L’Affaire de la rue de Lourcine / Si ce n’est toi

L’Affaire de la rue de Lourcine / Si ce n’est toi

d’Eugène Labiche et d’Edward Bond / mise en scène Eric Salama / du 28 octobre au 16 novembre / Théâtre du Grütli / Critiques par Suzanne Balharry et Maryke Oosterhoff.


31 octobre 2014

Tuer ceux qui se souviennent

© Théâtre du Grütli

Dans ce diptyque, deux genres théâtraux qui s’opposent sont mis en parallèle pour dévoiler les traits profonds qui les assemblent. Eric Salama s’attaque à un vaudeville d’Eugène Labiche, L’Affaire de la rue Lourcine, qu’il présente avec le spectacle qu’il a monté en 2012, Si ce n’est toi d’Edward Bond. La comédie est vue au filtre du drame et le drame au filtre de la comédie. Présentées l’une après l’autre, les deux pièces se font écho, faisant ressortir de façon ultime le manque d’empathie et la propension au meurtre des personnages, dans l’un comme dans l’autre cas.

Le vaudeville, représenté pour la première fois en 1857, présente l’histoire de deux bourgeois. Le lendemain d’une soirée bien arrosée, ils se réveillent sans aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille. Ils apprennent qu’un meurtre a été commis et se rendent compte que tout les accuse. Ils décident alors de tuer sans scrupule tous ceux qui sont susceptibles de découvrir leur crime. Une pièce qui raconte, bien que de manière comique, une sombre histoire.

La pièce d’Edward Bond a été écrite au début du XXIe siècle. Son intrigue se déroule en 2077. La société a effacé toute marque du passé, pris la décision d’oublier les liens et les sentiments. Les hommes, une fois tous leurs désirs satisfaits, ont peu à peu perdu la mémoire et avec elle leur humanité. Un couple vit au quotidien dans une pièce où ne se trouvent qu’une table et deux chaises. La femme attend chaque jour son mari qui traque sans pitié les quelques résistants au nouveau système. Un drame cruel, dont la puissance du texte apporte beaucoup au spectacle et où le sadisme est si marqué qu’un rire jaune gagne le spectateur.

La mise en scène d’Eric Salama met l’accent sur l’artifice du jeu théâtral. Les acteurs exagèrent certains aspects de leur jeu pour rendre le spectateur conscient de l’horreur de la comédie et de l’humour du drame. L’ouverture du spectacle se présente comme une série de répétitions et le temps qu’elle donne au spectateur pour découvrir le décor et les personnages est surprenant. Il devient pourtant peu à peu clair que les exagérations ont pour but de dépasser le comique pour montrer, par l’énormité de leurs actions, la cruauté profonde des personnages.

La transition entre les deux pièces se fait par la projection sur l’ensemble du décor d’une ville en noir et blanc dont les bâtiments s’effritent et s’effondrent. Les fioritures du vaudeville sont dissimulées sous des toiles noires. La vision du futur selon Edward Bond s’installe. La scénographie s’adapte aux deux pièces tout en leur donnant des traits radicalement différents. Elle donne une grande place au décor et souligne ainsi le contraste entre le mobilier des bourgeois, coloré et empli de babioles superflues, et celui de l’autre couple, qui ne comprend que le strict nécessaire.

La mise en parallèle des deux pièces met surtout en valeur le manque d’empathie des personnages de l’une comme de l’autre. Ils sont prêts à tout pour préserver leur confort, choisissant d’oublier ce qui les dérange et de tuer ceux qui s’en souviennent. C’est une vision du monde effrayante que présente ce spectacle, à voir jusqu’au 16 novembre au Théâtre du Grütli à Genève.

31 octobre 2014


31 octobre 2014

Noirs vaudevilles

© Théâtre du Grütli

Eric Salama fait le pari d’un diptyque composé d’un vaudeville d’Eugène Labiche (L’affaire de la Rue Lourcine) et de Si ce n’est toi, cynique pièce apocalyptique d’Edward Bond. Le thème de l’oubli servira d’efficace fil rouge à ces deux mises en scène – supposées s’éclairer mutuellement – mais si la mécanique comique de Labiche dynamise agréablement le texte de Bond, la noirceur des personnages peine à se manifester.

