petites gens. Jérôme Richer, depuis la création de sa Compagnie des Ombres en 2005, a mis en scène de nombreuses pièces de Pier Paolo Pasolini, Falk Richter ou encore Dario Fo mais a également proposé d’intéressantes créations engagées politiquement ou évoquant l’actualité dont Je me méfie de l’homme occidental (encore plus quand il est de gauche) (2011) et La Ville et les ombres (2008) en lien avec l’évacuation du squatt Rhino à Genève. Cela fait quelques années que ce français établi en Suisse souhaitait monter Haute-Autriche.
En réalisant ce projet, il se frotte au théâtre du quotidien sans pour autant tomber dans le documentaire. Prouesse réussie sans doute grâce à la scénographie qui refuse un réalisme trop évident. Le décor est composé d’un grand rectangle blanc percé au centre et accueillant un petit élément mobile. Cet îlot géométrique schématise la maison des personnages. A l’arrière-scène un écran reçoit, lors des scènes extérieures, des vidéos de paysages venant suggérer poétiquement diverses ambiances : la douce chaleur d’un été avec un beau panorama lémanique ou la mélancolie d’une journée nuageuse avec une place de jeu vide. Le jeu parvient aussi à s’éloigner du réel en adoptant des mouvements rigides et brusques à l’image des automates.
On note aussi une filiation bienvenue avec Benno Besson, suggérée surtout par les masques que portent les deux comédiens, inspirés de ceux que confectionnait Werner Strub. Jérôme Richer explique que le recours à ces fines cagoules de tissus donne aux personnages « une dimension archétypale et facilite l’identification des spectateurs ».
Déjà représenté une quarantaine de fois dans toute la Suisse romande, ce spectacle traitant de la tyrannie exercée par la société de consommation (ou par « le nouveau fascisme » comme l’appelait Pasolini), rythmé par la mélodie entêtante de la valse n°2 de Dimitri Chostakovitch, est l’occasion de découvrir, dans le cadre du Printemps des Compagnies au Théâtre des Osses, une manière poétique de représenter le théâtre du quotidien.
29 mai 2015
Par Deborah Strebel
31 mai 2015
Par Nicolas Joray
Déjà l’automne des compagnies (Röstigraben, Ma Solange, comment te décrire mon désastre et Haute-Autriche)
Röstigraben ou Le stage / d’Antoine Jaccoud et Guy Krneta / mise en scène Nicolas Rossier / 24 et 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux (épisode 6) / de Noëlle Renaude / mise en scène François Gremaud / du 22 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
Haute-Autriche / de Franz-Xaver Kroetz / mise en scène Jérome Richer / du 29 au 31 mai 2015 / Théâtre des Osses (Festival Le Printemps Des Compagnies) / plus d’infos
En ce dimanche soir, le rideau tombe sur la première édition du Printemps des Compagnies. Cette journée de clôture a vu défiler notamment trois spectacles instituant chacun un rapport aux identités : jouant avec elles, pour le premier ; les multipliant, pour le second ; s’interrogeant sur leur oppression, pour le dernier. Drôle, riche et grinçant.
Le cadre rouge d’une porte est la frontière qui sépare deux mondes : la Romandie de Daisy Golay et la Suisse alémanique de Niklaus Fischer, interprétés respectivement par Geneviève Pasquier et Niklaus Talman. L’histoire est simple et efficace : chaque citoyen suisse, muni d’une charte d’intégration, devra effectuer un stage d’une année de l’autre côté du Röstigraben. Le but ? « Nous comprendre », tonitrue Daisy Golay, véritable moulin à paroles qui se lance éperdument dans une ode à l’altérité. « Sie sprecht schnell », déclare au public un Niklaus Fischer sceptique. Face à ce fragment de Babylone helvétique mis en scène par Nicolas Rossier éclatent les rires. L’écriture, un quatre main bilingue de Antoine Jaccoud et Guy Krneta, est simple et drôle (« Et dans un an, je suis moi-même un Welsch »). Le jeu, volontairement exagéré : aussi naturel en somme que le sont les préjugés donnés en pâture aux spectateurs. Réaliser un spectacle dont le fond de commerce repose sur les identités territoriales (en l’occurrence linguistiques), c’est s’aventurer sur un terrain glissant : on risque à tout moment de renforcer les conceptions simplistes, de figer les préjugés. Faire le pari du rire, c’est peut-être prendre une distance bienvenue par rapport à ces visions. Le mécanisme peut s’exporter. « Étudiant guinéen », « petite Malgache » ou « stagiaire argovien » : même combat. Röstigraven ou Le stage : jouer avec les fables identitaires. Jusqu’à les déjouer ?
Quelques heures plus tard, les quatre comédiennes de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux mettaient un terme à six épisodes (parmi d’autres) du texte de Noëlle Renaude. À nouveau, les identités multiples de personnages a priori sans histoire (c’est justement le propos !) sont données à voir. À nouveau, le personnage interprété par Stefania Pinnelli est consolé par deux camarades, après avoir accroché aux murs des photos d’individus ayant quitté ce monde « sans fanfare ». À nouveau, une entrée hilarante de Anne-Marie Yerly, au moins autant attendue par ses trois compères qu’inattendue pour le public. Cette fois-ci, la robe rose donne à la comédienne des allures de Princesse Peach, se livrant pour le coup à un numéro de pole dance très sérieux. Les lignes directrices sont à peu près les mêmes, les détails changent. Ma Solange, une série théâtrale qui évite de justesse la routine en même temps qu’elle l’encense.
À dix-sept heures trente, c’est au tour de la Compagnie des Ombres de nous faire découvrir un couple masqué en proie à son identité de classe sociale : Anni et Heinz gagnent peu d’argent et chaque dépense est réfléchie. L’esthétique cohérente de jeu tire du côté de la poupée mécanique : les mouvements sont saccadés, les personnages parfois bloqués. En témoigne une scène de copulation machinale entre les deux individus. Et un jour, c’est le bonheur pour Anni, le drame pour Heinz : la femme est enceinte. Mais le mari ne supporte pas l’idée d’un enfant qui regarde son père sans fierté : il veut d’abord davantage d’argent et un meilleur travail. Avorter ? Les sombres tergiversations du couple se développent au fur et à mesure de la pièce. La noirceur mécanique de la mise en scène fait écho au texte tourmenté de Franz-Xaver Kroetz. Un théâtre alternatif et critique, certes. Mais entre le couple pauvre et le pauvre couple, il n’y a qu’un pas. Le risque étant de proposer un regard quelque peu condescendant sur des individus déshumanisés. Est-ce le but ? Si c’est le cas, on passe à côté de la complexité des êtres humains.
Ainsi, le rideau tombe sur le Théâtre des Osses. Les sentences également. Le public s’est prononcé pour la fraîcheur du projet de la Compagnie Überrunter intitulé Le jour où j’ai tué un chat. Le jury, lui, a tranché en faveur de la forme particulière et de l’inventivité de Ma Solange, comment t’écrire mon désastre, Alex Roux. Quoi qu’il en soit, ce Printemps des Compagnies a le mérite d’avoir propulsé sur scène un large spectres de spectacles : du divertissant au conceptuel ; de l’expérimental au plus conventionnel ; du grinçant à l’hilarant. Le festival s’offre, pour terminer, quelques derniers pas de danses enjouées lors du bal. Rideau, cette fois.u’il en soit, on s’inclinera devant des projets aboutis dont les bibles, les voix et les corps nourriront pour sûr l’assistance d’une manière ou d’une autre. Le Printemps des Compagnies, c’est parti !
22 mai 2015
Par Nicolas Joray