Réincarner le philosophe et donner chair aux idées

Par Alice Bottarelli

Une critique du spectacle :
Foucault 71 / par le collectif F71 / du 27 au 29 mars 2014 / Théâtre La Grange de Dorigny / plus d’infos

© Gérard Nicolas

1971 fut une année engagée pour Michel Foucault. Acteur très en vue des événements de son époque, en révolte contre les injustices légitimées par les pouvoirs en place, il prit la parole pour ceux qui en étaient privés, donna ses mots à ceux qui restaient condamnés au silence. Sa pensée est devenue une poche de résistance. Une philosophie matérialisée en actes. Elle est remise aujourd’hui sur le théâtre des luttes, incarnée par cinq comédiennes qui continuent de porter cette voix, avec verve et force.

« Aujourd’hui aucun de nous n’est certain d’échapper à la prison. On nous dit que les prisons sont surpeuplées ; mais ne serait-ce pas la population qui serait sur-emprisonnée ? » Ainsi commence la pièce Foucault 71 : une invitation au questionnement, au renversement des perspectives. Au lieu de nous donner à voir une biographie de l’auteur de Surveiller et punir, elle cherchera à réactualiser sa pensée, à lui donner une portée toujours présente et pérenne.

Le spectacle tourne autour de trois événements pour lesquels Michel Foucault s’est impliqué en cette année 1971 : la fondation du Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) visant à informer la population au sujet des scandaleuses conditions d’incarcération auxquelles les détenus sont soumis en France ; l’affaire Jaubert, du nom du journaliste passé à tabac sans raison fondée par les forces de police ; et la création du comité Djellali, suite au meurtre présumé raciste d’un Algérien de quinze ans, tué par son concierge dans le quartier parisien de la Goutte-d’Or. Plus qu’une reconstitution historique, neutre et distancée des faits, la troupe propose un dialogue ouvert et libre, avec un philosophe agissant dans et sur son temps : « En choisissant l’année 1971, à la manière d’un carottage géologique, nous avons découvert un Foucault militant, une pensée en actes, une démarche qui part de faits d’actualité pour diagnostiquer les dysfonctionnements de la société. Cette entrée par l’histoire permet de s’interroger sur les échos troublants entre des époques révolues et la nôtre, et d’immiscer notre propre pensée, notre subjectivité, dans ce maillage. », expliquent les membres du collectif F71.

À travers la subjectivité des comédiennes, c’est celle du public qui est sollicitée, et qui entre volontiers dans le jeu. Dès que l’on pénètre dans la salle, elles sont là, cinq femmes vêtues de jupes et de pulls à la découpe simple, mais élégants et colorés. Les premières répliques surgissent alors que le « noir » attendu ne s’est pas encore fait. La lumière descendra peu à peu sur la scène, proposant ainsi au public de s’immerger dans ce qui sera dit, de prendre part, intellectuellement du moins, aux problématiques en présence. Rien ne nous empêche de garder une distance, mais le fait est que l’on se sent impliqué dans ces questions qui, somme toute, sont loin d’être résolues. Le « renforcement de toutes les politiques d’enfermement », annoncé par l’une des comédiennes comme symptomatique de notre époque, nous touche bel et bien au quotidien, comme tout individu-citoyen, par le biais de pouvoirs tels que la justice, la police, l’école, l’armée, etc. Foucault disait : « La vérité de mes livres est dans l’avenir. » Aujourd’hui, ce spectacle le vérifie.

