Par Deborah Strebel
Das Weisse vom Ei (Une Île flottante) / D’après La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche / mise en scène Christoph Marthaler / du 28 novembre au 17 décembre 2014 / Théâtre de Vidy / plus d’infos
Deux familles, l’une parlant français, l’autre suisse-allemand, se rencontrent pour marier leurs enfants : en s’inspirant d’une comédie de Labiche, Christoph Marthaler propose un spectacle insolite et décalé mêlant slapstick et musique.
Sur une musique exotique évoquant des sonorités polynésiennes ou hawaïennes, les huit personnages arrivent en file indienne devant le rideau fermé. Alignés face au public, ils se perdent dans un discours compliqué, alternant le français et l’allemand. Le ton est donné : le spectacle joue sur ce bilinguisme comique, accompagné d’une surprenante bande son des plus hétéroclites.
L’histoire, issue de La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche, grand maître du vaudeville au XIXe siècle, présente la rencontre de deux familles qui songent à un éventuel mariage entre leurs enfants, Emeline Malingear et Frédéric Ratinois. Chacun exagère sa fortune afin d’épater sa future belle-famille, et probablement aussi dans l’espoir de faire augmenter la dot. Christoph Marthaler s’empare de cette trame mais l’adapte librement en y ajoutant un détail crucial : les Malingear parlent tous français – sauf leur fille, qui s’exprime en allemand – et les Ratinois communiquent en suisse-allemand. Quelques paroles en anglais s’échappent aussi de la bouche de l’homme de maison, notamment lors d’une cocasse interprétation du titre « The Old Sow » chanté autrefois par Albert Richardson.
Christoph Marthaler a d’abord été hautboïste et flûtiste avant d’entamer une formation théâtrale à la fameuse école parisienne Lecoq au début des années 1970. La musique occupe une place prépondérante au sein de ses créations. Déjà dans King size, joué au Théâtre de Vidy en mai dernier, le tissu musical dense et disparate faisait alterner des fragments issus de Schumann et de Boby Lapointe. Un titre de ce dernier, roi de la contrepèterie et des à-peu-près se retrouve également dans la bande sonore de Das Weisse Vom Ei, dans une scène hilarante où l’un des personnages interprète avec beaucoup d’application « Le Papa du papa », provoquant chez les autres d’incessants saignements nasaux.
On note ici aussi un travail remarquable sur le rythme. Ralenties, étirées et répétées, les discussions sont fréquemment malmenées. Dès ses premières paroles, Monsieur Malingear articule chaque mot de manière très appuyée comme s’il était en train de dicter un texte à sa secrétaire. Chaque réplique est précédée d’un long silence. Un décor parodique du milieu bourgeois a été subtilement conçu par Anna Viebrock, fidèle collaboratrice de Christoph Marthaler depuis 1991. Dès le lever de rideau, la famille Malingear est en effet confortablement installée dans son salon saturé de portraits (d’elle-même et de ses ancêtres) mais aussi encombré de masques africains, de bibelots, d’animaux en porcelaine ou empaillés. Dans cet espace, les objets s’entassent à la manière des cabinets de curiosité.
Les paroles cycliques pourraient provoquer un sentiment d’ennui si elles n’étaient pas entrecoupées par de bienvenus instants burlesques. Le jeune Frédéric, dont une épaule est toujours plus haute que l’autre, chute à de nombreuses reprises ; son père, quant à lui, rappelle fortement le Monsieur Hulot de Jacques Tati, par sa grandeur, sa pipe et surtout par sa poétique maladresse. Là ne sont pas les seuls clins d’œil au « slapstick » : on retient aussi, par exemple, un morceau de la bande originale du film de Charlie Chaplin Limelight, ajouté au riche fond sonore.
Spectacle musico-clownesque, la dernière création du célèbre dramaturge suisse-allemand Christoph Marthaler s’inscrit donc dans la continuité de son œuvre décalée parsemée d’ironie et de fines observations. Tiré à quatre épingles, chacun des personnages cherche à se montrer sous son meilleur jour mais est vite trahi par sa gestuelle, pas toujours très fine ni distinguée. Derrière cette amusante pièce se cache peut-être une petite morale : à quoi bon en faire trop puisque le naturel finit toujours par surgir au-delà des apparences et que nos comportements trahissent constamment nos discours ?