C’est une affaire entre le ciel et moi

C’est une affaire entre le ciel et moi

d’après Dom Juan de Molière / direction artistique et mise en scène Christian Geffroy Schlittler – Agence Louis François Pinagot / Théâtre Arsenic à Lausanne / du 13 au 18 mai 2014 / Critiques par Delphine Gasche et Deborah Strebel.


13 mai 2014

Toujours plus loin

© Sylvain Renou

Pourquoi rejouer un canon de la littérature ? La réponse est simple : pour aller plus loin. Tel est l’objectif de Christian Geffroy Schlittler avec son adaptation du Dom Juan de Molière.

Quand le spectateur entre dans la salle, deux actrices sont déjà sur scène. Elles se trouvent au milieu d’un jardin constitué de murets, de portails, de plantes luxuriantes, de jolies petites barrières en bois et de meubles d’extérieur. Tous ces éléments suggèrent l’aisance financière du propriétaire. Un observateur zélé remarquera toutefois que le pot de fleurs au premier plan est ébréché, que la peinture des portails s’écaille, que les clôtures sont cassées à plusieurs endroits et que les chaises de jardin sont dépareillées.

Des apparences trompeuses

Cet écart entre aspect extérieur et réalité intrinsèque est emblématique de toute la pièce de Christian Geffroy Schlittler et il s’applique aussi bien aux objets qu’aux êtres humains. Certains personnages prétendent être ce qu’ils ne sont pas. Dom Juan fait croire à toutes les femmes qu’il veut les épouser et Elvire fait semblant d’être une jeune fille honorable et honorée qui ne rêve que d’une chose : se marier, avoir des enfants et être une épouse aimante. Quant aux autres personnages, ils ne se conduisent pas tous conformément à ce que leur apparence laisserait présager. La domestique Charlotte boit dans le verre qu’elle sert et Sganarelle désobéit à son maitre.

Deux pour le prix d’un

Ce faisant, le metteur en scène français conserve l’esprit du Dom Juan de Molière, tout  en poussant sa logique un peu plus loin. A l’instar de ses précédentes créations au sein de l’Agence Louis-François Pinagot (Pour la libération des grands classiques, La Cerisaie ou encore Le Tartuffe), il s’approprie un grand classique de la littérature occidentale pour en poursuivre la création. C’est dans cette même optique que Christian Geffroy Schlittler ne nous offre pas un, mais deux Dom Juan. Une version féminine, à travers Elvire, et une version masculine, à travers Dom Juan. Les deux personnages se conforment parfaitement au mythe du séducteur : menteurs invétérés, narcissiques et sans cœur, tous deux ne se préoccupent que de leurs prouesses sexuelles. La ressemblance entre ces bourreaux des cœurs s’étend jusque dans leur manière de traiter leur domestique comme des animaux. Elvire donne des biscuits à Charlotte comme on donne des susucres à un bon chien et Dom Juan se sert de Sganarelle comme d’un cheval.

La transgression ultime

De même, le metteur en scène français maintient et cultive l’aspect transgressif de la pièce de Molière. Christian Geffroy Schlittler et son équipe ne se contentent pas d’outrepasser les règles et les lois morales, religieuses et sociétales : ils brisent également le quatrième mur. Les acteurs regardent avec insistance les retardataires un peu trop bruyants ou les rares spectateurs sortant de la salle avant l’heure. Ils font aussi des commentaires sur leurs propres répliques et sur le déroulement de l’intrigue : Elvire explique qu’elle n’a « bientôt plus de texte », Sganarelle précise que « les informations viennent goutte à goutte » et Dom Juan accorde au public que la présence de Jean-Paul Sartre dans la pièce « tombe de nulle part ». Comme le doigt d’honneur qu’il adresse aux spectateurs.