Une collaboration sans barrières

Le collectif français F71 rassemble cinq femmes ayant choisi de travailler ensemble sur la création d’une pièce autour de la figure de Foucault. C’est ce premier spectacle, créé dès 2005, qui a véritablement fondé « l’identité du collectif F71, le choix de son fonctionnement et son nom ». Il sera également un événement matriciel qui donnera suite à deux autres épisodes, deux autres pièces de ce feuilleton-trilogie, intitulées La Prison et Qui suis-je maintenant ?. Le travail de la troupe est avant tout marqué par l’ouverture et la malléabilité. En l’absence de metteur en scène, elle œuvre de concert pour trouver une cohérence, alimentée par une variété de perspectives. À l’instar de la démarche foucaldienne, les idées et les gestes semblent émerger d’en bas, de manière organique, spontanée, vivante. La méthode s’affirme ainsi : « Il y a vraisemblablement une porosité entre notre matériau et l’acte de création qu’il génère. » Le discours du philosophe, de même que le spectacle qu’il a inspiré, semblent donc germer et fructifier librement, avec une logique interne qui se déploie sans les contraindre. En d’autres termes, il ne semble pas y avoir de cadre strict préétabli, de volonté de fixer le discours sur un schéma ou une grille conçus par avance, mais bien une envie d’affranchissement, qui devient un jeu passionnant avec les codes et les supports.

Par ailleurs, le public et le théâtre seront eux-mêmes pris dans cette dynamique de transformation et d’ouverture. Au milieu du spectacle, un tiers des spectateurs devront se déplacer sur des sièges soudainement apparus sur le côté de la scène. Un nouveau regard, une inversion de la perspective, et toute la mise en scène alors se désaxe, se réarticule pour se tourner simultanément vers les deux pans du public. Les portes de la scène de théâtre s’ouvriront ensuite, non plus seulement vers le public, mais véritablement vers l’extérieur, faisant brusquement pénétrer la lumière du jour et la temporalité du dehors au sein même de l’espace de la fiction. Tout est susceptible de bouger, de s’ouvrir, et le théâtre à son tour de surgir dans notre réalité. La perméabilité de la scène rend toute sa résonance à une philosophie qui peut par conséquent s’actualiser en tout temps et dans tout contexte.

Des voix qui retentissent dans des corps neufs

La question qui semble s’être profilée à la source de leur démarche est donc la suivante : comment rendre à la parole de Foucault tout l’écho et l’impact que ses textes portent en germe ? Comment faire sonner ces mots encore enfermés dans leur silence de papier ? Quels seront les dispositifs d’énonciation qui diffuseront et projetteront cette pensée protéiforme, tout en laissant voir en filigrane le contexte dans lequel elle a pris place ? La stratégie adoptée est tout aussi protéiforme que les idées qui en sont l’origine. Slogans au mégaphone, questionnaires clandestins au rétroprojecteur, entretiens philosophiques à la radio, témoignages anonymes lus en conférences de presse, protestations taguées sur les murs de Paris, formules politiques clamées sur des pancartes, émissions télévisuelles d’époque diffusées sur un petit poste au fond de la scène, le collectif multiplie les médiums pour rendre toutes ses dimensions à une actualité complexe, et pour dresser un panorama ingénieux de la scène politique et culturelle de l’après mai 68.

De surcroît, les figures presque exclusivement masculines qui composent ladite scène se trouvent astucieusement dynamisées par leur réincarnation en femmes. Michel Foucault, mais aussi Gilles Deleuze, Claude Mauriac, Denis Langlois, Jean-Paul Sartre et d’autres personnalités du moment trouveront de la sorte une résonance rafraîchissante, par le biais du jeu de Sara Louis, Sabrina Baldassarra, Emmanuelle Lafon, Stéphanie Farison, et Lucie Nicolas. Les cinq comédiennes, sans chercher de façon simpliste à imiter leurs personnages dans tous leurs gestes et attitudes, s’approprient en revanche leurs positions et leur intériorité, pour les retranscrire avec une sensibilité qui porte et touche le public.

Un spectacle, en somme, qui fait office, comme le voulait Foucault, de « boîte à outils » pour penser son temps. Et que nous conseillerons sans aucun doute, avec un conseil au préalable : être bien documenté sur l’auteur des Mots et les Choses permettra de saisir dans la pièce une richesse qui risquerait autrement de se perdre.

 

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