Le plaisir de l’appréhension

Par Suzanne Balharry

Une critique du spectacle :
Et il n’en resta plus aucun / à partir de A. Christie / mise en scène Robert Sandoz / Théâtre de Carouge à Genève / du 2 mai au 28 mai 2014 / plus d’infos

© Marc Vanappelghem / Théâtre de Carouge

Et vous, quand vous allez voir un roman policier au théâtre, vous vous attendez à quoi ? Du suspens ? De la tension ? Une enquête pleine de rebondissements ? L’adaptation de Robert Sandoz marie les ingrédients de la recette d’Agatha Christie avec justesse, à sa sauce, et plonge le spectateur dans une angoisse délectable. Elle propose un thriller glaçant où l’on se méfie de tout et de tous. C’est meilleur qu’au cinéma.

Je n’ai jamais lu les Dix Petits Nègres et je découvre donc toute l’intrigue sur scène : suite à une mystérieuse invitation, dix anglais pensent passer de petites vacances sur une île. Ils se retrouvent alors coincés dans une maison isolée et sont peu à peu assassinés un par un. Qui est le coupable ? Je n’en perds pas une goutte et le public autour de moi semble tout aussi absorbé.

Pourtant la plupart des gens ont lu ce polar et il est entendu que ce n’est pas un chef-d’œuvre. Agatha Christie fut dans les années 1940 une auteure novatrice avec une recette qui fonctionnait, à l’origine de 86 romans et 20 adaptations théâtrales et cinématographiques. Le huit clos whodunit prend simplement son lecteur aux tripes. Sandoz décide donc de choisir cette histoire-là pour s’atteler au genre policier, trop peu présent selon lui sur la scène suisse.

Une adaptation sous forme de pièce, écrite par l’auteure elle-même, existe déjà, mais elle est très marquée par les possibilités du théâtre des années 40 et Sandoz décide donc d’en faire une nouvelle. Il explique que dans un premier temps l’écriture le fait réaliser que malgré la vivacité des dialogues entre les personnages, ils sont peu développés. Mais il découvre en travaillant le texte avec les comédiens que les échanges entre eux, bien qu’ils n’effacent pas le côté très typé des caractères, est une matière pour la construction d’une énergie commune.

Sandoz s’applique également à rendre tous les lieux du roman dans un seul dispositif scénique sur deux niveaux. Chaque chambre de l’hôtel, chaque terrasse, les falaises de l’île et la mer elle-même sont représentées dans un même décor. Des projections accompagnent les moments où la folie gagne les personnages et rythment la pièce. Elles se veulent parfois un peu trop symboliques, représentant la culpabilité et le passé qui hantent les personnage, mais donnent des indices sur la suite de l’histoire.

Sandoz explique qu’il désirait ajouter un côté poétique au style très factuel du roman, ce qui reste peu flagrant mais est paradoxalement visible dans l’importance donnée dans le décor à un distributeur de boissons. Celui-ci se dresse au centre de la scène et fournit peu à peu tous les accessoires nécessaires à l’intrigue. Les protagonistes sont ainsi livrés non seulement au meurtrier inconnu mais aussi à la représentation par cette machine de l’inexorabilité de leur destinée, indifférente au drame qu’ils vivent.

La troupe nous guide à travers le polar avec une bande son obsédante, digne de Hitchcock, et une aisance qui semble révéler leur complicité. La plupart des comédiens ont en effet déjà travaillé avec Robert Sandoz, notamment dans son excellente adaptation de la bande dessinée Le Combat ordinaire de Manu Larcenet. Si cette adaptation des Dix Petits Nègres reste proche du roman policier original, quand les personnages vivants se raréfient sur la scène on se prend à regretter que la fin s’approche et que l’on ne puisse pas encore rester deux heures dans cette délicieuse angoisse. A vous de faire l’expérience au Théâtre de Carouge jusqu’au 28 mai.

 

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