Das Weisse vom Ei (Une Île flottante)

Das Weisse vom Ei (Une Île flottante)

D’après La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche / mise en scène Christoph Marthaler / du 28 novembre au 17 décembre 2014 / Théâtre de Vidy / Critiques par Deborah Strebel et Suzanne Balharry.


1 décembre 2014

Quand le vernis craquèle

© Simon Hallstrom

Deux familles, l’une parlant français, l’autre suisse-allemand, se rencontrent pour marier leurs enfants : en s’inspirant d’une comédie de Labiche, Christoph Marthaler propose un spectacle insolite et décalé mêlant slapstick et musique.

Sur une musique exotique évoquant des sonorités polynésiennes ou hawaïennes, les huit personnages arrivent en file indienne devant le rideau fermé. Alignés face au public, ils se perdent dans un discours compliqué, alternant le français et l’allemand. Le ton est donné : le spectacle joue sur ce bilinguisme comique, accompagné d’une surprenante bande son des plus hétéroclites.

L’histoire, issue de La Poudre aux yeux d’Eugène Labiche, grand maître du vaudeville au XIXe siècle, présente la rencontre de deux familles qui songent à un éventuel mariage entre leurs enfants, Emeline Malingear et Frédéric Ratinois. Chacun exagère sa fortune afin d’épater sa future belle-famille, et probablement aussi dans l’espoir de faire augmenter la dot. Christoph Marthaler s’empare de cette trame mais l’adapte librement en y ajoutant un détail crucial : les Malingear parlent tous français – sauf leur fille, qui s’exprime en allemand – et les Ratinois communiquent en suisse-allemand. Quelques paroles en anglais s’échappent aussi de la bouche de l’homme de maison, notamment lors d’une cocasse interprétation du titre « The Old Sow » chanté autrefois par Albert Richardson.

Christoph Marthaler a d’abord été hautboïste et flûtiste avant d’entamer une formation théâtrale à la fameuse école parisienne Lecoq au début des années 1970. La musique occupe une place prépondérante au sein de ses créations. Déjà dans King size, joué au Théâtre de Vidy en mai dernier, le tissu musical dense et disparate faisait alterner des fragments issus de Schumann et de Boby Lapointe. Un titre de ce dernier, roi de la contrepèterie et des à-peu-près se retrouve également dans la bande sonore de Das Weisse Vom Ei, dans une scène hilarante où l’un des personnages interprète avec beaucoup d’application « Le Papa du papa », provoquant chez les autres d’incessants saignements nasaux.

On note ici aussi un travail remarquable sur le rythme. Ralenties, étirées et répétées, les discussions sont fréquemment malmenées. Dès ses premières paroles, Monsieur Malingear articule chaque mot de manière très appuyée comme s’il était en train de dicter un texte à sa secrétaire. Chaque réplique est précédée d’un long silence. Un décor parodique du milieu bourgeois a été subtilement conçu par Anna Viebrock, fidèle collaboratrice de Christoph Marthaler depuis 1991. Dès le lever de rideau, la famille Malingear est en effet confortablement installée dans son salon saturé de portraits (d’elle-même et de ses ancêtres) mais aussi encombré de masques africains, de bibelots, d’animaux en porcelaine ou empaillés. Dans cet espace, les objets s’entassent à la manière des cabinets de curiosité.

Les paroles cycliques pourraient provoquer un sentiment d’ennui si elles n’étaient pas entrecoupées par de bienvenus instants burlesques. Le jeune Frédéric, dont une épaule est toujours plus haute que l’autre, chute à de nombreuses reprises ; son père, quant à lui, rappelle fortement le Monsieur Hulot de Jacques Tati, par sa grandeur, sa pipe et surtout par sa poétique maladresse. Là ne sont pas les seuls clins d’œil au « slapstick » : on retient aussi, par exemple, un morceau de la bande originale du film de Charlie Chaplin Limelight, ajouté au riche fond sonore.

Spectacle musico-clownesque, la dernière création du célèbre dramaturge suisse-allemand Christoph Marthaler s’inscrit donc dans la continuité de son œuvre décalée parsemée d’ironie et de fines observations. Tiré à quatre épingles, chacun des personnages cherche à se montrer sous son meilleur jour mais est vite trahi par sa gestuelle, pas toujours très fine ni distinguée. Derrière cette amusante pièce se cache peut-être une petite morale : à quoi bon en faire trop puisque le naturel finit toujours par surgir au-delà des apparences et que nos comportements trahissent constamment nos discours ?

1 décembre 2014


1 décembre 2014

Un dessert qui réserve des surprises

© Simon Hallstrom

Marthaler déploie son goût pour le détournement dans Das Weisse vom Ei, créé au Theater Basel en 2013. Il déconstruit méticuleusement une farce de Labiche, y insère des interludes désopilants et tartine le tout d’une ironie aigre-douce. Le temps est déréglé, les répliques ne s’enchaînent rigoureusement pas, et la mécanique du vaudeville cède la place à une lente dérive.

Après King Size, qui a marqué la pré-saison de Vidy en mai dernier, le metteur en scène zurichois monte cette fois-ci une version étirée de La Poudre aux yeux de Labiche. La pièce raconte la rencontre de deux familles bourgeoises, les Malingear et les Ratinois. Ils ont l’espoir commun de marier leurs enfants mais, par vanité, se lancent dans des vantardises élaborées. Pourtant chez ces bourgeois, tout comme dans le dessert à base de blancs d’œufs qui donne son nom à Une Ile flottante, on ne trouve rien d’extraordinaire, pas même du jaune d’œuf.

Dans la mise en scène de Marthaler, une des familles parle français et l’autre allemand. La communication est enrayée et énigmatique, car même lorsque les dialogues sont maintenus, les personnages ne parlent pas la même langue. S’ils se rencontrent physiquement, ils restent mutuellement étrangers, comme s’ils ne se remarquaient pas vraiment, même lorsque l’un d’entre eux chute ou se blesse. Le contact semble impossible à établir, d’autant plus que les scènes sont régulièrement coupées par des apartés cocasses inspirés d’autres œuvres.

Les comédiens portent toutes les incohérences avec virtuosité et méticulosité, jonglant sans peine avec les langues. Le majordome anglophone, joué par l’acteur aguerri Graham F. Valentine, interprète magistralement, dans un soudain aparté, le poème The Jabberwalky de Lewis Carol. L’énergie comique est remarquable, notamment à travers les mimiques incongrues des jeunes amoureux joués par Raphael Clamer et Carina Braunschmidt.

Le décor, signé par la scénographe Anna Viebrock, évoque un intérieur bourgeois élaboré, réunissant un mobilier imposant, des tableaux représentant les personnages dans des poses sinistres et une procession d’animaux empaillés. Le tout est rythmé par le son de l’horloge, qui sonne pendant des scènes entières. A d’autres moments, c’est la musique qui est à l’honneur : dans des scènes lentes et sans éclat, le silence est soudain brisé par le single entraînant I Was Kaiser Bill’s Batman sur lequel les comédiens offrent une performance dansante désopilante.

Cette mise en scène sous le signe du détournement est à découvrir au Théâtre Vidy-Lausanne jusqu’au mercredi 17 décembre.

1 décembre 2014


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