13 mai 2014


13 mai 2014

Ramdam autour du libre arbitre

© Sylvain Renou

Spectacle bruyant et agité, C’est une affaire entre le ciel et moi propose une énergique relecture du Dom Juan de Molière sous un angle particulier qui interroge la possibilité d’une liberté absolue par rapport aux normes sociales. Débarrassée des vers originaux, la pièce n’a gardé que les personnages pour les transposer à la fin des années 1960 dans un contexte en pleine ébullition intellectuelle.

Après une délicieuse nuit d’amour, Elvire, toute guillerette, se confie à sa suivante. Sa robe fleurie fait écho au jardin verdoyant et compartimenté dans lequel elle se trouve. Mais rapidement, non pas locus amoenus comme l’humeur enjouée de la jeune bourgeoise pourrait l’insinuer, mais réel lieu de révolte, le coin de verdure va accueillir de nombreuses discussions fort bruyantes. Durant près de deux heures vont ainsi retentir de multiples cris, tantôt d’indignation tantôt d’impuissance. Initiatrice de cet élan de soulèvement, la maîtresse de maison, frisant l’hystérie tout en alternant brillamment vulgarité et raffinement, décide de tout abandonner. Complètement « à cran » en ce jour de fiançailles, elle choisit de s’émanciper en rejetant en bloc mariage et vie de famille. Tout comme lors de la scène III de l’acte premier de la pièce de Molière mais pour des raisons fort différentes, elle explose face à son fiancé Dom Juan.

Car il s’agit bien d’une adaptation libre du célèbre classique du XVIIe siècle. Christian Geffroy Schlittler s’est déjà plié à l’exercice de réappropriation libre de pièces inscrites au patrimoine de la littérature, notamment en 2008 au théâtre Saint-Gervais avec le spectacle Pour la libération des grands classiques.

Souhaitant « instaurer un dialogue libre et ludique », le metteur en scène a choisi d’employer la pièce de Molière comme matériaupour alimenter une réflexion, à prendre souvent au second degré, autour du donjuanisme et de ses clichés. L’œuvre s’initie jusqu’au cœur des répliques. Celles-ci, parfois métadiscursives, évoquent la durée de la pièceou font référence à l’espace scénique, abolissant allégrement les frontières des divers niveaux narratifs. Sganarelle, par exemple, ravi de ne pas abandonner les lieux fait ainsi remarquer à son maître que s’ils étaient partis dans telle direction, ils ne seraient plus sur scène.

Pour réaliser ce projet original, Christiant Geffroy Schlittler a privilégié l’écriture de plateau. Chaque comédien a donc pu contribuer pleinement à la conception du spectacle. En a découlé une version transposée à la fin des années 1960, au 9 octobre 1967 plus précisément, date de la disparition de l’emblématique révolutionnaire Che Guevara. Dans ce contexte, à l’aube de mai 1968, l’accent a été mis sur les désirs d’insoumission.

Elvire refuse ainsi le carcan familial qui la guette, tandis que Dom Juan cumule les provocations, notamment en feignant de déterrer un mort ou en agitant nerveusement son majeur dressé face au public. Dépité par les débordements de son maître, Sganarelle quant à lui fuit la confrontation. Apportant légèreté et humour tant par ses larmes faciles que par sa manière parfois maladroite de se déplacer, il fait également figure de thérapeute, écoutant patiemment les complaintes des autres.

Mêlant rires, doutes et subversions, la pièce tend vers une tragédie de l’impuissance. Ne croyant plus en rien, le Dom Juan proposé ici, conteste tout systématiquement en vain, refusant notamment d’aimer ou encore de mourir. Ce remuant spectacle se concentre principalement sur l’amoralité de cette figure mythique, dans le but probablement d’interroger nos capacités d’indignation et/ou de réfléchir autour de la question de la liberté absolue. D’ailleurs, un singe à lunettes fumant la pipe et répondant au nom de Jean-Paul Sartre fait une apparition clin d’œil bienvenu à l’existentialisme et au rôle qu’y tient cette même question. Une chose est certaine : à la fin de cette ultime représentation à l’Arsenic, ce festin de pierre revisité et particulièrement agité n’a pas laissé le public de marbre.

13 mai 2014


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