« Rue Lourcine : Du sang dans le charbon » titre le journal projeté en fond de scène. Lenglumé, petit-bourgeois, se réveille le cerveau encore embrumé d’alcool : impossible de se souvenir de son souper de la veille. Aurait-il tué la jeune charbonnière dont parle Le Petit Journal ? Le charbon reparaît sur ses mains « comme la trace de sang de Macbeth ». Dans le doute, il s’agira d’éliminer purement et simplement les témoins potentiels. La critique d’une bourgeoisie prête à se muer en psychopathe pour conserver ses privilèges se veut grinçante mais les rouages scéniques du vaudeville – genre exigeant entre tous – tardent à se mettre en place.

A ce vaudeville à la mise en scène plutôt classique (jeux de portes et placards, comédiens volontairement outranciers, comique de répétition) succède Si ce n’est toi : l’action se déroule en 2077, 240 ans après L’affaire de la Rue Lourcine, dans une société ayant banni tout ce qui touche à la mémoire. L’étagère de tasses et théières, le placard, le paravent : tout l’intérieur bourgeois de la première partie est recouvert de draps. L’unité de lieu sera conservée et seules demeurent sur le plateau central les deux chaises, la table – dont on a ôté la nappe – et la porte d’entrée. A cette porte viendra frapper un homme prétendant être le frère de Sara, la femme qui vit là (la comédienne qui interprétait l’épouse du bourgeois joue désormais celle de l’homme qui tenait le rôle du domestique). Le frère, aux allures de clochard, porte avec lui un objet prohibé : une photographie. Cette arrivée va chambouler la vie du couple, occupé à se chamailler pour savoir si Jams, le mari, s’était assis ou « juste appuyé » sur la chaise de Sara. Et voilà que l’étranger ose s’asseoir sur leurs chaises ! S’ensuivra un débat kafkaïen drôlatique, porté par un jeu très physique des comédiens qui interprètent le texte – splendide – avec une énergie semblable à celle utilisée dans le vaudeville. Le propos est pourtant dense : comme, autrefois, les gens avaient tout, ils aspiraient à la simplicité. Elle a fini par leur être imposée par le gouvernement, pour leur bien. Tout comme l’abolition du passé. Dans cette dystopie (le décor se mue en ruines urbaines, projetées en noir et blanc) il y a des « poussées de suicide ». Tous se jettent depuis le haut d’un pont ou se poignardent : « de toute façon, ils font tous la même chose, quoiqu’ils fassent » raconte Jams avec mépris. Alors qu’est évoquée l’image, d’une force poétique déchirante, d’une vieille femme accrochant un tableau interdit parmi les ruines, Jams, jusqu’au bout, ne se souciera que de son confort, de ce que diraient les voisins si, par exemple, sa femme mourrait devant leur pas de porte, juste pour se venger de cette histoire de chaise. L’obsession pour son métier, agent de sécurité, fait écho à la deuxième colonne du Petit Journal de la Rue Lourcine, qui annonçait l’augmentation de l’insécurité.

De la légèreté à la noirceur, l’idée d’une mémoire nécessaire à la construction de notre identité se dessine. Le britannique Bond (né en 1934 et pour lequel la question du devenir humain est marquée par la Deuxième Guerre mondiale), qui semble a priori éloigné de l’univers de Labiche (né à Paris en 1815), affirme pourtant avoir écrit Si ce n’est toi « à la manière d’un vaudeville à la française ». C’est ce jeu de miroirs qu’Eric Salama – familier en tant que comédien ou metteur en scène des textes de Koltès, Gatti ou Shakespeare – a décidé de travailler en poussant, par des jeux de surenchères, le rire dans la violence et le cynisme dans la farce.

31 octobre 2014


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